L'utilité chez Hegel et Heidegger( Télécharger le fichier original )par Christophe Premat Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998 |
origine métaphysique de la notion qui aboutit à une généralisation du règne de l'utilité technique chez HeideggerL'utilité s'enracine profondément dans un horizon technique et l'horizon technique lui-même est métaphysique. C'est avec le second Heidegger, celui d'après la seconde guerre mondiale, que nous allons tenter d'éclaircir cette notion d'utilité technique. Précisons le corpus : Heidegger a prononcé à Brême en décembre 1949, puis en mars 1950, sous le titre commun Einblick in das was ist (Regard dans ce qui est) quatre conférences intitulées Das Ding (La chose), Das Gestell, Die Kehre (Le Tournant), Die Gefahr (Le péril). La deuxième fut reprise et développée le 18 novembre 1953, au cours du cycle organisé par l'Académie bavaroise des beaux-arts sur le thème Les Arts à l'âge de la Technique, sous le titre Die Frage nach der Technik (La question de la Technique). C'est sous cette forme qu'elle figure au début des Vorträge und Aufsätze (Essais et Conférences). Le problème n'est pas d'exposer le rôle de la technique mais de savoir sur quoi repose l'utilité technique. Heidegger ne s'intéresse pas tant à la technique qu'à l'essence de la technique et "l'essence de la technique n'est absolument rien de technique. »26(*) Cette affirmation radicale et paradoxale a pour but de nous faire comprendre que l'essence de la technique réside dans la métaphysique qui fonde la totalité des étants ; la technique est un projet volontaire enraciné dans toute la métaphysique occidentale. À ceux qui s'étonnent de son existence, Heidegger répond qu'elle est le résultat logique d'un processus qui s'est effectué dans le temps. La puissance de la volonté à l'époque technique n'a rien d'une volonté de puissance nietzschéenne ni d'une volonté du savoir absolu hégélien, c'est bien plutôt une volonté de l'Être qui plonge l'homme dans la technique pour que celui-ci essaie de le questionner. Cette époque de la technique se caractérise essentiellement par une fracture, une épochè au sens où la métaphysique se récapitule et nie toute sa profondeur historique. Cette époque an-historique modifie considérablement le statut de l'utilité en le faisant converger vers la notion d'utilisation. analyse du couple utilité-utilisationLe paradoxe qu'Heidegger énonce et dénonce, est le suivant : la technique tend vers l'utilité alors que l'essence de la technique n'a rien d'utilitaire. Tout se passe comme si la technique trahissait son essence qui est technè, essence à propos de laquelle nous reviendrons explicitement dans la troisième partie de ce mémoire. L'utilité naît dans cet écart, elle creuse cet écart parce qu'elle est l'invalidation de l'essence de la technique, une déformation originaire de la technè, et elle est de surcroît le résultat et l'entrée dans une post-modernité an-historique. Si nous considérons que la technique est l'ensemble des instruments qui servent à fabriquer quelque chose et des procédures qui servent à les faire et à les maintenir en fonction, alors nous pouvons dire que la technique est devenue une fonctionnalisation de l'outil. L'outil industrialisé est fonctionnel et remplaçable et la visée d'utilité se confond avec une visée d'utilisation ; ce qui est visé, c'est l'exploitation totale de l'étant. On ne veut pas simplement déterminer l'être de l'étant, c'est-à-dire de ce qui est, mais on veut le fixer pour le manipuler. L'utilité est une réification, une objectivation totale de l'étant ; on pourrait presque dire qu'elle est une surdétermination, un surcodage, et utiliser à bon escient tout ce champ lexical du surrenchérissement. En bref, l'utilité est une saturation de l'espace humain, une saturation de la spatiotemporalité en général et inévitablement une fermeture de l'accès à l'Être. L'essence de l'utilité est le calcul, calcul de l'étant et de sa position. Dans Chemins qui ne mènent nulle part, Heidegger écrit dans l'essai Pourquoi des poètes ? que les objets calculés "sont fabriqués pour l'usure. Plus ils sont usés rapidement, plus il faut les remplacer encore plus vite et plus facilement. Ce qui, dans la présence des choses en objets, est présent, n'est donc pas leur instance dans un monde auquel elles appartiennent. La constance des choses fabriquées, en tant que purs objets pour l'utilisation, est le remplacement, l'Ersatz. »27(*) Cette phrase est essentielle car elle juxtapose les concepts d'usure (Vernutzung), d'usage (Nutzung), et d'utilisation (Benutzung) : elle définit le cercle infernal et frénétique de la consommation qui s'accélère sans fin. (On peut d'ailleurs remarquer la dynamique de la rapidité à travers les adverbes "rapidement », "plus vite "et »plus rapidement ».) L'usure est la saturation et l'agression en règle de l'usage. Cependant, nous pouvons effectuer une distinction nette à l'intérieur du verbe user entre faire usage de quelque chose et mener une chose à son usure. L'identification de l'utilité (Nützlichkeit) à l'utilisation (Benutzung), identification qu'on pourrait qualifier de maximale, nous mène dans cette dynamique de l'usure et de l'accélération de la consommation par l'usure. Non seulement l'usure détruit l'usage mais l'usure détruit la chose et la fait disparaître. Un autre concept fondamental intervient dans cette phrase qui est l'Ersatz, le remplacement. Or, la remplaçabilité est une conséquence de la modification de l'utilité et de sa convergence vers l'utilisation : la remplaçabilité désigne le fait qu'une chose puisse être évacuée et remplacée par une autre chose dont la fonction est identique. Ce qui reste, ce n'est pas la chose en tant que chose mais le fonctionnel, l'objet de consommation. La chose n'est même pas réduite à l'état de résidu, elle n'est plus rien et s'identifie au mouvement perpétuel de la consommation. Elle n'est pas détruite, elle n'est pas simplement annulée mais plutôt annihilée : en effet, le consommateur n'a aucune intention de la détruire puisqu'il l'ignore et qu'elle peut être remplacée immédiatement s'il le souhaite. Seules subsistent la consommation et la visée d'utilité. Le lecteur se rend évidemment compte que la réflexion de Heidegger sur la technique montre qu'il y a eu une trahison et un travestissement du projet originel conçu dans Être et Temps. L'utilité devient la mascarade de l'ustensilité et la technique annule en quelque sorte tout le travail d'Être et Temps en le réfutant. On avait défini l'ustensilité comme la structure ontologique de l'utilité et on s'aperçoit que l'utilité technique est un retournement contre l'essence et qu'elle trahit sa filiation avec l'ustensilité. Ainsi, d'Être et Temps aux réflexions sur la technique, c'est-à-dire de 1927 à l'après-guerre et jusqu'à la fin de la vie de Heidegger, on peut affirmer que ce dernier perçoit une décadence, décadence de l'ustensile et du simple usage de l'ustensile à l'utilisation de l'outil comme remplissement d'une fonction, de cette utilisation à la consommation comme exploitation de l'objet utilisé. Cette décadence prend la forme d'une réduction et cette réduction est l'identification ontique de l'utilité à l'utilisation et l'identification ontologique de l'ustensilité à l'utilité technique. Cette double modification traduit une perte ontologique et un danger. Lorsque l'ustensilité se réduit simplement à l'usage comme utilité, sans solidité, alors nous sommes bel et bien dans le règne de la technique comme domination et asservissement utilitaire. L'outil industrialisé n'a aucune nature propre, il est prêt à être absorbé par la restructuration constante qui est la forme ultime de l'organisation technologique. L'outil a une place et seule cette place ne varie pas dans l'opération de remplaçabilité. L'ustensilité est niée puisqu'elle ne révèle plus l'ambiance d'un monde mais est détachée de ce monde. L'époque de la technique contredit le thème central de la première partie d'Être et Temps : dans cette partie, l'outil disponible était ontologiquement plus fondamental que les objets subsistants, dans le sens où les objets subsistants ne pouvaient être des modes intelligibles que comme des modes privatifs de l'outil c'est-à-dire des modes décontextualisés de l'outil. Or, l'ustensile perd ici sa relation ustensilaire c'est-à-dire sa relation au monde ; il perd ce contexte et devient un infra-objet subsistant, à savoir un objet qui n'est subsistant (Vorhanden) uniquement que par sa fonction. Cet objet désontologisé et arraché à son environnement (Um-welt) a juste une place assignable. On le commande (bestellt) à être sur le champ au lieu voulu. Dans La Question de la Technique, Heidegger écrit que "ce qui est ainsi commis a sa propre position-et-stabilité (Stand). Cette position stable, nous l'appelons le "fond »(Bestand). »28(*) On utilise un fond, un Bestand, on se sert de ce fond qui devient une ressource et non plus un objet. Le règne de l'utilité-utilisation se caractérise également par une désobjectivation et par la présence d'un outil désincarné et privé de sa référence mondaine qui lui donnait pourtant toute sa valeur. On ne remarque plus l'outil parce qu'il est remplacé sans qu'on n'y fasse attention. L'outil industrialisé perd sa valeur, il n'est plus en face de nous (Gegenstand) mais appartient à un fond informel (Bestand). Il est intéressant de repérer le fossé qui sépare Être et Temps du problème de la technique en examinant les exemples qu'Heidegger emploie. Dans Être et Temps, Heidegger s'intéresse au cas du marteau puis "l'écritoire, la plume, l'encre, le papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. »29(*) En revanche, dans La Question de la Technique, il prend pour exemple la "centrale électrique », c'est-à-dire un objet de la technique moderne et non plus un outil traditionnel. Les exemples donnés dans Être et Temps sont en relation avec le travail de l'écriture (« papier, plume, écritoire... ») : Heidegger prenait pour exemples les outils dont il se servait lui-même. "La centrale électrique "n'est plus un outil, elle ne permet plus de voir le Rhin de manière poétique et naturelle mais au contraire une façon de l'envisager comme un potentiel d'énergie utilisable. Autrement dit, ce qui est menaçant dans la technique moderne n'est pas la technique elle-même mais un comportement de l'homme asservi à cette technique, où celui-ci déchiffre le monde uniquement suivant l'utilité qu'il en retire. Si l'ustensilité, dans Être et Temps, était considérée comme une première détermination du monde, l'homme n'en resterait pas là : cette ustensilité le placerait d'emblée dans un monde sans pour autant constituer ce monde. L'ustensilité était destinée à être dépassée. De plus, quand Heidegger introduit le concept d'outil, il montre que ce dernier doit obligatoirement fonctionner à l'intérieur d'un contexte local, une région (Gegend), une localité relativement autonome. Or, avec cette délocalisation de l'outil survient également une rupture de l'outil avec la nature et la terre. L'homme agresse et transforme la nature pour s'assurer qu'elle sera toujours disponible et toujours plus utilisable : c'est une provocation technologique qui est à l'oeuvre. L'outil, comme le "marteau », n'est pas une chose disponible que l'on jetterait immédiatement après usage car il s'inscrit dans une durée. On prend soin d'un outil, on se soucie de lui (Für-sorge). Le monde technologique se caractérise par une exigence (Fördern), qui est l'exigence d'un savoir total de l'étant et de son application immédiate. L'étant est soumis à se dévoiler et à produire, l'intensification de cette production trahissant le sens originel de la technè et se nommant la productivité. L'horizon est un horizon d'utilisabilité où on conçoit la chose comme un potentiel utilisable et l'usage se trouve dégradé et transformé en une usure systématique. Le monde est un système de moyens et de fins : j'utilise un moyen qui me sera utile pour parvenir à une fin immédiate. Tel est le fonctionnement de la structure utilité-utilisation. L'horizon n'est même plus un horizon puisque l'écart à cet horizon est gommé, l'utilisabilité étant elle-même l'universalisation d'une non-médiation c'est-à-dire une non-universalisation. Heidegger résume bien cela dans sa conférence Dépassement de la Métaphysique : " Le cercle de l'usure pour la consommation est l'unique processus qui caractérise l'histoire d'un monde devenu non-monde (Unwelt). »30(*) L'usure est l'unicité d'une utilisation immédiate ; "l'histoire d'un monde devenu non-monde », c'est la disparition ou plutôt la "furie "(pour reprendre un terme hégélien qui apparaît dans la Phénoménologie de l'Esprit) de la destruction de toute médiation et la désintégration d'un monde qui avait pourtant été patiemment humanisé. On sait grâce à Hegel que c'est avec la structure de la médiation que la vie s'humanise. Or, si la médiation disparaît, on assistera à une immédiateté généralisée et à un monde déshumanisé devenu im-monde à tous les sens du terme. S'agit-il d'une apocalypse technologique soudaine ? * 26 Martin HEIDEGGER, Ess.et.Conf., Trad. Franç. André PRÉAU, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958, p.9. * 27 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.370. * 28 Martin HEIDEGGER, Ess.et.Conf., Trad. Franç. André PRÉAU, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958, p.23. * 29 Martin HEIDEGGER, SuZ,, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse de WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.92. * 30 Martin HEIDEGGER, Ess.et Conf, Trad. Franç. André PRÉAU, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958, p.111. |
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