Chapitre II : l'utilité se
caractérise-t-elle par une affirmation ou un refus de la
métaphysique ?
l'utilité est un concept antimétaphysique destiné
à refuser un au-delà de l'essence : caractère
désontologique de ce concept chez Hegel
Pour la pure intellection, il n'existe de monde que si
celui-ci est réel. Le Soi s'est formé une universalité
(c'était le processus de la culture) et sait réduire tout contenu
qui lui paraissait étranger à lui-même. Pour surmonter son
aliénation (Entfremdung), il lui faut achever un combat contre
la foi, relier l'essence absolue affirmée par la foi au pour-soi de
l'utilité. Il est clair que l'utilité vise à nier toute
métaphysique de la foi, c'est-à-dire toute prétention de
celle-ci à affirmer un contenu absolu qui échapperait à la
réalité. L'utilité est l'affirmation d'une
réalité en tant que celle-ci est une, totale et effective : son
but est comme le dit Henri Niel dans son ouvrage De la Médiation
dans la Philosophie de Hegel, d'effectuer la "ruine du monde de
l'en-soi »13(*), monde qui a été patiemment construit
par le monde de la foi. Cette foi est une foi déjà
intellectualisée, qui est l'affirmation de l'en-soi, une "fuite "de la
réalité effective et une élévation de cette
dernière dans le domaine de l'universalité abstraite. Du point de
vue de la pure intellection, l'essence n'est pas "au-delà "de ce monde
mais elle fait partie de celui-ci. La foi incarne le monde de l'en-soi, la pure
intellection et le monde de l'utilité incarnent le monde du pour-soi ;
ils sont nécessairement dans une relation exclusive et dogmatique :
l'utilité, en tant que catégorie de la pure intellection, est un
refus catégorique d'une métaphysique, d'un au-delà de la
physique et de la nature. De plus, c'est une opposition qui surgit au sein de
l'Esprit puisque la conscience effective s'illustrant à travers le
concept de l'utilité, s'oppose à la conscience de l'essence de
l'Esprit ; le monde de l'utilité est le monde de l'en-deçà
opposé au monde de l'au-delà ou plutôt opposé
à ce monde indépendant de l'au-delà. À la limite,
on pourrait dire que le monde de l'utilité pourrait accepter le monde de
l'au-delà à condition qu'il soit le pur reflet de
l'en-deçà. Le royaume de l'utilité est le royaume de
l'effectivité réaménagée de manière basique
et il est légitime de prétendre que l'utile est ce qu'il y a de
plus effectif dans l'effectif d'où peut-être une certaine
platitude, une certaine rudesse. L'utilité est en fait un sursaut de
l'effectivité, un sursaut de la conscience effective qui se
méprend sur son compte et qui refuse un dédoublement du
réel.
Dans le monde de l'utilité, le monde de la foi et de sa
métaphysique est un tissu de préjugés et d'erreurs : la
pure intellection réduit alors la foi à une superstition, une
croyance en une essence chimérique. Les Lumières ne refusent pas
l'essence absolue, elles refusent une coupure de cette essence avec le monde
mais elles ne voient pas qu'elles participent inconsciemment à cette
fracture. C'est pourquoi l'utilité nie toute réalité
ontologique qui serait transcendante au monde réel ; cette certitude de
l'homme des Lumières s'oppose à la certitude de l'homme croyant.
L'homme des Lumières veut faire reconnaître sur terre le concept,
il lui montre qu'il ne faut pas se courber devant une réalité
étrangère qui lui a été imposée par
l'artifice des prêtres. Pour les Lumières, l'essence absolue est
produite par la conscience de soi et la foi est donc vidée de son
contenu ; la pure intellection se satisfait de son processus de négation
qui lui permet de s'installer dans un royaume de l'utilité tandis que la
foi reste "perpétuellement insatisfaite »14(*) Si l'utilité est le
moyen par lequel les Lumières détruisent toute idée
métaphysique d'une réalité double, cela ne signifie pas
que l'époque des Lumières soient une époque
antimétaphysique.
L'Aufklärung est l'époque d'une
instauration d'un nouveau type de métaphysique : c'est l'époque
de "la pure pensée et [de] la pure
matière ».15(*) On sait que l'Aufklärung a donné
naissance au matérialisme philosophique le plus absolu,
matérialisme s'incarnant dans des positions telles que celles d'Holbach
et d'Helvétius. La raison se nie en tant qu'objet apparaissant à
elle-même, elle est donc nécessairement amenée à
conférer de la réalité à son autre absolu : la
matière. La conscience est donc partagée entre son processus
propre, dont elle fait un en-deçà de l'objet et l'objet
lui-même. Cependant, cette dichotomie entre un en-deçà et
un au-delà n'est pas seulement l'expression du matérialisme mais
aussi celle du spiritualisme. Les spiritualistes qui appartiennent à un
genre déterminé de l'idéalisme, identifient cet
au-delà de la conscience à la «pure pensée "tandis
que les matérialistes appellent celui-ci «pure
matière ». Hegel renvoie dos à dos ces deux positions
fondamentales du XVIIIe siècle : ce que ne supporte pas
l'homme des Lumières, c'est l'altérité radicale et
irréductible affirmée par la foi. L'altérité doit
être réduite et relative ou elle n'est pas : il faut qu'elle soit
spécifiquement de même nature. Tandis que la foi attache une
valeur absolue au monde de l'au-delà, la pure intellection y attache une
valeur relative. Il faut qu'il y ait relativité car la relativité
est le fondement d'une déterminabilité finie. Pour la pure
intellection, on n'a pas de fini et d'infini séparés parce que
l'infini est le reflet du fini et il est le fini infinitisé, le fini
dans sa réalité la plus complexe. Le contenu des Lumières
s'exprime véritablement à travers un
idéalisme-matérialiste ou plutôt un
matérialisme-idéaliste puisque les deux positions se confirment.
Il existe une métaphysique matérialiste ou déiste qui pose
la pure essence comme la substance matérielle des choses ou comme
l'être suprême. La religion, vidée de sa
substantialité, devient une religion d'un monde réel et naturel.
Le XVIIIe siècle a connu de nombreux débats qui ont
mis à l'ordre du jour le thème de la religion naturelle,
thème célèbre au siècle précédent
dans certaines réflexions comme chez Tolland. Si l'utilité est un
concept antimétaphysique, on trouve également une
métaphysique de l'utilité qui s'enracine dans en
matérialisme plat. La platitude du pour-soi qui combat résolument
toute réalité métaphysique et ontologique transcendante,
se perd elle-même dans un contenu métaphysique : on a comme un
retour en force de la métaphysique au moment des Lumières et la
conscience de l'Aufklärung ne s'en rend pas compte. La
métaphysique se retourne en elle-même, et l'altérité
absolue n'est plus "au-delà "mais "en-deçà »,
c'est la matière. L'illusion de l'Aufklärung vient du fait
qu'elle prend "la pure pensée "ou la "pure matière "pour des
objets plus réels que ce qu'affirmait la foi. La pure intellection ne
comprend pas que ce qu'elle a nié, à savoir le contenu de la foi,
c'est elle-même : elle se méprend sur son essence, et sa critique
se retourne contre elle-même. Elle juge la foi mais elle ne voit pas
qu'à travers la foi, c'est aussi elle-même qu'elle juge.
L'utilité est un concept antimétaphysique qui se constitue
métaphysiquement et qui accomplit un processus d'autonégation non
consciente : elle lutte contre son propre fondement et cela est l'assurance de
la sortie des Lumières.
* 13 Henri NIEL De la
Médiation dans la Philosophie de Hegel, éditions Aubier,
Paris, 1945, p.154.
* 14 Henri NIEL De la
Médiation dans la Philosophie de Hegel, éditions Aubier,
Paris, 1945, p.162
* 15 G.W.F HEGEL
Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941, tome II,.p.123.
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