L'utilité chez Hegel et Heidegger( Télécharger le fichier original )par Christophe Premat Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998 |
l'oeuvre d'art est un regard sur l'essence chez HeideggerIl s'agit ici de nous orienter de l'utilité à l'art et ensuite de l'art à l'utilité : ce chemin ne mène nulle part mais c'est dans cette absence de destination qu'on pourra différencier et définir peut-être exactement l'utilité à partir de l'art et l'art à partir de l'utilité. Nous ne devons pas nous préoccuper de l'horizon de la création artistique et de l'horizon de l'utilité mais plutôt redéfinir l'utilité par l'art. L'utilité technique provient de la technique, qui elle tire, son origine de la téchnè et qui désigne aussi bien l'activité de fabrication que la mise en oeuvre d'un savoir-faire artistique. Nous voulons rééxaminer cette origine lointaine qui a été soigneusement occultée dans l'établissement du macrocomplexe ustensile qu'est notre monde technico-scientifique. C'est certainement dans son essai L'origine de l'oeuvre d'art qu'Heidegger cherche à définir au plus près l'oeuvre, et l'être-oeuvre de l'oeuvre (das Werkhafte des Werkes). Il commence d'ailleurs par différencier l'être-chose de la chose (das Dinghafte des Dinges), l'être-instrument de l'instrument (das zeughafte des Zeuges) puis l'être-oeuvre de l'oeuvre (das Werkhafte des Werkes). Pour définir la choséité de la chose, il faut sortir de la visée de l'utilité et du complexe métaphysique matière/forme qui ne fait que servir cette visée. L'interprétation de la chose "guidée par le complexe forme/matière, s'est donc avérée elle aussi comme une insulte à la chose"131(*). Le terme est fort mais il montre bien cette volonté de déconstruire des catégories métaphysiques qui sous-entendent une visée utilitaire appliquée à la chose. Heidegger part d'une dénudation de la chose, d'une mise à nu (Entblössung) c'est-à-dire d'un dépouillement de la chose. "Le seul fait que nous appelions les choses proprement dites des choses pures et simples est révélateur. Que peut bien vouloir dire ce "pur et simple", sinon le dépouillement du caractère d'utilité et de fabrication ? "132(*). Heidegger analyse son propre langage et se justifie : quand il parle de la choséité de la chose, c'est pour dire qu'il prend la chose uniquement dans son être-chose. Dans le langage quotidien, Heidegger nous dit implicitement que la chose n'existe pas en tant que chose mais en tant qu'être-utile. Ainsi, parler de la choséité de la chose n'est ni un pléonasme philosophique ni un non-sens mais la restauration d'une valeur propre à l'essence de la chose. La chose n'est pas une chose d'usage (Gebrauchsding) et le rôle de la philosophie est de réveiller son essence disparue derrière son être-utile. Pour définir la chose, l'oeuvre et leurs différences par rapport au produit, Heidegger prend l'exemple lui aussi d'un peintre hollandais que Hegel n'a pas pu connaître et qui est Van Gogh. Il commente précisément dans son essai L'origine de l'oeuvre d'art, la paire de souliers peintes par Van Gogh. C'est à travers cette paire de souliers qu'il essaie de nous faire éprouver la différence essentielle pour ne pas dire ontologique entre le processus de fabrication et le processus de création. Il a volontairement choisi cet objet de la vie courante (il prend aussi l'exemple de la cruche dans sa conférence sur La chose) pour distinguer l'oeuvre, la chose et l'instrument car ces trois éléments sont convoqués dans l'oeuvre de Van Gogh. L'oeuvre, c'est l'oeuvre de l'artiste Van Gogh, la chose, c'est la paire de chaussures, et l'instrument désigne ce à quoi sert la paire de chaussures. C'est à partir de cet entrelacement entre l'oeuvre, la chose et l'instrument qu'on peut percevoir leur différenciation. Or, paradoxalement, Heidegger effectue une méditation phénoménologique sur cette paire de souliers : il médite sur ce à quoi ces chaussures peuvent servir ou ce à quoi elles ont pu servir si elles sont devenues inutilisables. D'abord, il commence par évoquer cette "paire de souliers de paysans"133(*) alors qu'aucune indication ne permet de le déduire avec certitude. Il ne considère plus l'être-oeuvre de l'oeuvre mais il s'engage dans une rêverie sur le rapport de cette oeuvre au monde. Il va même se projeter imaginairement de cette oeuvre dans le monde paysan, lié à la terre. Or, l'oeuvre d'art est liée à la solidité terrestre car la terre est cette ouverture en même temps que fermeture dans la stabilité : "La terre, à son tour, n'est pas simplement l'indécelable, mais ce qui s'épanouit en tant que ce qui se referme sur soi"134(*). Elle est cette présence qui ne se donne pas totalement car elle retient puisqu'elle est la stabilité, la référence (référence qui n'a rien à voir avec le référentiel physico-mathématique). L'être-oeuvre de l'oeuvre c'est-à-dire l'essence de l'oeuvre, c'est la terre, alors que "l'être-produit du produit réside en son utilité" (das Zeugsein des Zeuges besteht in seine Dienlichkeit)135(*). L'utilité est mondaine, l'oeuvre d'art est terrestre et la différenciation utilité-oeuvre d'art est sous-tendue par cette différenciation Terre-Monde. Pour envisager cet aspect, on a l'impression que Heidegger chausse ces souliers, qu'il se met à la place de l'usager usuel. Ces souliers sont usés et cette usure reflète une utilisation fréquente. Heidegger est ici hors-sujet puisqu'il dévie sa réflexion vers l'utilisateur, à savoir le paysan qui est lié à la terre. Jacques Derrida résume ce glissement dans son livre La vérité en peinture, lorsqu'il écrit : "on n'est pas seulement déçu par la précipitation consommatrice vers le contenu d'une représentation, par la lourdeur du pathos, par la trivialité codée de cette description, à la fois surchargée et indigente, dont on ne sait jamais si elle s'affaire autour du tableau, des souliers "réels" ou des souliers imaginaires mais hors peinture..."136(*). Il parle même d'une "projection hallucinatoire" de Heidegger. Ce dernier, alors qu'il s'évertue à critiquer l'utilité, n'hésite pas à prendre le chemin de l'utilité pour appréhender une chose. Il évoque le lieu commun de la paysanne qui effectue un travail laborieux sans rechigner et qui se met de la boue sur les chaussures. Or, l'oeuvre d'art est un procédé qui, loin de nier l'utilité d'une chose et de la transfigurer comme chez Hegel, nous la dénude. C'est une mise à nu (bloss), en tant que ce bloss c'est-à-dire le nu, le simple évoque l'utilité. L'oeuvre d'art n'est pas utile en tant qu'elle nous fait voir l'utilité mais elle nous plonge en face de l'utile lui-même : "on n'aperçoit plus que l'utilité toute nue"137(*). Heidegger montre qu'il existe une vérité en peinture qui n'est pas une vérité de la peinture au sens d'une exactitude de la représentation mais une vérité qui expose l'essence d'un objet. "L'oeuvre d'art nous a fait savoir ce qu'est en vérité la paire de souliers"138(*). L'oeuvre nous est inutile parce qu'elle ne nous sert à rien pas plus que le produit et la chose qu'elle représente : cette triple inutilité nous fait voir paradoxalement une vérité de l'utilité. C'est dans l'inutilité du produit tel qu'il est présent dans l'oeuvre d'art qu'on va lire ou plutôt traduire l'utilité (die Dienlichkeit)du produit, l'être-produit du produit comme utilité. Si aucune peinture ne nous est de la moindre utilité pour appréhender l'utilité d'un produit, on peut dire que c'est dans l'inutile que la vérité de l'utile apparaît. "La vérité de l'utile, autrement dit l'être-produit du produit apparaît dans l'instance du hors d'usage"139(*) écrit Jacques Derrida. La vérité de l'utile n'est pas l'utile de même que la vérité du produit n'est pas le produit. Les souliers sont hors d'usage, ils sont usés et cette usure qui fait du produit un produit inutilisable révèle son utilité. Dans la peinture, le produit ne disparaît pas dans l'utilité et le matériau non plus. En effet, Heidegger affirme qu'ordinairement, le matériau du travail (der Werkstoff) disparaît dans l'utilité. "Parce qu'il est déterminé par l'utilité, le produit prend ce en quoi il consiste, la matière à son service. Pour la production du produit, par exemple de la hache, on utilise de la pierre et on l'use. Elle disparaît dans l'utilité"140(*).Or, la peinture ne fait pas disparaître le matériau dans l'utilité puisqu'elle est elle-même inutile mais elle le fait au contraire apparaître. Elle nous informe sur le fait que comme être-produit du produit, l'utilité n'est encore que cette valeur dérivée du couple matière-forme. Ce n'est pas le produit qui nous permet de définir le produit, mais l'oeuvre qui nous permet de définir la vérité du produit, la vérité de la chose. Ainsi, l'oeuvre peut s'autodéfinir comme oeuvre. Si la vérité de l'utile réside dans cette inutilité, cela signifie que la véritable essence de l'utile est l'inutile. L'utile est en fait de l'inutile rendu utile. Dans la première partie de ce mémoire, nous avions essayé de déterminer l'origine de l'utilité et nous avions conclu que sa provenance était très étroitement liée à la métaphysique. Ici, nous déterminons plutôt une vérité de l'essence de l'utile. L'oeuvre, en tant qu'inutile, constitue l'essence de l'utile puisqu'elle fixe l'utile : le produit n'existe alors plus que comme produit dans celle-ci. Dès que le produit devient utile, il disparaît complètement dans l'utilité. Et on arrive à une définition plus précise de l'utilité : celle-ci réside dans ce que Heidegger appelle la Verlässlichkeit, la fiabilité ou la solidité. La solidité est la condition de l'utilité et la Verlässlichkeit du produit existe avant l'utilité. Heidegger peut répéter que "l'être-produit du produit réside bien en son utilité"141(*) car dans cet adverbe "bien" qu'il ajoute à cette phrase qu'il avait déjà écrite, on sent qu'il a touché, et c'est bien le terme approprié, la vérité de l'essence de l'utilité. Il a touché de la main cette essence car on sent que pour Heidegger, la pensée est tactile et qu'elle s'exprime pleinement dans la main. La vérité de l'utile n'est pas l'utile de même que la vérité du produit n'est pas le produit. "Celle-ci à son tour repose dans la plénitude d'un être essentiel du produit"142(*). La Verlässlichkeit du produit est son ancrage terrestre. Cette vérité de l'utilité montre que l'utilité elle-même repose plus loin que dans la banalité usée des produits, qui est une "banalité ennuyeuse et importune". L'être-produit ne se dévoile pas à travers le produit, mais à travers l'oeuvre en tant que dévoilement, dévoilement qui n'est pas une simple production. En effet, l'utilité et l'utilisation des souliers ne signifieraient rien hors d'un monde et d'une terre. On comprend maintenant mieux la définition qu'Heidegger donne de l'utilité au début de l'essai. "L'utilité est l'éclair fondamental à partir duquel ces étants se présentent d'un trait à nous, sont ainsi présents et sont les étants qu'ils sont"143(*). L'oeuvre n'a pas, comme le produit, l'utilité comme horizon ontologique. Mais elle dévoile l'utilité comme cet horizon mieux que ne saurait le faire la simple observation d'un soulier. L'utilité prend vraiment sens à partir de cette inutilité. C'est un "éclair" (Blitz), et cet "éclair" est "fondamental" puisqu'il est l'entrée en présence de l'étant. L'inutilité d'une oeuvre révèle que l'utilité est cette entrée en présence. Le soulier est hors d'usage, il est hors d'usage tel qu'il est représenté (usé) mais nous savons que la peinture ne dépeint pas et qu'elle ne se borne pas à la représentation : il est doublement hors d'usage puisqu'il est dans l'oeuvre d'art. L'inutilité rend obscène l'utilité, terme qu'il ne faudrait pas entendre dans un sens péjoratif. L'oeuvre d'art est un regard sur l'essence, un regard sur l'essence de l'utilité. L'inutilité n'est pas le contraire de l'utilité mais un éclairage sur la réalité de l'utilité. * 131 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.30. * 132 Ibid., p.29. * 133 Ibid., p.33. * 134 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.60. * 135 Ibid., p.33. * 136 Jacques DERRIDA, La vérité en peinture, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1978, p.334. * 137 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.35 * 138 Ibid., p.36. * 139 Jacques DERRIDA, La vérité en peinture, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1978, p.395. * 140 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, coll. TEL, Paris, 1962, p.49. * 141 Ibid., p.34. * 142 Ibid., p.34. * 143 Ibid., p.27. |
|