Troisième partie : plaidoyer pour un
dépassement ou une redéfinition de l'utilité :
l'utilité n'a rien d'utilitaire
Chapitre VI :
l'esthétique est la mise en oeuvre d'un dépassement de l'utile
détour vers une réalité non ustensile : l'oeuvre d'art
est une manifestation de l'Esprit vivant chez Hegel
C'est certainement à travers l'art que l'homme est
capable de déplacer et son centre de gravité et de sublimer son
ancrage dans le monde de l'utilité. L'art est la sphère de la
représentation qui permet de transformer nos besoins et nos
intérêts pour les satisfaire grâce à une
réflexion. La représentation du monde de l'utilité n'est
déjà plus le monde de l'utilité et ce qui était
utile du point de vue naturel devient utile du point de vue spirituel. Ce
dépassement de la sphère de l'utile ne constitue pas une
négation abstraite de l'utile mais une transformation de ce concept qui
acquiert ainsi une valeur pleinement spirituelle. Autrement dit,
l'utilité n'est plus utilitaire, elle devient d'autant plus utile
qu'elle se débarrasse de cet utilitarisme qui la fixe à une
naturalité. L'oeuvre d'art purifie l'utilité. "On peut
déplorer que notre attention soit absorbée par de mesquins
intérêts et des points de vue utilitaires, ce qui a fait perdre
à l'âme la sérénité et la liberté qui
seules rendent possible la jouissance désintéressée de
l'art"118(*).
L'utilitarisme est, à travers cette phrase, contraire à la
jouissance dans la liberté artistique c'est-à-dire la
liberté de l'esprit. La vie ne doit pas se limiter à cette
sphère naturelle mais au contraire s'accomplir dans une liberté
spirituelle : l'oeuvre d'art participe de la vie et concrétise les
images produites par l'imagination. L'art utilise la grande richesse de son
contenu pour compléter l'expérience que nous avons de la vie.
Ceci dit, l'art ne sauve pas forcément l'homme de sa
pression du monde fini : il peut aussi bien élever l'homme que le rendre
encore plus égoïste ; il peut le fixer au monde sensible comme
l'attirer vers les sphères sublimes de la spiritualité. Hegel,
dans son introduction à l'Esthétique, met en garde l'homme contre
cette sophistique de l'art. Il faut un véritable effort d'arrachement
pour mériter cet apaisement de l'Esprit et l'homme cherche dans cet
arrachement une région de vérité substantielle. Cet effort
d'arrachement ne perd pas de vue la réalité et implique le
dépassement d'une attitude théorique passive. Si on
considère que l'ustensilité désigne ici la
réflexion de l'utile dans le monde utilitaire, alors on peut dire que
l'esthétique est un détour vers la réalité non
ustensile. L'esthétique sera essentiellement utile à l'homme dans
la mesure où elle lui permettra de se réapproprier un monde et de
faire en sorte que ce monde soit véritablement son monde et non
seulement un monde extérieur. Cette vérité de
l'appropriation est différente de l'appropriation du monde de
l'utilité telle qu'elle s'exprime dans le chapitre VI de la
Phénoménologie de l'Esprit. Cette vérité
de l'appropriation suppose un acte même de l'Esprit. L'homme ne doit pas
seulement utiliser et adapter la nature à ses besoins, il doit la
transformer : d'une certaine manière, l'esthétique exhibe une
vérité de l'utilité. Cette transformation est bien plus
utile à l'homme que l'adaptation de la nature à ses besoins.
L'oeuvre d'art expose un conflit entre ces besoins naturels et ces besoins
spirituels : l'homme est le seul être qui peut s'élever par
l'Esprit pour satisfaire ses besoins spirituels. Il est le seul être qui
ait des besoins spirituels. "La liberté est essentiellement un
attribut de l'Esprit ; la nécessité est la loi de la
volonté naturelle"119(*). Cette liberté spirituelle présuppose
une libération par la négation du monde de la
nécessité. C'est dans l'oeuvre d'art que l'Esprit vit et qu'il se
manifeste pleinement comme Esprit vivant : les hommes qui
s'élèvent à cette hauteur ont un véritable plaisir
qui n'a plus rien à voir avec la jouissance sensible. "Nous voyons,
d'une part, l'homme emprisonné dans la vulgaire réalité et
la temporalité terrestre, accablé par les besoins et les tristes
nécessités de la vie, enchaîné à la
matière, courant après des fins et des jouissances sensibles,
dominé et entraîné par des penchants naturels et des
passions ; d'autre part, nous le voyons s'élever jusqu'à des
idées éternelles, vers le royaume de la pensée et de la
liberté..."120(*). L'opposition est ici fortement soulignée :
les participes "emprisonné", "accablé", "enchaîné",
"dominé" et "entraîné" et les adjectifs "vulgaire" et
"triste" évoquent une certaine pesanteur du monde de la
nécessité naturelle. L'homme doit véritablement s'arracher
de cet engloutissement et enlisement dans la matière et pour cela, il
doit transformer cette même matière, l'élévation
spirituelle étant une élévation véritablement
concrète.
Hegel conçoit les principes de l'esthétique de
la manière suivante : il faut à la fois que l'objet
s'affranchisse de son extériorité et libère le Moi de sa
passivité, en manifestant en ce qu'il est, tel qu'il est, la
présence du concept et que le sujet lève les limites de
l'ustensilité objective et du savoir-faire subjectif, pour
reconnaître devant lui sa fin parfaitement réalisée. Cet
acte libre du sujet, libérateur de l'objet, est l'oeuvre de l'Esprit
absolu c'est-à-dire l'Esprit complètement délié et
libéré (c'est le sens d'absolutus). Le problème
est de s'inscrire dans une véritable démarche esthétique.
"On peut dire à ce propos que la question du but final implique
souvent la fausse conception, d'après laquelle le but existerait en soi
et que l'art remplirait à son égard l'office d'un moyen. Ainsi
comprise, la question du but devient une question
d'utilité"121(*). La retombée dans l'utilité est
possible si on conçoit que le but final de l'art est un but
extérieur. La pensée artistique diffère de la
pensée de l'utile car cette dernière pose un but extérieur
et envisage les moyens de parvenir à ce but. Or, pour la pensée
esthétique comme pour la pensée dialectique d'ailleurs, le but ne
doit pas être extérieur comme un Ziel mais comme un
Zweck c'est-à-dire une fin interne. L'élévation
spirituelle à atteindre n'est pas quelque chose de mystique et un
détachement du sensible, elle est plutôt un autre regard du
sensible qui s'effectue du point de vue de l'Esprit. Cette
élévation se réalise dans la création artistique
d'une véritable beauté qui ne se trouve pas dans la nature.
"Le beau artistique n'existe pas dans la nature"122(*) c'est-à-dire que seul
l'art est capable d'une expression de l'intérieur par
l'extérieur, de l'Idée par la forme que l'existence réelle
ne donne qu'imparfaitement. L'Esprit vivant s'exprime pleinement dans cette
beauté artistique parce qu'il est créateur et qu'il est capable
de créer des objets qui n'existent pas dans la nature.
intégration de l'utilité dans l'oeuvre
d'art : l'oeuvre d'art transforme le monde, le rend plus réel que le
monde de l'utilité chez Hegel
L'art permet de dépasser une appropriation de la nature
par l'homme, il permet de créer un monde proprement humain, et parce
qu'humain et réel. Il est infiniment plus réel que le monde
puisqu'il recentre l'homme dans sa dimension humaine, il dépasse alors
le monde. Heidegger rejoint ici Hegel lorsqu'il montre que l'oeuvre d'art est
un conflit entre la Terre et le Monde, la Terre en tant
qu'élément éternel, immuable et le Monde, en tant
qu'élément contingent. L'oeuvre d'art s'enracine dans la Terre,
elle devient intemporelle d'une certaine façon. Mais j'aimerais montrer
ici à travers l'exemple de la peinture hollandaise qu'Hegel
développe dans ses Cours d'esthétique, que l'oeuvre
d'art nous fait porter un regard neuf vers un monde transformé et rendu
plus réel que le monde de l'utilité. "La peinture nous
introduit dans un monde présent, qui nous est proche, puisque c'est le
monde même où évolue notre vie quotidienne ; mais elle
coupe en même temps toutes nos attaches à ce
présent"123(*). La peinture est une anamorphose substantielle en ce
qu'elle nous met en présence du monde quotidien c'est-à-dire du
monde de nos habitudes et en même temps le modifie, le déforme et
ainsi le transforme. La peinture hollandaise nous peint le monde de la
quotidienneté sans le dépeindre, elle lui ajoute une saveur
particulière. En effet, si nous nous détournons de ses
thèmes qu'elle évoque, c'est que nous les considérons sous
leur aspect existentiel et que nous prenons tel ustensile de ménage
comme ce qu'il est, un ustensile de ménage, alors que le passage par
l'art consiste précisément pour l'objet à se
dépouiller de son ustensilité ; à se rendre digne en soi
d'exister et d'être admiré. On ne regarde plus utilitairement le
monde de l'utilité mais on le regarde dans sa nudité et dans ce
qu'il évoque pour nous. Ainsi, l'homme prend conscience que
l'utilité n'est pas dans les choses mais qu'elle est subjective
c'est-à-dire contenue dans un comportement qui assigne une fonction aux
choses. La peinture hollandaise n'est pas un reflet de la quotidienneté
car elle nous réintroduit dans ce quotidien en l'épurant de toute
relation utilitaire. Elle nous retire du présent pour mieux nous y
plonger et c'est en ce sens que l'art est un détour. Nous savons que
chez Heidegger, le monde de l'utilité se retourne grâce à
la nouvelle évaluation, en particulier dans l'art, de l'essence de
l'utilité. Chez Hegel, il ne s'agit pas d'un retournement comme on
aurait pu s'y attendre mais un détour. Hegel insiste sur le fait que
dans la peinture hollandaise et allemande, en plus de la ferveur et de la foi,
le monde profane c'est-à-dire le monde de l'utilité qui ne
bénéficie d'aucune intention spirituelle, est
représenté. Nous voyons les individus "se débarrassant
avec le tracas de l'existence et acquérant, dans ce dur travail, vertu,
loyauté, constance, droiture, solidité chevaleresque et
mérite bourgeois"124(*). La correspondance entre la prosaïque
réalité et le domaine des valeurs est explicite. Hegel rappelle
que les frères Van Eyck, Hubert et Jan sont les inventeurs de la
peinture à l'huile : ce nouveau type de peinture influe sur les
représentations de notre quotidien qui n'est pas le doublement de la
réalité au sens de re-présentation mais une nouvelle
présentation de celle-ci.
La réussite de cet art tient justement à "la
complète et intime appropriation du monde profane et quotidien, et
l'éclatement corrélatif de la peinture en modes de
représentation extrêmement variés"125(*). La peinture change le
regard que nous portons sur ce monde d'ustensiles que nous dévalorisons
souvent à tort puisque nous l'identifions à nos
préoccupations utilitaires, préoccupations que nous estimons
nécessaires et auxquelles nous n'attribuons aucune valeur. Ce qui nous
fascine dans cette peinture hollandaise, c'est cette corrélation et
cette adéquation entre le monde spirituel et le monde profane des
ustensiles : cette"intime appropriation" exprime à la fois une
correspondance et une fracture entre ces deux mondes. L'objet utilitaire ne
reflète plus une ustensilité mais est empreint d'un regard
spirituel : il devient transfiguré parce qu'il est regardé pour
la première fois en tant qu'objet. Ces objets ne reflètent pas
les conditions d'existence d'une époque, ils sont eux-mêms
investis d'une existence. La peinture les fait exister en les présentant
et non pas en les représentant puisque la première
présentation a été occultée par une visée
utilitaire. L'objet existe, il a une place et il est présenté
dans sa relation à l'existence humaine. "Et c'est justement ce sens
de l'existence honnête, sereine dont les maîtres hollandais font
bénéficier les objets naturels ; dans toutes leurs productions
picturales, la liberté et la fidélité de la conception,
l'amour pour ce qui est apparemment insignifiant et instantané, la
fraîcheur éveillée de l'oeil et l'immersion
concentrée de l'âme tout entière en ce qu'il y a de plus
clos et de plus limité, s'allient désormais, en même temps
avec la plus haute liberté de la composition artistique et la
délicatesse du sentiment, y compris pour les détails et la
finition soignée de l'exécution"126(*). Par la peinture, la
prosaïque réalité devient un miracle
d'idéalité : l'apparence et anodine et
éphémère présente à travers les termes
"insignifiant", "instantané" est brisée. L'acuité
picturale ("délicatesse", "fraîcheur éveillée de
l'oeil") donne une certaine valeur au tableau. La peinture hollandaise est
empreinte d'une spiritualité qui n'est pas austère mais
plutôt caractérisée par une simplicité et une
sérénité. L'Esprit s'exprime pleinement à travers
cette liberté artistique, une souplesse de la création qui se
joue des choses que la nature ou l'homme n'eussent produites qu'au terme d'un
long labeur. Elle se moque même parfois de façon comique du monde
de l'utilité jugé trop laborieux pour imposer son éclat.
L'expression "fraîcheur éveillée" résonne dans la
conscience du lecteur comme une alliance fine entre une
spontanéité et une éducation artistique : la
spontanéité est domptée mais elle ne disparaît pas,
elle est associée au processus de création.
Le message de cette peinture est le suivant : même dans
ce qu'il y a de plus humble, de plus petit, de plus anodin, il y a de la vie.
On regarde le quotidien d'une autre façon et on s'extasie devant
celui-ci. L'art est un réinvestissement de notre quotidienneté,
un réinvestissement qui nécessite une mise en parenthèse
d'une relation à la chose. L'art hollandais creuse la
phénoménalité du phénomène et lui donne une
valeur absolue. On pourrait dire que cet art est imitatif puisqu'il n'a pour
objet que de montrer le côté le plus superficiel des choses,
"toute l'accidentalité des formes et des rapports"127(*) ; or, ce serait injuste de
le réduire à un tel rapport. Pour cela, il faut observer les
techniques mises à l'oeuvre : la réduction du volume à la
surface et l'utilisation de la lumière comme élément
physique de la représentation donnent un aspect particulier à
cette peinture. L'art utilise ces potentialités et l'habileté de
l'artiste permet de singulariser une individualité et de la faire
survivre à travers un trait furtif.Le travail de l'artiste donne une
spiritualité au phénomène. En outre, l'art hollandais
exprime le contenu de l'esprit du peuple hollandais avec ce "cachet de
robuste nationalité"128(*) qu'on trouve dans la Ronde de nuit de
Rembrandt ou dans certaines peintures de Van Dyck. La lumière qui
traverse tous ces tableaux hollandais, gomme l'obscurité car le
hollandais refuse la dimension mauvaise de la vie, la refuse en la
réfutant. "C'est le dimanche de la vie, qui nivelle tout et
éloigne tout ce qui est mauvais"129(*). Cet art est donc utile en ce sens qu'il exprime le
Volksgeist hollandais. Le hollandais est celui qui fait attention
à tous les secrets de la vie et celui qui s'intéresse à
l'essence de la phénoménalité. Pour lui, le monde de
l'utilité n'est pas un monde de la futilité et c'est pourquoi il
faut apprendre à le regarder tel qu'il est et non tel que nous le
voyons. C'est dans l'orientation de ce regard que consiste la fonction
pédagogique de l'art. Laissons conclure Hegel, même si ses cours
n'étaient qu'oraux et que sa parole ait pu être transformée
dans les notes de ses élèves : "dans leurs oeuvres, on peut
étudier et découvrir la nature humaine, et des hommes en
particulier"130(*).
* 118 G.W.F HEGEL,
Introduction à l'esthétique, Trad. Franç. Samuel
JANKÉLÉVITCH, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979,
p.26.
* 119 G.W.F HEGEL,
Introduction à l'esthétique, Trad. Franç. Samuel
JANKÉLÉVITCH, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979,
p.53.
* 120 G.W.F HEGEL,
Introduction à l'esthétique, Trad. Samuel
JANKÉLÉVITCH, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979,
p.51.
* 121 Ibid.,
p.84.
* 122 G.W.F HEGEL,
Cours d'esthétique, Trad. Franç. Jean-Pierre LEFEBVRE et
Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995, tome I, p.127.
* 123 G.W.F HEGEL,
Cours d'esthétique, Trad. Franç. Jean-Pierre LEFEBVRE et
Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995, tome III, p.238.
* 124 Ibid., tome
III, p.113.
* 125 Ibid., tome
III, p.116.
* 126 G.W.F.HEGEL,
Cours d'esthétique, Trad. Franç. Jean-Pierre LEFEBVRE et
Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995, tome III, p.118.
* 127 Ibid., tome
II, p.351.
* 128 Ibid., tome
I, p.227.
* 129 Ibid., tome
III, p.314.
* 130 Ibid., tome
III, p.119.
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