L'utilité chez Hegel et Heidegger( Télécharger le fichier original )par Christophe Premat Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998 |
Chapitre VII : les conditions de ce dépassement : face à face entre une pensée dialectique et une pensée du phénomène à résonances mystiques
C'est dans ce chapitre que nous observerons deux manières radicalement étrangères de poser le problème. Nous savons que pour Hegel, il ne peut pas y avoir d'Impensé ; l'absolu se pense et doit être pensé comme se pensant. Ainsi, l'utilité étant un concept moteur qui agit à l'intérieur de l'histoire universelle, cette utilité produit elle-même son dépassement et les conditions de son dépassement. La pensée dialectique n'est pas qu'une pensée du négatif, elle est un travail de ce négatif qui permet une affirmation positive une fois que le contenu a été nié. La négation du contenu de l'utilité ou du moins de la forme de l'utilité car la négation opérée n'est pas une négation de contenu mais plutôt de la façon dont l'utilité pose ce contenu, produit un nouveau moment historique qui se caractérise par une affirmation nouvelle. En revanche, pour Heidegger, l'Être est "l'Im-pensé", ce qui n'a pas été pensé c'est-à-dire ce qui a été mis de côté par la métaphysique. Cet impensé doit motiver un nouveau commencement de la pensée qui n'est pas métaphysique. La fin de la métaphysique permet un commencement d'un autre type de pensée , ontologiquement plus utile à l'homme car elle l'oriente vers cet impensé que constitue l'Être. Nous avons une sorte d'attraction entre cet impensé et la pensée, l'impensé étant une motivation ontologique de la pensée. Heidegger ne dialectise pas la pensée, il indique une frontière entre l'impensé et la pensée, frontière qui se perméabilise progressivement dans l'imperméabilité qu'est l'époque technique. L'époque technique est une épochè qui suspend toute pensée et grâce à cette suspension, entrouvre un devenir et un avenir possibles de la pensée. Ces deux démarches nous proposent finalement une alternative différente à l'utilité utilitaire. dépassement qui prend la forme d'un autodépassement chez Hegel Nouvelle figure de la conscience produite, la liberté absolue : passage des Lumières à la Révolution Française Le conflit de l'Aufklärung et de la foi, qui remplit le XVIIIe siècle, est le conflit de la conscience de soi, qui se sait la vérité de toute objectivité et de la pure pensée objectivée dans un monde de l'au-delà. Le problème vient du fait que les deux adversaires sont identiques et ne se reconnaissent pas l'un l'autre. La "méprise de l'intellection", c'est la méprise de l'intellection sur son essence qui est la même que celle de la foi mais pas affirmée de la même façon. La lutte a un caractère de nécessité parce qu'elle prépare le retour du monde de l'au-delà dans la conscience de soi. L'homme veut se créer un chez-soi, et ce chez-soi ne doit pas être irréel comme l'affirme la foi. La foi fuit le monde où les dieux se sont enfuis. L'homme s'efforce de se recréer un chez-soi qui concilie sa réalité particulière et l'universalité ineffective : cet effort est la culture. La bataille a été gagnée par l'Aufklärung et la vérité qui résulte de cette lutte même, est celle de l'utilité, comme on la trouve développée dans la philosophie d'Helvétius par exemple. Tout ce qui était en soi a été détruit, il ne reste plus qu'un monde plat et inconsistant. Cette utilité universelle est donc une solution et une valeur suprême qui réconcilie en elle l'idéalité (finalité, providentialisme) du monde de la foi et la réalité (intérêt, jouissance) du monde de la culture. "Les deux mondes sont réconciliés ; le ciel est descendu et transporté sur la terre"144(*) : tel s'achève ce chapitre de la Phénoménologie de l'Esprit qui concerne les Lumières. Ce n'est pas la terre qui est montée au ciel mais le ciel qui est descendu c'est-à-dire la lumière du ciel vient éclairer la terre, elle n'est plus filtrée par les ténèbres d'une superstition. Le terme "transporté" traduit une activité proprement humaine, une volonté d'abattre cette obscurité qui caractérise l'homme des Lumières. Ce ciel qui descend sur la terre, c'est le lever du soleil de 1789, inaugurant le troisième moment de l'esprit devenu étranger à soi et s'efforçant de se réconcilier c'est-à-dire le moment révolutionnaire de la liberté absolue et de la Terreur. Avant d'entrer dans ce nouveau monde, il faut rappeler qu'aucune vérité absolue n'apparaît dans ce monde, si ce n'est celle d'un passage perpétuel d'un moment à l'autre, l'utilité qui va et vient entre l'en-soi et le pour-autrui. L'utilitarisme désigne l'inconsistance d'une pensée qui n'a pas encore rassemblé ses moments en elle-même, elle est une circulation de ses moments et elle a conservé une objectivité qu'elle s'acharne à nier. "L'utilité n'est encore que prédicat de l'objet ; elle n'est pas elle-même sujet, ou n'est pas l'immédiate et unique effectivité de celui-ci"145(*). Elle est encore empêtrée dans l'objectivité, objectivité qui est certes positive puisque le monde de l'homme est dorénavant son monde mais le Soi veut se saisir comme sujet absolu et non comme objet. Le Soi n'est pas posé comme vérité absolue. Ainsi, cela se traduit concrètement par le fait qu'on saisit les institutions comme la monarchie, non plus par le droit divin mais par leur utilité sociale. La vérité de cette utilité sociale est le Soi universel. Mais cette vérité demeure encore insuffisante même si la pure intellection est satisfaite : "Ce qui manque est atteint dans l'utilité, en tant que la pure intellection obtient en elle l'objectivité positive ; la pure intellection est alors conscience effective satisfaite en soi-même"146(*). L'objectivité positive, c'est le fait que l'objet de la pure intellection soit définitivement sien, elle est donc une acquisition due à sa victoire dans cette lutte. Si la pure intellection est satisfaite, puisqu'elle a pu récupérer et faire sien son objet, le Soi n'est pas absolument saisi comme Soi ; il est certes effectif mais il reste en mouvement dans la circulation des moments de l'utilité. De plus, il est inconsistant et c'est pourquoi cette inconsistance doit disparaître et la grande vérité des temps nouveaux doit être proclamée : l'homme demeure en son fonds une volonté libre. "Cependant cette révocation de la forme de l'objectivité de l'utile a déjà eu lieu en soi ; et de cette révolution intérieure jaillit la révolution effective de la réalité effective, la nouvelle figure de la conscience, la liberté absolue"147(*). Nous saisissons bien à travers cette phrase révolutionnaire la forme du dépassement de l'utilité. Hegel parle de "révocation" et non de négation c'est-à-dire que "la forme de l'objectivité de l'utile" a été transformée et abrogée. Cette "révocation" n'est ni une simple négation ni une réfutation mais une transformation révolutionnaire. Or, celle-ci s'est déjà faite "en soi" en ce sens que la pensée de l'utile s'est déjà abrogée de l'intérieur. Ce dépassement était inscrit dans cette pensée et ce n'est pas un simple exercice dialectique mais une conception profonde du changement : le dépassement de l'utilité constitue un autodépassement vers une réconciliation absolue de ce qui était séparé. Entendons-nous bien sur le terme d'autodépassement : il ne signifie pas que la pensée de l'utile s'est niée et que de cette négation a surgi la Révolution Française, l'autonégation du négatif ne suffisant pas à produire une réconciliation. Mais la pensée de l'utile contenait déjà en elle les possibilités d'une transition vers le moment suivant. La "révolution intérieure" est justement cette transition ménagée entre l'utilitarisme et le volontarisme, transition qui s'effectue d'elle-même. C'est au terme de cette absoluité que le Soi se saisit intégralement comme Soi : l'Aufklärung a atteint la vérité la plus haute dont elle est capable. L'homme s'élève et quitte définitivement le monde de la platitude qu'était le monde de l'utilité, il lui donne une coexistence et une profondeur, il découvre l'absolu de sa conscience de soi universelle. Le lever de soleil de 1789 est un jaillissement de lumière et l'accomplissement de l'Aufklärung. L'incarnation de l'Au-delà, simple idéal dans la pensée de l'utile devient une figure réelle avec la révolution. "La révolution effective de la réalité effective", désigne la réalisation, l'effectuation de tous les idéaux. L'utile est dépassé par une volonté générale qui n'est liée qu'à elle-même et à son bien. Mais en son absolue universalité, cette volonté détruit toutes les différences sociales et ne peut rien créer de positif. Il ne lui reste donc qu'un agir négatif et cette liberté absolue se retourne dans la Terreur. Alors cette universalité absolue sombre dans une autodestruction, restée trop abstraite et immédiate. La liberté absolue reconnaît la nullité de la singularité et l'acquis de l'utilité universelle se retourne complètement dans cette nullité. Notre propos n'est pas d'éclairer ce retournement car il va bien au-delà de la pensée de l'utilité. L'important est de constater que l'utile révoque son inconsistance pour la transformer en une consistance qui est la volonté. Tandis que pour Heidegger, la volonté et le calcul peuvent être source de l'utilité, ici, c'est l'utilité qui fonde une volonté et une universalisation de celle-ci. dépassement qui n'est pas un véritable dépassement chez Heidegger mais plutôt un retour, ein Schritt zurück : un pas en arrière Pour dépasser cette pensée de l'utile qui est une pensée métaphysique totalement achevée et effective, il faut voir sur quel plan cette pensée a échoué. La métaphysique n'a pas posé la bonne question, elle s'est trompé de chemin et la pensée de l'utile constitue le résultat de ce fourvoiement "La métaphysique ne pose pas la question portant sur la vérité de l'Être lui-même (Die metaphysik fragt nicht nach der Wahrheit des Seins selbst)"148(*). C'est précisément dans cette optique qu'une nouvelle pensée doit s'effectuer et pour cela il faut être capable de penser métaphysiquement contre la métaphysique en montrant que cette pensée aboutit nécessairement dans une impasse, impasse qui est ontologique Heidegger insiste sur le commencement d'un nouveau type de pensée, qui doit être un recommencement de la pensée philosophique et qui doit éviter les dérives métaphysiques. * 144 G.W.F HEGEL, Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome II, p.129. * 145 Ibid., p.130. * 146 Ibid., p.128. * 147 Ibid., p.130. * 148 Martin HEIDEGGER, Lettre sur l'humanisme, Trad. Franç. Roger MUNIER, éditions Aubier, Paris, 1983, p.53. |
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