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L'utilité chez Hegel et Heidegger

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par Christophe Premat
Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998
  

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Première partie : à propos des origines controversées de l'utilité

Cette partie a pour objectif de dégager avec le plus de précision possible l'essence de l'utilité. Or, il semblerait qu'il y ait une différence nette quant à l'interprétation de cette essence chez Hegel et Heidegger qui est souvent prétexte à un différend.

Chapitre I : Un concept clairement déterminé face à une notion encore hésitante

Rappelons brièvement la différence fondamentale entre un concept et une notion. Un concept est une idée générale, résultat d'une opération par laquelle l'esprit construit un ensemble explicatif et stable de caractères cohérents entre eux tandis qu'une notion est empirique et moins construite. Elle reste plus ouverte et peut englober plusieurs concepts. C'est dans le chapitre VI de la Phénoménologie de l'Esprit que Hegel conceptualise l'utilité tandis que Heidegger l'appréhende à travers le concept d'ustensilité et le problème devient alors le rapport de l'ustensilité à l'utilité. Il n'existe aucune définition de l'utilité stricto sensu dans les écrits de Heidegger mais plutôt des approximations à travers d'autres concepts. Si la ligne adoptée par Hegel est rigoureusement conceptuelle, celle de Heidegger reste asymptotique.

l'utilité comme concept fondamental de l'Aufklärung chez Hegel

L'utilité est un concept qui prend sens dans la philosophie de l'Esprit hégélienne, à savoir dans le parcours nécessaire de l'Esprit qui tente de se saisir comme tel. La Phénoménologie de l'Esprit retrace le passage de la conscience à la conscience de soi de l'Esprit et développe les différentes étapes de cette évolution. C'est au milieu du chapitre VI de cet ouvrage, consacré au monde de la culture et à ses prolongements que le concept d'utilité intervient. En effet, l'utilité (Die Nützlichkeit) est une expression de la pure intellection c'est-à-dire sa représentation ou son objet, la pure intellection étant elle-même l'achèvement de la culture, le moment où le Soi universel, la conscience, saisit le concept. L'utilité est alors la réalisation effective de la pure intellection qui est la réalisation effective de la culture : elle est donc l'extrême achèvement du processus de la culture. C'est comme s'il y avait un zoom dans l'effectivité : l'utile serait l'effectif de l'effectif ou ce qu'il y a de plus effectif. L'utilité est un résultat et ce résultat se recueille dans la figure de la pure intellection c'est-à-dire dans les Lumières : elle est le concept fondamental de l'Aufklärung au sens où elle est au coeur de cette pensée. Elle a un usage essentiellement polémique avant d'être un contenu doctrinal positif c'est-à-dire qu'elle intervient dans le combat entre le monde de la foi et la pure intellection. Etudions d'abord la préoccupation négative de ce concept avant de voir qu'il synthétise la philosophie théorique et pratique des Lumières.

l'utilité comme production de la pure intellection pour combattre la foi : concrétisation de ce concept pendant les Lumières

L'utilité est un concept produit ou plutôt fabriqué par la pure intellection à des fins stratégiques : "Dans cette occupation négative, la pure intellection se réalise en même temps elle-même et produit son objet propre- l'essence absolue inconnaissable et l'utile. »1(*)

« L'essence absolue inconnaissable », la pure intellection la récuse par «l'utile ». C'est en la niant abstraitement que nécessairement elle l'affirme et la fait exister car toute négation restaure une affirmation encore plus forte. "L'utile », c'est le résultat produit par l'actualisation de la pure intellection, actualisation qui est d'abord négative puisque la pure intellection, pour exister, a besoin d'attaquer le monde de la foi. Elle veut saisir le Soi comme Soi et ainsi le réduire au concept et refuse une prétendue essence du Soi qui serait dans un au--delà tel que l'affirme la foi. Quand Hegel évoque «l'objet propre », cela est à entendre au sens fort : l'objet propre, c'est ce qui est uniquement propre à la pure intellection, ce qui permet de la caractériser comme une puissance d'objectivité. L'essence de l'utilité est la pure intellection en tant qu'elle est la rationalité en soi et pour soi et l'utile est cet «objet propre "qui doit porter la réalisation de la pure intellection. La foi se présente comme la pure essence, comme l'intériorisation ou l'intuition immédiate de l'essence absolue : elle manifeste une confiance aveugle en cette «essence inconnaissable ». La pure intellection ne supporte pas cette inconnaissabilité de droit et c'est ainsi qu'elle devient un «pur disparaître du contenu », elle devient forme. L'utilité désigne le sursaut de l'entendement formel face à l'intuition d'un contenu indépendant et séparé. La pure intellection ne peut pas comprendre cette séparation du contenu et de la forme : pour elle, la forme assume le contenu, donc le contenu est forme ; il est saisissable par l'entendement. Le monde de la foi, c'est le monde de l'irrationnel car l'inconnaissable est l'irrationnel de fait, la position d'un contenu autre, donc la position d'une altérité radicale et irréductible. Elle refuse cette différenciation essentielle car elle est du côté d'une identification relative des opposés : toute différenciation doit être relative, maîtrisable rationnellement. L'utilité est la lutte pour l'absorption de cette altérité, absorption qui est une résorption et qui passe par une annulation de celle-ci. La pure intellection est une rébellion contre les principes de la foi qu'elle juge inadaptés à la société humaine. Elle ne peut concevoir l'altérité qu'en tant qu'elle est relative à l'identité : l'autre est autre parce qu'il peut m'apporter quelque chose. Il est intéressant de repérer le lexique employé par Hegel à propos de l'état d'esprit de cette pure intellection : cette dernière qualifie de «fou », d '«insensé», d `"inadapté" et d '"injuste" le monde de la foi. Cela montre les limites d'une rationalisation de la pure intellection qui n'arrive pas à accepter une relation transcendante et un fonctionnement viable de cette relation. Ce qui est «inadapté» prouve une inutilité et du point de vue de la pure intellection, la foi est inutile car elle ne fait qu'enfoncer et obscurcir le contenu de l'essence. Or, la lumière du concept doit réveiller le contenu de l'essence, elle doit se l'approprier pour qu'il ne soit plus en soi mais pour nous.

L'utilité est une affirmation valorisée du pour-soi

C'est essentiellement dans l'affirmation de ce "pour nous "que le contenu positif des Lumières s'incarne. Alors que la pure intellection était d'abord l'être-pour-soi négatif, on peut dire qu'elle acquiert ainsi un contenu positif à travers cette négativité. En effet, la pure intellection n'avait en elle-même aucun contenu puisque la foi le monopolisait. La foi est la pensée comme contenu seul, l'intellection est la pensée négative seule ; c'est en s'opposant à la foi que l'intellection se donne un véritable contenu. Tout ce qui est obscur est inutile pour nous et nous plonge dans une aliénation c'est-à-dire dans une dépendance de l'irrationnel. L'aliénation (Entfremdung) est ici à comprendre de manière très péjorative, elle est à distinguer de l'Entäusserung qu'Hippolyte traduit par extranéation et qui est souvent traduit par aliénation. La doctrine des Lumières établit comme valeur suprême l'utilité universelle, qui réconcilie en elle l'idéalité (finalité, providentialité) du monde de la foi et la réalité (l'intérêt, la jouissance) du monde de la culture. Pour les Lumières, il n'y a qu'un monde, c'est le monde d'ici-bas, le monde effectif de la culture du Soi. Tout ce qui est utile contribue à l'effort général et permet un progrès.

L'époque des Lumières est cette époque d'une croyance en un "pour-nous "c'est-à-dire en une réciprocité raisonnable entre les hommes : son apport se mesure par l'introduction du concept de l'utilité. Celui-ci permet en effet de penser l'être fini en tant qu'il lui est attribué une valeur absolue et en tant qu'il est ordonné à une essence qui lui est supérieure. C'est à l'homme de changer et de conquérir le monde pour qu'il devienne véritablement son monde. Celui-ci ne conteste pas l'idée d'une essence absolue mais plutôt l'idée d'une essence inconnaissable par la raison. La raison devient l'instrument universel qui permet aux hommes de vivre dans une société d'échanges. Cet utilitarisme se retrouve dans toutes les philosophies du XVIIIe siècle, chez les encyclopédistes français par exemple : l'homme est un être de nature, il n'est pas un être religieux comme l'affirmait la pure foi. Il faut réinscrire l'homme dans une philosophie de la nature pour comprendre qui il est. De plus, ce qui est utile pour un homme doit être utile pour tous les hommes : comme le dit Hegel, le travail de l'un devient "l'opération de tous », c'est-à-dire que le résultat produit à travers l'individualité, produit en même temps la jouissance de la communauté. Ce moment était déjà préparé au début des Temps Modernes mais il n'y avait pas encore la conscience de cette utilité réciproque. : " Dans la jouissance, l'individualité devient bien pour soi, ou comme individualité singulière, mais cette jouissance même est le résultat de l'opération universelle, tandis qu'à son tour elle fait naître le travail et la jouissance de tous. »2(*) Chaque entité croit à l'intérieur de ce moment agir en vue de son intérêt égoïste mais elle ne se rend pas encore compte que dans sa jouissance, chacun donne à jouir à tous, et que dans son travail, chacun travaille aussi bien pour tous que pour soi. Elle a conscience de son être-pour-soi, mais elle n'a pas conscience du fait que son être-pour-soi est d'abord être-pour-un-autre. L'époque des Lumières développe la pleine conscience de ceci et systématise la réciprocité entre les hommes alors que l'utilité au début des Temps Modernes reste conçue comme une ruse, ruse de l'universel qui s'accomplit à travers les intérêts égoïstes et individuels. Quand Hegel écrit que "l'individualité devient bien pour-soi », on sent bien que cette individualité ne se considère en aucun cas comme une particularité mais comme une singularité exclusive et opposée à l'universel. La force des Lumières est de transformer l'entité singulière en une entité particulière : le statut de l'individualité a ainsi complètement changé. Ce qui est utile, c'est ce qui sert à autrui en même temps qu'à moi : il y a ainsi une simultanéité dans l'utilité, simultanéité qui est une simultanéité de l'utilisation et qui caractérise la "réciprocité d'utilité ». J'utilise autrui en même temps qu'il m'utilise. Ce contenu positif des Lumières réside dans l'affirmation d'un règne de l'utilité qui n'est pas seulement un règne destructeur des préjugés de la foi puisqu'il se dote de valeurs, d'une morale et accepte la religion dans une certaine limite c'est-à-dire les limites de la raison.

La morale peut en effet être considérée comme la science des règles selon lesquelles nous utilisons les autres ou sommes utilisés par eux. En d'autres termes, cette morale de l'utilité qui est une morale sociale, permet de réguler les relations entre les hommes, que ces relations soient économiques, politiques ou même culturelles. La religion peut elle-même être considérée comme le rapport m'unissant à l'essence absolue, elle devient une religion de l'utilité en ce sens qu'elle est naturelle à l'homme. Le rapport à l'essence absolue ne doit pas être un rapport d'un en-soi et d'un pour-soi séparés mais le rapport à un en-soi en tant qu'il est pour nous : l'époque des Lumières est cette joyeuse conquête d'un pour-soi , un pour-soi qui n'est pas ravageur mais constructif des rapports sociaux.

Les Lumières ne sont pas l'affirmation d'un pour-soi négatif mais aussi une réflexion sur la conception de ce pour-soi :c'est ce qu'on appelle le "monde de l'utilité ": la pensée des Lumières dépasse son abstraction, elle aperçoit les moments et son concept comme des différences étalées devant elles, d'où elle conçoit alors le monde spirituel sous la forme de l'utilité. La relation de l'utilité est l'expression du rapport de la conscience de soi à son objet. Elle fonde une possibilité d'utilisation et d'être utilisé : " Comme tout est utile à l'homme, l'homme est également utile à l'homme. »3(*) Ce chiasme exprime bien la platitude de la relation entre les membres d'une communauté, relation qui est non gratuite mais fondée sur le partage d'un intérêt. J'accepte d'utiliser quelque chose à condition d'être utilisé : on établit ainsi un contrat mutuel, une relation presque dialectique entre les hommes. La destination de l'homme est "de faire de lui-même un membre de la troupe utile à la communauté, et universellement serviable. »4(*) L'essence de l'homme s'identifie à ce service universel et dans l'expression "troupe utile à la communauté », c'est l'exclamation et le chant des Lumières qu'il faut y entendre. Le mot "troupe »est d'ailleurs très significatif : ce monde vidé de sa spiritualité est le monde du "troupeau humain "qui ne subsiste plus comme troupeau ou comme société que parce que l'homme est jugé utile à l'homme. Dans la phrase "Comme tout est utile à l'homme, l'homme est également utile à l'homme "; l'adverbe "également "a son importance : cette relation d'égalité, normative de l'essence est une relation encore abstraite, plate et pauvre. La conscience veut fixer un rapport, elle veut se fixer dans un être-égal-avec, dans un Mitsein abstrait, même s'il est réfléchi. Si l'utilité est une médiation (Vermittlung), elle n'en est pas pour autant une véritable médiation : c'est une médiation élémentaire c'est-à-dire une médiation immédiate , une médiation qui n'appelle pas d'autres médiations, elle n'est donc pas une médiation constitutive. Les hommes se considèrent comme des moyens et des fins , la médiation restant un simple moyen (Mitte).

Ce monde de l'utilité ne connaît pas la gratuité, le pour-soi n'est pas donné librement ; parce qu'il apparaît à travers l'être-pour-un-autre, il ne peut pas s'en différencier et échapper à cette plate égalité. Ce monde ne connaît pas le don qui est cette offrande faite à l'universel et qui ne nécessite aucun retour : " Elle trouve encore injuste de s'interdire un repas et de donner du beurre et des oeufs sans avoir de l'argent, ou de l'argent sans avoir du beurre et des oeufs, mais de donner sans contrepartie. »5(*) Le monde de l'utilité est la vérité de l'Aufklärung et se révèle comme la «platitude même », à savoir la fixation d'une égalité abstraite et calculée. Le monde de l'utilité, c'est le monde de l'échange d'intérêts et de services, c'est déjà le monde d'une utilité économique au sens étymologique, c'est-à-dire la loi de la maison. La loi de la maison est régie uniformément. L'utilité est bien une valorisation du pour-soi en ce sens qu'elle est un non retour en-soi. Elle ne détruit pas l'idée d'un en-soi, mais refuse une obscurité de la position de cet en-soi. Les moments développés par la pure intellection dans le monde de l'utilité sont l'être-en-soi, l'être-pour-un-autre et l'être-pour-soi et ces trois moments ne sont pas unifiés. "Toute chose est aussi bien en-soi qu'elle est pour-un-autre, ou toute chose est utile. »6(*) L'en-soi est en-soi parce qu'il est pour-un-autre et parce qu'il est pour-un-autre, il est pour-soi : la caractéristique du concept de l'utilité est la circulation de ces trois moments et la circulation de ces trois moments produit en fait une valorisation du pour-soi. Être-pour-soi et être-pour-un-autre coïncident à l'époque des Lumières, on ne peut pas penser l'un sans l'autre. Ce qui est fixé, c'est cette circularité non unifiée entre les trois moments mais l'être-pour-soi reste "un moment abstrait »7(*) "le moment de l'être-pour-soi est bien dans l'utile, mais pas en sorte qu'il envahisse les autres moments »8(*) On n'a pas de valorisation dévastatrice du pour-soi, mais une valorisation qui reste raisonnable, une valorisation qui est destinée à établir un équilibre mais cet équilibre est abstrait et parce qu'abstrait, très fragile. L'être-pour-soi affirmé par l'utilité est en fait "l'être-retourné en soi-même »9(*) Les autres moments disparaissent et ainsi l'utilité se caractérise par un retournement. Le concept se retourne et ainsi le pour-soi est changeant et permanent. C'est cette animation due à ce changement perpétuel qui caractérise aussi l'époque des Lumières. Si l'utilité est clairement conceptualisée et délimitée chez Hegel, qu'en est-il au juste chez Heidegger ?

* 1 G.W.F HEGEL, Phéno. Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941 tome II p.53.

* 2 G.W.F HEGEL, Phéno. Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome II, p.60.

* 3 G.W.F. HEGEL, Phéno .Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome II, p112.

* 4 Ibid.p112.

* 5 Ibid.p108.

* 6 Ibid.p112.

* 7 G.W.F HEGEL, Phéno, Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions Aubier, Paris, 1939-1941, tome II, p.127.

* 8 Ibid.p127.

* 9 Ibid.p127.

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote