Avertissement au lecteur
Pour la présente étude comparative, je signale
que j'ai travaillé principalement sur la traduction de la
Phénoménologie de l'Esprit faite par Jean Hippolyte en
1941 et sur la traduction d'Être et Temps effectuée par
Rudolf Boehm et Alphonse De Waehlens. Je n'ai cependant pas
hésité à consulter le texte original et à
confronter certaines traductions : ces comparaisons seront explicitement
indiquées au fil de l'étude. Par ailleurs, je me suis
efforcé de ne citer et de ne commenter que des textes et des ouvrages de
Hegel et de Heidegger. Mais j'ai travaillé également sur des
critiques et la liste détaillée de ces ouvrages se situe à
la fin de l'étude, dans une bibliographie classée. De plus, ayant
étudié certains textes allemands dans les oeuvres
complètes des deux auteurs, le lecteur pourra consulter avec profit un
glossaire établi à la fin de ce mémoire.
Index des abréviations
Pour les notes de bas de page, j'ai utilisé des
abréviations pour certains ouvrages qui étaient souvent
cités ou des ouvrages dont le titre était assez long. Voici les
titres originaux de ceux-ci. Je n'ai pas abusé de ces
abréviations pour ne pas troubler le confort intellectuel du lecteur.
G.W.F HEGEL, Première philosophie de l'Esprit
(Prem. phil. de l'Esprit), Trad. Franç. Guy PLANTY-BONJOUR,
éditions PUF, coll. Épiméthée, Paris, 1969.
G.W.F HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit
(Phéno.), Trad. Franç. Jean HIPPOLYTE, éditions
Aubier, Paris, 1939-1941.
G.W.F HEGEL, Leçons sur l'histoire de la
philosophie (Leç. sur l'Hist. de la philo.), Trad. Franç.
Pierre GARNIRON, éditions VRIN, Paris, 1985.
Martin HEIDEGGER, Être et Temps (SuZ), Trad.
Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard,
Paris, 1964.
Martin HEIDEGGER, Essais et conférences (Ess. et
Conf.), Trad. Franç. André PRÉAU, éditions
Gallimard, coll. TEL, Paris, 1958.
Introduction
Il n'est pas sans difficultés d'aborder un sujet
à la fois aussi large et aussi précis que celui de
l'utilité. En effet, l'homme se trouve, dans son existence,
d'emblée confronté à son monde environnant et aux choses.
Son premier souci est d'user de ces choses, de les utiliser en vue de son
propre intérêt. Cet usage n'est pas forcément lié
à un instinct de survie et de conservation, il se manifeste plutôt
comme le rapport fondamental de l'homme au monde. On pourrait définir
simplement l'utilité de la manière suivante : celle-ci
désigne tout usage qui est ou peut être avantageux à
quelqu'un ou à une société donnée ; elle a donc un
rapport à la satisfaction d'un besoin mais tout le problème est
de savoir si l'utilité ne constitue que l'écho de ce besoin.
C'est à travers deux philosophes allemands très
différents que nous pouvons arriver à développer un
certain nombre d'aspects sur ce concept éminemment problématique.
Hegel, grand philosophe allemand de la fin du XVIIIe siècle
et du début du XIXe siècle, choisit de la
considérer sous un aspect strictement conceptuel : l'utilité est
un concept déterminé qui intervient à une époque
précise et qui participe du développement concret de l'Esprit qui
veut se poser comme Esprit. Elle possède donc une place et une fonction
particulières dans le système hégélien et c'est de
cette dernière qu'il faut partir si nous voulons tirer quelque profit de
ce concept. En revanche, le philosophe allemand du XXe
siècle, Martin Heidegger, adopte plusieurs angles pour
appréhender l'utilité : d'abord, il la saisit de manière
transversale à travers le concept d'ustensilité qui régit
ontologiquement le rapport de l'homme à l'utilité. Ainsi,
l'utilité jouerait un rôle précis dans un complexe
référentiel institué par l'ustensilité ; il faudra
évidemment définir avec précision ce rapport ainsi que le
concept de l'ustensilité. L'autre angle d'attaque demeure celui de la
technique où l'utilité joue un rôle central et
spécifique. Heidegger opère une critique radicale de l'ampleur du
développement technique au XXe siècle. L'homme se
soumet de plus en plus à un règne abstrait de l'utilité
qui gère tous les rapports sociaux et le contact avec la nature.
L'utilité technique a tendance à trahir le projet ontologique de
l'ustensilité, elle implique la systématisation d'une utilisation
et transforme l'usage en une usure indéfinie. La société
de l'utilité est alors l'institution d'une généralisation
du mode de l'utiliser. Les conséquences en sont une dégradation
et un appauvrissement de l'essence humaine. Il est donc nécessaire
d'étudier ces deux aspects pour comprendre l'origine de la notion
d'utilité chez Heidegger.
L'utilité s'avère un concept complexe, aux
multiples facettes, et qui touche à la fois la vie de l'homme et son
existence d'où on ne peut le réduire à la satisfaction
d'un simple besoin. Tout notre travail consiste à définir chez
Hegel et Heidegger l'utilité dans toutes ses manifestations
phénoménales et à comprendre ce qu'elle implique
philosophiquement. Nous tenterons de cerner ses origines et son essence pour
déterminer clairement sa provenance et son enracinement. Il existe
peut-être un décalage entre l'essence de l'utilité et
l'utilité elle-même et c'est ce décalage que la philosophie
tend à dénoncer. L'utilitarisme désignerait une forme de
l'utilité qui exploiterait ce décalage : il se formerait sur un
fond d'humanisme qui risque de se retourner contre l'essence humaine et c'est
pourquoi la philosophie doit résolument se constituer en un
antiutilitarisme.
En étudiant précisément ses
caractéristiques et ses diverses figures phénoménales,
nous pouvons prendre conscience de l'ambivalence de ce concept ou de cette
notion puisqu'il s'agit d'une notion chez Heidegger. Alors que pour ce dernier,
l'utilité dans sa configuration technique, semble être
rivée aux besoins vitaux, Hegel, grâce à une
réflexion économique sur le travail qui n'est pas présente
chez Heidegger, a montré que l'utilité cultivait les besoins de
l'homme en transformant leur immédiateté en une véritable
médiation. Hegel a beaucoup réfléchi sur les conditions
d'apparition de notre société moderne et il tente de saisir
l'essence de la société civile fondée sur l'utilité
; dans ce type de société, l'utilité crée de
nouveaux besoins et permet d'articuler entre eux ces besoins. Elle
développe et complique indéfiniment le rapport entre l'Universel
et le singulier ce qui explique aussi sa fragilité. Ce concept est alors
saisi de manière positive même si Hegel ne manque pas d'indiquer
ses limites : l'utilité motive la série des rapports sociaux et
des rapports de l'homme à la nature. L'homme vit cette utilité
plutôt qu'il ne la saisit effectivement et le rôle de la
philosophie est de restituer les médiations concrètes qui
façonnent la société humaine. Mais ceci ne demeure qu'un
aspect de l'utilité car celle-ci se présente comme un Janus
c'est-à-dire une figure double qui ne peut jamais être
saisissable en tant que telle. Elle peut même devenir une illusion : je
crois utiliser une chose ou quelqu'un alors que je suis utilisé par elle
ou par lui. C'est certainement dans ce renversement des rapports qu'on peut
mieux appréhender ce concept ou cette notion suivant que l'on adopte une
optique hégélienne ou heideggérienne. Hegel et Heidegger
décrivent à leur manière ce renversement des rapports,
l'un étant dialectique et l'autre ontologique c'est-à-dire
concernant les rapports de l'homme à l'Être.
En fin de compte, on ne peut pas en rester au niveau de
l'utilité et il faut pour cela absolument envisager les modalités
d'un dépassement d'une utilité qui a tendance à
s'égarer dans le piège utilitaire. Si la philosophie veut lutter
contre le développement de cet aspect négatif de l'utilité
qu'est l'utilité utilitaire, il faut qu'elle redéfinisse
l'utilité elle-même et montrer que celle-ci ne s'achève pas
forcément dans un utilitarisme qui comprimerait et supprimerait toute
différence. Or, c'est ici que divergent sensiblement Hegel et Heidegger
: alors que la pharmacie de l'utilité réside dans la philosophie
pour Hegel, Heidegger la suspecte d'être contaminée par
l'utilité utilitaire du fait même que l'utilité est un
concept qui s'enracine dans la métaphysique occidentale. Pour lui, toute
philosophie aboutit à une philosophie de l'utilité tandis que
Hegel envisage plutôt une véritable utilité, celle de la
philosophie qui permettrait d'éviter ces dérives utilitaires.
Cette véritable utilité qu'est l'utilité de la philosophie
répond à un besoin de l'existence humaine. Nous pouvons
déjà indiquer une réponse à la question
posée au début de cette introduction : l'utilité n'est pas
simplement un écho au besoin, elle est une réponse à
l'appel de l'existence et de l'existant qu'est l'homme. Il faudra
définir précisément ce besoin et le différencier
des autres. Hegel redéfinit l'utilité qu'il opposerait à
un utilitarisme plat et ravageur. Heidegger semble en accord avec cette
idée mais il envisage ce dépassement hors de la philosophie ; il
faudrait se doter d'une nouvelle pensée qui comble les lacunes de la
philosophie. C'est bien au coeur de l'époque utilitaire que le besoin de
la pensée, qu'elle soit philosophique ou non, se fait plus pressant.
L'intérêt de cette réflexion réside surtout dans le
fait qu'elle mettra en lumière, sur un point précis, toutes les
différences d'approche entre Hegel et Heidegger, l'un
persévérant dans un optimisme philosophique et l'autre
délaissant ce domaine et ouvrant un chemin à une
méditation dont on ne sait pas la destination.
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