Les mythes fondateurs de l'A.P.R.A: Témoignages et production historiographique( Télécharger le fichier original )par Daniel Iglesias Université Paris VII-Denis Diderot - Maîtrise d'Histoire 2004 |
2) La recherche d'une assise populaire durable pour la figure d'Haya de la TorreDans un parti structuré et dépositaire d'une longue histoire comme l'APRA, la question de la légitimité passait par une interprétation de ses victoires sociales. Il s'agissait pour Haya de la Torre, de démontrer qu'il avait toujours suivi la ligne sociale du parti, et qu'il était « le véritable disciple de ses grands ancêtres »327(*), alors que ses adversaires s'étaient écartés de cette ligne. Ce travail idéologique cherchait à cimenter l'affectivité collective autour d'un construit historiographique qui aspirait à « redonner à chacun le sentiment de faire partie d'une histoire légitime »328(*). Haya de la Torre évoquait pour cela son passé d'acteur dans des luttes sociales, sous forme de témoignages descriptifs proches de l'histoire romancée « qu'un sujet se donne à lui-même et qui soutient les identifications et les exclusions »329(*). Dans cette présentation, que parachevait l'historiographie apriste, l'acquisition de la journée de travail de huit heures (1918-1919) par les ouvriers de Lima servait de préhistoire du mouvement apriste, et de son caractère revendicatif en matières de droits sociaux et de l'amélioration de la condition ouvrière. Quant à l'exposition de la persistance du leadership chez Haya de la Torre, elle poursuivait la volonté de renouveler le culte du fondateur de l'APRA, de créer un lien direct entre les adhérents apristes et leur chef, et d'exalter l'unité du parti. Dans cette hiérarchisation de l'organigramme apriste, l'illustration de la condition d'Haya de la Torre en appelait aux sens des lecteurs à travers un caractère quasi érotique qui visait un attachement intense. Ce discours le dépeignait alors comme un guide suprême qui ne jouissait pas « du plaisir d'exercer son pouvoir, ni même de la satisfaction d'être reconnu pour sa compétence, mais du plaisir d'incarner l'idéal des adhérents et d'être aimé à ce titre. »330(*). a) La mythification de la victoire lors de la lutte pour la Journée de Huit heuresLes revendications ouvrières pour une modification du temps de travail au Pérou commencèrent à la fin de l'année 1918. Mais selon Percy Murillo, ces revendications sociales trouvaient leur origine dès 1905, dans les propositions formulées par la Fédération des Boulangers dans son programme d'inspiration Gonzalez-Pradiste, et dans les positions du Groupe du Nord auquel participa activement Haya de la Torre dans sa ville natale dans les années 1910 et dont « on ne peut oublier le rôle que joua dans les luttes sociales » de cette région sucrière »331(*). Percy Murillo faisait même de ce groupe de lettrés de Trujillo, où « on trouvait des noms comme César Vallejo, Alcides Spelucin, Francisco Xandoval, Macedonio de la Torre, José Eulogio Garrido, Oscar Imaña, Eloy Espinoza, Juan Espejo Asturriaga et Federico Esquerre »332(*), l'organe précurseur des idées avant-gardistes en matière de législation sociale, du fait de son positionnement en faveur des réclamations des travailleurs des haciendas sucrières des vallées de Chicama et de Santa Catalina333(*). Les apristes convoitaient ainsi le fait d'affermir leur présence, même indirecte, en tant qu'étudiants, dans un mouvement ouvrier qui paralysa la capitale péruvienne par ses grèves. Se basant sur son amitié avec le dirigeant ouvrier, Nicolas Gutarra334(*), et sa renommée parmi les ouvriers, Haya de la Torre, estimait que ce lien demeurait beaucoup plus étroit, puisqu'il avait lui-même participé aux manifestations, et en avait été l'un des meneurs. Prolongeant la démarche explicative entamée par Murillo, le leader apriste livrait dans ses OEuvres Complètes, son témoignage de combattant actif durant les journées les plus dures du mouvement gréviste. Il y détaillait dans un texte nommé `'Jornada de las 8 horas'' (La Journée de Huit Heures), préalablement publié en 1941 dans la revue clandestine du Parti Apriste, Lecturas Obreras (Lectures Ouvrières), sa participation aux évènements, et surtout son rôle dans la victoire des demandes formulées par les ouvriers, à qui s'était jointe une partie des étudiants de San Marcos. Haya utilisait pour cela une rhétorique fortement empreinte de connotations dramatiques, voire d'une théâtralité dont il était à la fois le héros, et le narrateur. Cette dramatisation formulait de manière chronologique tous les éléments exprimant une montée de la tension ou de la menace de la part des forces de l'ordre335(*). Elle illustrait la communion populaire entre les ouvriers et les étudiants, transformant cette dernière en cri de révolte nationale, véritable expression d'une légitimité enfin dévoilée. Les ouvriers y brillaient par leur force et leur courage, manifestant par la vigueur de leur hymne336(*), leur prédisposition à mener un combat proportionnel à l'enjeu. D'un autre côté, le leader apriste cultivait son image de garant de la justice sociale en revenant sur les dialogues qu'il échangea furtivement et en pleine manifestation, avec les forces de l'ordre. Il s'y montrait ostensiblement en permanente position de force face au commandant chargé de freiner les manifestants, à qui il répondait « sur le même ton »337(*) tout en lui rappelant qu'il « commettrez un crime »338(*) s'il pensait tirer sur la foule. L'inclusion de ces dialogues lui permettait de manifester sa force de commandement, et sa virilité. Ces dialogues lui servaient pour personnifier davantage le combat339(*), et la responsabilité déployée pour manoeuvrer des foules tendues par l'exposition à la violence policière, et la prodigalité des conseils des anarchistes qui voulaient affronter les forces de l'ordre. Ils singularisaient également la prise de décision340(*) qui s'effectua autour de la position stratégique à tenir face à la menace d'assaut des forces de police, ce qui mettait en lumière sa capacité à se hisser en héraut du peuple. Quant au tableau de la victoire finale, il exposait les instants décisifs de façon encore plus symbolique, examinant l'acquiescement du gouvernement de manière précise, racontant même que ce fut « cinq heures dix minutes de l'après-midi du 15 janvier 1919, que la voiture du Ministre du Travail s'arrêta devant le local de la Fédération des Etudiants, au Palais de l'Exposition »341(*). Cette illustration de sa détermination imbattable le portait d'un autre côté, à déplacer le combat social autour de l'instant où il reçut le texte de loi et que « convaincu que c'était le même que l'on avait accordé avec le ministre »342(*), il prit la parole pour annoncer la bonne nouvelle. Haya de la Torre relevait à cette occasion le caractère esthétique de la victoire, montrant un peuple quasiment en délire après qu'ait été prononcée la nouvelle si attendue de la modification du code du travail, et si heureux que « les manifestations de joie durèrent plus d'une demi-heure »343(*) jusqu'à voir « les troupes laisser la voie libre aux manifestants »344(*). Il donnait simultanément un caractère de charnière à cette conquête sociale, la transposant en acte fondateur d'organisations syndicales345(*) plus structurées, qui ne se contentaient point de la journée de huit heures de travail pour les ouvriers, mais qui demandaient une revalorisation de la condition ouvrière et des salaires. Exposées par Haya de la Torre et l'APRA comme le point de départ des luttes sociales péruviennes au 20ème siècle, les manifestations ouvrières de 1918-1919 pour une modification du temps de travail, réussirent à obtenir la journée de huit heures pour les ouvriers. Pour Haya de la Torre, ces journées de lutte anticipaient la Réforme universitaire péruvienne et les Universités Populaires Gonzalez Prada346(*). Elles avaient été scellées par sa fermeté, sa capacité à négocier, et à s'imposer face aux dérives potentielles que porte toute manifestation sociale. Ce récit contribuait dès lors à renforcer la légitimité qu'il pouvait avoir, et qui s'était exprimé à juste titre par le passé, même à son plus jeune âge. Il lui conférait ce statut de leader inné, de chef intemporel, que les apristes ne doutaient pas de mettre en avant dans chacun de leur discours. Cet évènement passa dans la longue liste des conquêtes attribuées à Haya de la Torre, ce qui nourrit par conséquent les débats autour de son rôle durant ces journées, ce qui fit même dire à Basadre : « à mon sens, la conquête des huit heures de travail furent des journées uniquement ouvrière»347(*). * 327 Ansart Pierre, La gestion des passions politiques, op.cit., p.126 * 328 Ansart Pierre, op.cit., p.126
* 329 Ansart Pierre, op.cit., p.126 * 330 Ansart Pierre, op.cit., p.117
* 331 Murillo Percy, op. cit., p.28 * 332 Murillo Percy, op. cit., p.28 * 333 Ces deux haciendas se situent au nord de la ville de Trujillo, et à l'époque, elles étaient la possession de la famille péruvienne d'origine allemande Gildemeister. * 334 « Dans les premiers jours du conflit, et en veille de la grève générale, je m'était lié d'amitié avec un des plus efficaces et spontanés agitateur de masses que j'ai jamais connu : Nicolas Gutarra. », Haya de la Torre, revue Apra, In Murillo Percy, op. cit., p.30 * 335 « Mes deux compagnons de délégation Bueno et Quesada, revinrent de façon agités, m'amenant la nouvelle que la troupe était entrain de placer des fusils-mitrailleurs le long du parc correspondant à l'Institut d'Hygiène, et que le commandant en charge, le lieutenant-colonel Juan Carlos Gómez, envoyait la notification péremptoire à l'assemblée pour qu'elle lève la grève générale. », Haya de la Torre, `'La jornada de la 8 horas'', Obras Completas, op.cit., p.230 * 336 « Venez tous les camarade à la lutte, car aujourd'hui s'engage l'incarné et libre enseignement, qui flotte ai soleil de l'avenir. », Haya de la Torre, `'La jornada de la 8 horas'', op.cit., p.231 * 337 Haya de la Torre, `'La jornada de la 8 horas'', op.cit., p.230 * 338 Haya de la Torre, `'La jornada de la 8 horas'', op.cit., p.230 * 339 « Le commandant le parlait depuis son cheval imposant ; moi je lui répondais sur le même ton. Cependant, lorsque je lui dis :''consultez avec vos supérieurs et vous verrez qu'il y a d'autres manières de gérer l'affaire, et vous commettrez un crime si vous tirez sur les ouvriers'', je vis que mes paroles lui avaient causé une certain effet. », Haya de la Torre, `'La jornada de la 8 horas'', op.cit., p.230 * 340 « Minuit passé, je me suis dirigé vers le coin de la rue du centre où se trouvait le commandant Gomez et un groupe de militaire, et je leur dis que tout était prêt. `'-Et ceux qui présidaient l'assemblée où sont-ils ? -Celui qui présidait l'assemblée au moment de sa dissolution c'était moi, et me voici. -J'avais besoin d'ouvrier et vous m'avez trompé, je vais vous arrêter ! -Je vous avais dit de faire ce que vous voudriez, et vous me faîtes par peur -Pourquoi vous criez ? -Parce que vous criez ! -A moi, vous ne me m'agressez pas -Ni vous à moi !'' », Haya de la Torre, `'La jornada de la 8 horas'', op.cit., p.230 * 341 Haya de la Torre, `'La jornada de la 8 horas'', op.cit., p.236
* 342 Haya de la Torre, `'La jornada de la 8 horas'', op.cit., p.236 * 343 Haya de la Torre, `'La jornada de la 8 horas'', op.cit., p.236
* 344 Haya de la Torre, `'La jornada de la 8 horas'', op.cit., p.236
* 345 « Vingt quatre heures après, se réunissaient au local de la Fédération des Etudiants au Palais de l'Exposition, les dirigeants des syndicats ouvriers du textile pour commémorer la victoire de la journée de huit heures. Je les invitai à constituer la Fédération des Travailleurs Textiles du Pérou. Je rédigeai l'acte et fut fondée la plus puissante organisation ouvrière du pays, dont l'histoire des luttes pour l'amélioration de la classe des travailleurs a 25 ans d'honneur. », Haya de la Torre, `'La jornada de la 8 horas'', op.cit., p.237
* 346 « Comme cela, on lança les bases du grand front ouvrier et étudiant qui , deux ans plus tard, également un jour de janvier mais en 1921, s'affirmait indestructiblement avec la fondation de la première Université Populaire, qui portait le nom glorieux de Gonzalez Prada. », Haya de la Torre, `'La jornada de la 8 horas'', op.cit., p.238 * 347 Basadre Jorge, La vida y la historia, op.cit., p.194 |
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