Les mythes fondateurs de l'A.P.R.A: Témoignages et production historiographique( Télécharger le fichier original )par Daniel Iglesias Université Paris VII-Denis Diderot - Maîtrise d'Histoire 2004 |
b) Le développement d'une culture du chef intemporelComme l'explicitait en son temps Aristote dans Rhétorique, le langage politique traditionnel utilise largement des mots, dont le caractère persuasif est dans la plupart des cas, une évidence. Pour les auteurs, le but est de transmettre une idée ou un message de la manière la plus directe possible, en ayant recours à des mots symboliques qui puissent traduire l'idéal-type de l'homme politique. Après avoir énoncés le parcours politique de leur chef, d'autres témoignages d'apristes, portaient leur choix sur ce qu'évoquait chez eux le souvenir de leur illustre leader. Ils faisaient alors allusion par des termes relatifs au pouvoir, plus précisément au leadership, à l'image de Víctor Raúl Haya de la Torre. L'utilisation de cette terminologie briguait la persistance dans le temps de ce dernier, par une reproduction permanente de caractères vertueux et héroïques. Dans certains cas même, cette manifestation de la puissance d'un homme reléguait le décor historique en second plan, rendant le chef apriste quasi-intemporel, tant les souvenirs ne conservaient que tout ce qui le concernait. Dans certains témoignages, comme celui du syndicaliste apriste, Julio Rocha (1981), l'action politique d'Haya de la Torre devenait l'élément central du récit. Elle était à la source de tout processus politique péruvien, et de toute modification dans la vie politique de ce pays, de manière à exprimer la convergence de tous les phénomènes politiques d'un temps donné vers une seule personne. Utilisant des caractères hagiographiques, Julio Rocha dessinait un passé qui témoignait uniquement des bienfaits du jefe (Le chef), et qui ne pouvait être compris sans lui. Rocha défendait sa position en se basant sur sa propre expérience militante démarrée en 1922 suite à un discours public d'Haya de la Torre. A la question sur les raisons de sa ferveur envers son chef de parti, il répondait en disant qu'elle s'expliquait uniquement par « la sympathie, l'amour et les aspirations qu'il avait envers nous tous »348(*). Cette sympathie d'Haya envers son peuple, était d'ailleurs colorée d'une dimension universelle349(*), qui entretenait toute une liste de vertus qu'on lui attribuait, mais dont la plus évocatrice demeurait le don de la parole et le poids de son verbe350(*). Ce témoignage livrait également le souvenir d'un leader héritier d'une longue tradition351(*) qu'il transforma pour mieux l'utiliser, et dont il en fut l'illustre, mais parfois incompris guide, sans qui les Péruviens n'auraient pu atteindre le bonheur et la grandeur352(*). Mais également, Julio Rocha transposait l'esprit de sacrifice apriste à la seule conviction de lutter pour l'oeuvre et la personne du Jefe353(*). Elle justifiait selon lui, l'histoire du parti, l'engagement durant toutes les années où Haya de la Torre vécu, et les motivations qui continuaient à habiter le parti, où moment même où des luttes intestines rongeaient l'APRA. En effet, le parti se trouvait en pleine crise de succession, et il était tiraillé entre son courant syndical qui joua un grand rôle social durant la phase de transition politique de 1975-1980, et le positionnement des vieux cadres « aristocratiques » (Luis Alberto Sanchez, Andres Townsend, Armando Villanueva), qui refusaient la poursuite des mesures héritées du vélasquisme. Son courant intellectuel, anti-marxiste et auteur de l'historiographie officielle, nomma finalement Armando Villanueva aux élections générales où il perdit avec 24,4% des voix contre 45,37%, du vieux rival de Haya de la Torre, Belaunde. Les apristes firent un portrait historique d'Haya de la Torre hautement symbolique. Déjà dans ses OEuvres Complètes, celui-ci montrait la voie en évoquant son combat social pour la Journée de Travail de Huit heures, à travers tout un ensemble de mots qui, « là où ils parlent, éveillent des connotations positives »354(*). Ces mots, voire l'inclusion de dialogues lui servaient à hisser sa figure historique en force motrice pour le peuple et en héros d'un panthéon séculier. Ils explicitaient des luttes qui remontaient à soixante ans en arrière, et qui complétaient une vie longue et complexe, dont « les trois quarts furent dédiés au combat, avec tous les risques que cela comportait pour celui qui joue sa vie en pleine aventure»355(*). Combattant social ou « dynamo en marche » comme le nommait Luis Alberto Sanchez, Haya de la Torre symbolisait pour les siens, l'esprit de sacrifice dont il fallait s'inspirer, au point de se sacrifier pour lui. Car indépendamment de ses réussites et de son esprit, de sa personne et de ses idées, il demeurait, ce que Julio Rocha résumait en quatre mots : « el jefe, Víctor Raúl » (le chef Víctor Raúl).
Parce qu'elle n'est point une improvisation tactique, la parole politique, sous ses multiples formes, revêt une forte dimension dramaturgique. L'attention est fixée, principalement, sur les effets sensitifs que peut provoquer la médiatisation généralisée à l'intérieur du champ social. Cette extériorisation d'idées ou de symboles cherche à offrir une « impression idéalisée » de tout ce qu'incarnent les forces en présence, en persuadant ceux auxquels elle s'adresse, de la correspondance absolue des visées politiques des acteurs avec la réalité. Les témoignages des cadres historiques de l'APRA et leur production historiographique sur les origines de leur parti, fournissent eux aussi, malgré leur apparente liberté de ton et de style, des indications qui viennent corroborer des processus politiques visant à la conquête du pouvoir. C'est à notre sens, cette caractéristique majeure de l'aprisme, qui justifie et légitime l'utilisation du terme « populisme » pour désigner ce parti politique péruvien. Car comme nous l'avons démontré au cours de travail, l'utilisation de l'histoire par l'APRA répondait à sa volonté d'étendre le postulat de l'unité du peuple, l'évocation de sentiments populaires et une assurance péremptoire avec laquelle son chef suprême se posait en « reflet des aspirations et des craintes populaires »356(*). Ce recours au passé permettait d'ailleurs à l'APRA, d'exposer sa version des origines jusqu'à la transposer en lecture unilatérale et officielle d'un passé caractérisé comme évangélique, et d'enraciner durablement son histoire dans l'imaginaire collectif péruvien. Le parti pouvait de ce fait continuer à entretenir son image de garant de la cause sociale et anti-impérialisme au Pérou et en Amérique latine, même si de nombreuses évolutions idéologiques s'étaient produites en son sein, au point de passer d'une composante farouchement anti-impérialiste (années vingt et trente) à une autre « farouchement anti-communiste et pro-U.S »357(*) (années cinquante et soixante), pour enfin se transformer en un parti « dit social-démocrate » dans les années soixante-dix. Née dans les pages de la revue Amauta en 1928, cette lecture des berceaux de l'aprisme a su successivement s'adapter en fonction des bouleversements de la vie politique péruvienne, sans pour autant perdre sa spécificité et son unité en thèmes, en lieux, et en personnes. Elle a su mobiliser des ressources du passé telles que la Réforme universitaire de Cordoba et sa soeur péruvienne de 1920, la Révolution mexicaine, la légitimité de Gonzalez Prada, ou des expériences plus locales comme la Journée de Huit heures, jusqu'à en faire les signes annonciateurs d'une histoire qui commença le 7 mai 1924. Ce qui, peu à peu, traduisait une volonté de révéler la spécificité de l'aprisme, se convertit finalement en sceau d'une lecture incontestable d'un passé qui témoignait à répétition de la nature unique et de la grandeur de l'APRA sur la scène idéologique mondiale. Ce discours s'arrogeait pour cela le droit d'affirmer que l'avenir du peuple péruvien dépendait quasi exclusivement d'un seul homme, Víctor Raúl Haya de la Torre. Celui-ci était d'ailleurs esquissé en relation directe avec le peuple dans son ensemble, loin de tout clivage partisan et reflétant à chacune de ses interventions, la volonté générale. De ce fait, les récits se multipliaient pour raconter les entreprises réalisées par cet homme à différentes étapes de sa jeunesse, comme si finalement, la seule origine du parti qui soit, demeurait l'enfance, l'adolescence, et la fleur de l'âge d'Haya de la Torre. La rhétorique utilisait pour cela de manière sélective des sentiments (angoisse, anomie, malaise) que ressentait la population péruvienne dans son ensemble. Elle s'en nourrissait d'ailleurs, au gré des humeurs et des désillusions face aux échecs répétitifs de la classe dirigeante, dans tout les cas, moins pour présenter un programme ou des propositions concrètes, que pour exploiter les défaillances des régimes successifs dont les mesures prises, avaient plongé le pays dans des crises successives. Cette écriture de l'histoire exploitait parallèlement le rayonnement d'évènements passés sous le ton de l'agressivité polémique, non tant dans la forme, que dans l'affirmation tranchée d'un temps de la grandeur, des réussites en matière économique et sociale, bref, de tout ce que l'on pouvait revigorer en se ralliant à la cause apriste. Cette lecture historiographique puisait alors ses ressources dans divers thèmes, aussi variés que l'anti-impérialisme de la Révolution mexicaine, que la rénovation culturelle propre aux Réformes universitaires ou que les appels à la justice sociale d'un Gonzalez Prada, proche de l'APRA par son amitié avec « el Jefe ». Mais elle gardait les connotations les plus importantes pour les expériences de Víctor Raúl Haya de la Torre, hissé à la fois en héros sportif qu'en enfant solidaire. Les exploits sportifs de l'enfant Haya, par exemple, symbolisaient au mieux son esprit de camaraderie et sa force de commandement, dans la mesure où il entretenait, comme au basket, « une démarcation affective entre l'équipe des bons, dont il renforce la cohésion, et celle des méchants ou des hypocrites, dont les déboires réjouissent »358(*). Unissant par son vécu le peuple, le chef charismatique s'en voulait également l'expression. Il en était d'ailleurs à la fois le guide, l'interlocuteur et l'acteur. Cette pluralité des charges lui conférait ainsi un statut au dessus de tous dans son parti, voire sur la scène politique péruvienne et latino-américaine, car elle témoignait effectivement de la prétendue efficacité imparable de cet homme qui, parti de rien, réussit à s'imposer d'abord comme leader étudiant, puis comme chef du Front des Travailleurs Manuels et Intellectuels, jusqu'à attiser les foules au simple son de sa voix. Elle légitimait sa capacité à gouverner, à être un Président de la République inoubliable, car son vécu avait été si grand, que le futur ne pouvait être que plus glorieux. Car, Haya de la Torre était non seulement un homme de terrain qui combattit à côté de son peuple, il le représentait aussi par sa qualité de penseur et d'idéologue, d'esprit au service de sa dévotion la plus chère : le peuple péruvien. La question des usages politiques du passé ne se limite en rien au simple cas de l'APRA. Elle résulte en réalité, de l'un des paradoxes de toute production historiographique, voire du métier d'historien, tant « à vrai dire, tout discours historique est susceptible d'usages politiques, que cela soit fait de son auteur, de ses destinataires ou encore qu'il faille l'attribuer au rapport particulier que les seconds entretiennent avec le premier »359(*). Mais ce qui fonde la spécificité du cas apriste ou plutôt de son usage du passé à des fins politiques, c'est sa capacité à juxtaposer le réel et le discours historique, « comme s'il existait une relation nécessaire entre le texte et la réalité dans laquelle le texte historique représenterait un monde défini et doté de sens »360(*). Cette juxtaposition explique d'ailleurs selon nous, ce qui permit au parti d'instaurer un consensus historiographique autour de ses origines, ce que des publications telles que The politics of Reform in Peru : The Aprista and other Mass parties of Latin America de Hilliker Grantde (1971) ou El movimiento Aprista Peruano de Kantor Harry (1964), s'empressèrent de reprendre, ni voyant pas le poids de cette historiographie à sens unique. L'effort de ce Mémoire était à cette occasion, d'expliciter et de contextualiser l'historiographique apriste afin de mieux saisir les raisons qui ont fait de cette lecture historique, un double mythe populiste. Il visait ainsi à montrer le poids d'une lecture des origines qui, bien qu'entrecoupée, réussit à sacraliser l'APRA en tant qu'institution indépendante des hommes qui la dirigent, et comme symbole collectif de l'unité du peuple péruvien, au point d'en faire une version officielle reprise par tous. Mais surtout, il cherchait à montrer comment progressivement les apristes réussirent à faire d'Haya de la Torre, un objet de culte d'une religion séculière, dont la mémoire demeure encore de nos jours, liée à la lutte sociale pour tous les Péruviens et aux injustices qui l'empêchèrent d`être président. Ce qui finalement avait pour but, d'expliquer les raisons historiques qui firent de l'historiographie apriste, une réussite, au point que les Péruviens cultivent encore l'idée qu'« APRA es Haya y Haya es APRA » (L'APRA, c'est Haya et Haya c'est l'APRA). * 348 Rocha Julio, In Vega Centeno Imelda, Aprismo popular : mito, cultura e historia, Lima, Tarea, 1985, p.20.
* 349 « Un gentleman, qui nous appréciait tous, du grand au petit, et du plus grand au plus petit, du millionnaire au plus pauvre. Ceci ne peut être fait par tout le monde. Dans ses manifestations par exemple, il serrait toutes les mains, et témoignait d'une grande affection. Voilà pourquoi, nous le suivîmes dans la lutte qu'il mena, pour sortir de notre situation, et pour utiliser nos droits de l'homme, que nous devons tous avoir. », Ibid, p.21 * 350 « La chance a voulu que durant plus d'un demi-siècle, il ne perdit jamais le don de la parole évocatrice. Il le maintient comme l'enchantement et l'ensorcellement de son ardent magistère verbal. », Ibid, p.21 * 351 « Tout conduisait à l'apparition de grands leaders comme ce qui furent les précurseurs, Gonzalez Prada, Ingenieros, Rodó, Vasconcelos. Parmi les plus jeunes, surgit Víctor Raúl. », Ibid, p.21 * 352 « Dans toutes mes années d'affiliation au parti, sa lutte [Haya de la Torre], sa politique ont été très bonnes. Si nous avions tous compris cette lutte qui nous était favorable, on aurait une autre maison, on vivrait heureux, on ferait un grand Pérou, si on travaillait tous ensemble. », Ibid, p.22-23 * 353 « En hommage aux milliers de martyrs, de héros anonymes qui contribuèrent à forger généreusement à pérenniser l'oeuvre forgée par Víctor Raúl Haya de la Torre... », Ibid
* 354 Ansart Pierre, op.cit, p.70 * 355 Arcienigas Germán, In Haya de la Torre, op. cit., p.17 * 356 Hermet Guy, op. cit., p.104 * 357 Löwy Micheal, «Le populisme en Amérique latine», in Gallissot René (dir.), Populismes du Tiers-Monde, Paris, L'Harmattan, 1997, coll. « L'homme et la société », p.118 * 358 Hermet Guy, op. cit., p.104 * 359 Revel Jacques Hartog François (sous la dir.), op. cit., p.14 * 360 Giovanni Levi, « Le passé lointain. Sur l`usage politique de l'histoire », in Revel Jacques Hartog François (sous la dir.), op. cit., p.26 |
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