2.5.2 Le processus d'autonomisation et l'automatisation
L'autonomisation des opérations d'apprentissage,
telle que présentée par Grégoire
(dans Depover, & Noël, 1999) tire son origine de deux
aspects importants de la théorie
de la représentation des connaissances
présentée par Anderson8 : celui de la
procéduralisation et celui de l'enchâssement des
connaissances déclaratives dans les règles de production
de niveau général ou spécifique (les
règles de production spécifiques sont appelées
habiletés9) selon les situations. Grâce à
la psychologie cognitive, l'on sait que le caractère automatisé
et peu conscient de certaines procédures
est essentiel pour libérer l'espace dans la mémoire
de travail (zone de la conscience).
D'une part, plus les procédures sont
automatisées, plus il y a de l'espace dans la conscience pour les
procédures de haut niveau relatives au raisonnement et à la prise
de décision. D'autre part, les règles de production
générales supposent une prise de conscience chez l'apprenant
et lui permettent de s'adapter aux nouvelles situations. Les règles de
production spécifiques étant propres à des
situations spécifiques, elles sont alors très
stéréotypées et demandent peu de conscience de la part du
sujet. Celles-ci peuvent être déclenchées de
manière quasi automatique. Ce sont là deux niveaux de
conscience où sont déployées les stratégies dites
respectivement indirectes (métacognitives) ou directes (cognitives).
Ceux sont ces mêmes stratégies que notre recherche vise
à vérifier à travers le discours des scripteurs/lecteurs
dans le pilotage de leur projet d'écriture ou de lecture. Nous
allons vérifier dans notre analyse si ces stratégies les
avaient rendus autonomes dans leurs choix à faire tout au long
de la réalisation des tâches.
8 La théorie ACT (Contrôle Adaptatif de
la Pensée), de l'anglais Adaptative Control of Thought au début
des années 80
9 Traduction de l'anglais « skills ».
Toutefois, les procédures spécifiques ou
règles de production spécifiques (habiletés) ne
sont pas immédiatement automatisées. Selon Anderson (1983),
ces habiletés sont acquises seulement à un troisième
stade, le stade autonome. À ce niveau,
le contrôle conscient sur le comportement disparaît
presque totalement comme dans le cas d'un expert qui a de la
difficulté à expliquer à autrui comment faire. C'est
par exemple ce que nous constatons lors de la lecture des mots par un lecteur
expert. « Le décodage échappe en grande partie à la
conscience, au point de ne pouvoir être inhibé :
le lecteur expert ne peut s'empêcher de lire les mots
qui lui sont présentés (Depover & Noël, 1999, p. 27)
». Les pratiques et techniques en gestion des ressources une fois
à ce point maîtrisées pouraient libérerer de
l'espace pour l'assimiliation du contenu de façon ordonnée.
Elles permettraient ainsi ce qu'appelle Tardif (1992/1997) « l'encodage
des connaissances dans la mémoire » grâce à son aspect
de « procéduralisation » qui mettrait
à profit les étapes des processus d'écriture
et de lecture, tel que nous l'avons expliqué à
la section 2.2. C'est le cas de l'outil que nous avons
créé intitulé Le processus d'écriture que
représente la figure 10.
Le tableau ci-dessous résume l'automatisation des
habiletés et présente le lien entre les comportements du
scripteur/lecteur avec les trois stades expliqués par Anderson
(1983). L'on y constate l'absence de la représentation du Moi
dans ce cheminement, donc une impasse à l'autonomie
intégrale.
STADE
|
FONCTIONNEMENT DE L'APPRENANT
|
NIVEAU D'APPRENTISSAGE
|
COGNITIF
|
Pas encore de règles de production
Traduction des nouvelles connaissances déclaratives en
représentations de conditions et d'actions.
Contrôle conscient de l'action
|
Le scripteur/lecteur dépense
beaucoup d'énergie et d'effort
(ressources cognitives) pour réussir
Ex : Apprendre à lire les lettres et les mots
Apprendre à tracer les lettres
|
ASSOCIATIF
|
Procéduralisation (séquence d'actions conscientes
de plus en plus automatiques, c-
à-d. de moins en moins conscientes
Performance
|
Amélioration de la performance
Le scripteur/lecteur dépense moins d'énergie et
d'effort pour effectuer la tâche
Ex : Lecteur novice
Scripteur novice
|
AUTONOME
|
Aboutissement du stade précédent
Habiletés sur pilote automatique
Rapidité et précision dans l'exécution de la
tâche
|
Niveau expert
Ex : Lecteur expert
Scripteur expert
|
Tableau 1. Les trois stades dans
l'apprentissage des habiletés d'Anderson (Depover & Noël,
1999, p. 27)
Selon ce tableau, un scripteur/lecteur
entraîné à la Anderson accèderait
difficilement aux sauts conceptuels lui donnant accès aux processus de
haut niveau, tels
les processus d'élaboration et métacognitifs en
lecture ainsi qu'à la pensée créative en écriture.
En effet, le stade le plus avancé d'Anderson laisse voir un
scripteur/lecteur
« expert » qui aurait libéré de l'espace
dans sa mémoire sans être outillé pour accéder aux
fonctions plus sophistiquées dont son cerveau est capable.
L'automatisation des règles (procédures) de
production est en fait un processus mettant en jeu le degré de
procéduralisation des habiletés spécifiques, en
plusieurs phases, sans une visée autonomisante, c'est-à-dire
sans une évolution du Moi du scripteur/lecteur ainsi
impliqué dans la tâche, vers les trois nouvelles postures
de réussite pour ainsi dire globales. Ce qui représente, pour le
scripteur/lecteur, aux yeux
de Grangeat (1997, p. 96), un manque de :
1- La capacité d'appliquer, de réinvestir, de
transférer dans des contextes variés une connaissance
acquise par ailleurs (Develay, 1992; Tardif, 1992).
2- La capacité d'user de son intelligence en dehors
de la présence de son éducateur (Hameline & al., 1995).
3- La capacité de se détacher de
l'habitus, des cadres de pensée implicites, de tout ce
qui semble aller de soi (Perrenoud, 1994).
En revanche, l'autonomisation, comprise comme un processus
visant l'autonomie intégrale selon Morin & Brief (1995),
répond aux nouvelles exigences de réussite justement parce
qu'elle vise cette évolution interne du Moi du scripteur/lecteur
à chaque confrontation avec une situation nouvelle : «
L'autonomie, vue dans son ensemble, n'est (...) pas une étape
dans le développement intellectuel et social de l'individu, mais
un processus continu de prise en charge au sein du milieu qui l'anime »
(p. 181). Du moment où le scripteur/lecteur
devient conscient de son objectif d'apprentissage (niveau plus global
que les habiletés spécifiques), le processus
d'autonomisation évolue respectivement de la phase d'auto-initiation
à celle de l'auto- régulation puis l'autoréalisation pour
atteindre l'autonomie affective intégrale (Morin &
Brief, 1995). À cette étape, le
scripteur/lecteur est autonome fonctionnellement
(niveau corporel), cognitivement (niveau
gestuel10) et socialement (niveau de l'identité
du Moi). Ces phases, comparées aux stades
d'apprentissage des habiletés d'Anderson ajoutent davantage le
rôle d'acteur conscient de celui-ci. En fait, au tableau 1, le «
stade autonome » d'Anderson équivaut à la « phase
de l'autoréalisation » de Morin & Brief (1995). Le
processus d'autonomisation, contrairement à celui de
l'automatisation, tiendrait en considération la conscience identitaire
du Moi du scripteur/lecteur, soit la dimension sociale et affective de l'acte
d'apprendre, deux versants de la pyramide de la confiance en soi.
Le tableau suivant illustre la différence fondamentale
entre la théorie d'automatisation d'Anderson et celle portée sur
le processus d'autonomisation de Morin
& Brief (1995) : le stade final d'Anderson ne
représente qu'un début chez Morin & Brief. Dans ce
contexte, l'utilisation à portée métacognitive des
pratiques et techniques
en planification et contrôle de projet
faciliterait ainsi l'autonomisation et non l'automatisation. Elle
ferait appel à la conscience du scripteur/lecteur tout au long de
la réalisation des tâches en ce que l'on peut parler
de pilotage vers l'objectif fixé.
10 Selon Brief (1983), il est possible de
distinguer 10 phases progressives qui vont de l'émergence de la
conscience à l'aboutissement de l'acte intentionnel. Elles sont
caractérisées par des types de comportement reflétant une
conscientisation
graduelle de l'action.
L'AUTOMATISATION
selon Anderson (1983)
|
PROCESSUS D'AUTONOMISATION
selon Morin, J. & Brief, J.-C
(1995)
But visé : l'autonomie intégrale (ou
affective)
|
Stades
|
Phases
|
Caractéristiques
|
COGNITIF
|
Phase de l'auto- initiation (p.169)
|
· Aucune prise de conscience de ses besoins ni de ses
désirs
· Expression de soi sans limite ni contrôle
(accomplir les choses impulsivement)
· Désorganisation
· Pas de structuration mentale pour distinguer le Moi du
non-Moi
|
ASSOCIATIF
|
Phase de l'auto- intégration (p. 173)
|
· Prise de conscience du Moi
· Volonté de faire les choses SEUL
· Différenciation avec autrui
· Contrôle
|
AUTONOME
|
Phase de l'auto- réalisation (p. 175)
|
· Utilisation des ressources personnelles pour
établir des relations avec les autres
· Tenir compte de l'autre, échanger
· Ajustement progressif (adaptation), développer
l'écoute
· Oriente son projet en élaborant certaines
stratégies
|
|
Phase de l'autonomie intégrale (p. 180)
|
· Capable de se débrouiller, de défendre ses
idées, de se donner des règles de vie
· Capable d'analyser son vécu
· Dimension affective: s'engager avec conviction, se
disposer à, se risquer,
ressentir ses liens avec autrui, se remettre en question
· Dimension cognitive: s'engager avec pleine
conscience, prendre position, peut s'expliquer et se justifier
· Dimension sociale : s'engager avec
responsabilité et détermination, se mettre à la
disposition des autres, travailler avec les autres, donner son point de vue et
tenir compte des idées des autres
|
Tableau 2. Les quatre phases du processus
d'autonomisation (selon Morin & Brief, 1995)
L'application de ces outils dans cette
visée autonomisante pose d'autres conditions concernant la
connaissance de la manière d'apprendre du scripteur/lecteur telles les
méthodes devancées par De La Garanderie (1974) en ce qui
concerne les
gestes mentaux, l'apprentissage de l'abstraction selon Barth
(1987) et les apports de la neuropédagogie présentés par
Trocmé-Fabre (1987). L'apprentissage scolaire, dans son cadre
institutionnel, est en soi un type d'apprentissage particulier. Dans ce
cadre, apprendre à écrire et à lire à
l'école ne signifie pas écrire et lire pour le plaisir, mais bien
dans un but spécifique, par exemple, réussir les examens
prescrits et répondre à des normes établies. Selon
nous, c'est ainsi que la fixation de l'objectif d'apprentissage serait
plus pertinente dans le contexte de planification et contrôle du projet
de réussite. Dans notre recherche, le scripteur/lecteur serait
lui-même un gestionnaire ayant pour projet (et objectif) de
réussir à l'école et l'enseignant, un gestionnaire ayant
pour projet
(et objectif) d'aider et de soutenir l'entreprise de
l'élève. Le projet de réussite du scripteur/lecteur
est, selon nous, l'interface du projet d'aide de l'enseignant. La notion
de gestion de projet entrerait ici en ligne avec
l'enseignement et l'apprentissage, d'où l'initiative d'emprunter
des pratiques et techniques de planification et de contrôle de
projet dans la formation des scripteurs/lecteurs en classe de français
langue maternelle.
Le processus d'autonomisation de Morin & Brief (1995), tel
que présenté dans le tableau 2, prend en considération le
Moi de l'apprenant. Ce cheminement donne un rôle primordial au
scripteur/lecteur dans son propre cheminement, son propre processus
d'apprentissage. C'est l'aboutissement « d'un long processus
d'autonomisation où chaque étape du développement
affectif, social et intellectuel de l'individu représente autant de
couches enrichissantes qui lui permettent de se prendre
en charge dans son milieu ambiant » (p. 184).
L'évolution de ce « long processus »
pourrait être observée d'après Grangeat
(1997, p. 97) selon trois critères d'autonomisation
présentés dans l'ordre progressif comme suit :
« SE DISTANCIER : C'est établir un espace entre
soi et l'activité
pédagogique.
Réinvestir, transférer, dans des contextes
plus ou moins éloignés, une connaissance acquise par ailleurs.
Afin d'attribuer aux savoirs scolaires un sens suffisant pour les
considérer comme des objets intellectuels répondant à
une classe problèmes.
S'ÉMANCIPER : C'est utiliser son intelligence en dehors de
la présence
de son éducateur. Se libérer de l'emprise
directe de l'enseignant, afin de conduire soi-même son
activité intellectuelle.
Afin d'exercer un contrôle, une régulation sur
l'extension de sa propre intelligence intellectuelle du monde.
SE DÉTACHER : C'est quitter ses routines, ses
cadres de pensée habituels, tout ce qui semble aller de soi. Il
s'agit, pour
le sujet de modifier ses propres inclinations spontanées
»
La réussite des apprentissages, c'est toujours
améliorer l'autonomisation
Encadré 2. Trois critères
d'autonomisation (Grangeat, 1997, p. 97)
Comme l'autonomisation et l'automatisation sont fondées
sur le développement
du savoir-faire, les processus d'écriture et de
lecture tels que déjà présentés par le
programme d'études en classe de françcais langue
maternelle (MEQ, 1995) sont un ensemble de compétences à
développer. Le développement de ces compétences
suivrait
un processus où l'organisation en séquences
(telles planifier la lecture du texte, construire le sens du texte,
réagir au texte et finalement, évaluer sa démarche de
lecture)
peut être considérée comme des
étapes en planification et contrôle de projet. Leur
acquisition serait aussi brisée en tâches successives en termes de
contenus d'apprentissage (par exemple, pour la lecture de textes
littéraires, MEQ, 1995, pp. 14-21) L'application des pratiques et
techniques de planification et contrôle de projet suggère ainsi un
encadrement méthodologique dans l'esprit d'opérationnaliser les
tâches et de les automatiser selon un but, laquelle pourrait alors amener
le scripteur/lecteur à devenir autonome. C'est ce que nous tenterons de
démontrer dans notre analyse des données à travers le
discours des scripteurs/lecteurs.
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