2.5 LE PROCESSUS D'AUTONOMISATION OU LE
DÉVELOPPEMENT DE L'AUTONOMIE INTÉGRALE (AFFECTIVE)
C'est en retraçant l'évolution de la notion de
l'autonomie dans le milieu éducatif que l'on voit émerger
les éléments facilitant l'autonomisation de l'apprentissage.
Nous y comptons l'apprentissage expérientiel et authentique, la
décomposition des compétences en vue d'un enseignement
systématique (tout en visant à faire apprendre à
penser), ainsi que l'exploitation des différents types de connaissance
selon une démarche pédagogique favorisant une organisation
d'expérience. À partir de ces données, il serait plus
évident de considérer la compatibilité des pratiques et
techniques en planification et contrôle de projet utilisées comme
des outils métacognitifs dans un cadre méthodologique de
l'enseignement de l'écriture et de la lecture au secondaire.
2.5.1 L'évolution du concept de l'autonomie
Lorsque s'est déroulée notre recherche, le
concept de l'autonomie ne faisait pas
encore l'objet d'un traitement unanime des théoriciens
en éducation, malgré sa présence latente dans la
majorité des travaux connus. Porcher (1999, préface de
Barbot & Camatarri, 1999) parle même « dans un
avenir proche [...] d'une véritable épistémologie
de l'éducation à l'autonomie, dans ses objectifs
comme dans ses démarches ». Cette mention dévoile
ainsi deux aspects dans le traitement du concept d'autonomie : celui de
l'autonomie comme fin et l'autre comme processus. Ce sont
les aspects axiologique (valeur) et opérationnel dont parlent Barbot
et Camatarri (1999). Il
va sans dire que c'est l'aspect fonctionnel-opérationnel
et non théorique de l'autonomie qui inspire cette recherche.
L'émergence de la notion d'autonomie vaut bien
un retour dans l'histoire de l'éducation afin de comprendre
l'applicabilité des pratiques et techniques de planification
et contrôle de projet. Ces outils permettent l'exploitation et
l'orchestration des dispositifs pédagogiques existants, à la
poursuite de l'autonomisation.
D'abord, de l'empirisme à la psychanalyse, en passant
par le rationnalisme, Freud (1923) a été le premier psychologue
à voir que le développement individuel se ramène à
une lutte intérieure. « Rendons-nous bien compte de ce
qu'est la première tâche de l'éducation. L'enfant doit
apprendre à maîtriser ses pulsions (Freud,1984, p. 199)
». L'éducation doit donc chercher son chemin entre le Scylla du
laisser-faire et le Charybde
de la frustration. Ce que l'on peut traduire en ces
termes : un juste équilibre entre compréhension et
autorité. L'esquisse de l'autonomie s'est formée avec Rogers
(1969) lorsque celui-ci distingue deux modalités extrêmes
d'apprentissage, définissant un continuum. La première
correspond à l'acquisition de connaissances sans signification telle la
mémorisation de syllabes dénuées de sens. La seconde,
à l'opposé, procède d'un apprentissage expérientiel
ou apprentissage authentique; là où, dans des circonstances
pratiques, elle apporte un sens aux yeux de l'individu et entraîne un
changement durable
et profond dans l'organisation ou la perception du moi.
Pour Rogers (1969), la personne se développe grâce à ce
type d'apprentissage. L'individu apprend à apprendre.
Il apprend à rester ouvert à sa propre
expérience et à intégrer en soi le processus même
du changement, ce qui requiert de l'indépendance d'esprit,
de la créativité ainsi que de la confiance en soi pour se montrer
capable d'autoévaluation et d'autocritique.
La notion de l'autonomie a aussi apparu avec Thorndike (1922),
qui ouvre une voie de recherche prometteuse articulée autour
d'une hypothèse fondamentale : l'habileté d'un sujet à
apprendre dépendrait de sa capacité à modifier les
connexions de son cerveau, d'où le besoin de décomposer
les compétences dont on veut doter le scripteur/lecteur en ses
éléments constituants et de les lui enseigner de
façon systématique. Cela mène aux pratiques de drill
and practice et drill plus de Swenson selon Crahay (1999). Ces pratiques
ont fait leur preuve; cependant, l'acte éducatif est
emprisonné dans l'hétéronomie. Elles ne permettent
pas l'accès à l'autonomie, considérée comme le
moteur interne de l'apprentissage par Barbot et Camatarri (1999), donc entrave
à l'évolution individuelle vers son développement
intégral. En appliquant
la technique du fractionnement des tâches en
planification et contrôle de projet, le scripteur/lecteur
profiterait du même mécanisme de ces techniques de « drilling
», tout
en prenant conscience de l'évolution de la
tâche. De cette façon, il serait également
exposé à des pistes de régulation au fur et
à mesure que s'avance la réalisation de la tâche.
Cet outil emprunté de la gestion de projet offrirait ainsi les
avantages des techniques nées des notions devancées par
Thorndike (1922) tout en faisant appel à la conscience du
scripteur/lecteur. Il l'aiderait, selon nous, à développer son
autonomie intégrale.
Après Thorndike, de Pavlov (1927) à
Skinner (1957), l'école des behavioristes s'enrichit de la notion du
conditionnement opérant, selon laquelle l'apprentissage «
opérant » suppose un animal actif, contrôlé par les
conséquences de ses actes. Skinner (1957) a montré comment on
pourrait procéder pour faire apprendre à apprendre ou
pour enseigner la résolution de problèmes et la
pensée créatrice. En fait, comment faire apprendre à
penser? Pour Skinner (1968), « enseigner, c'est construire (p. 9)
» ou, plus exactement, c'est placer le scripteur/lecteur « dans
un environnement qui le pousse à construire un répertoire de
comportements, de connaissance et de compétences jugés
souhaitables (Crahay, 1999, p. 145) ». L'utilisation des pratiques
et techniques de gestion des ressources deviendrait, dans ce contexte, un
encadrement méthodologique pour le scripteur/lecteur dans chaque
situation d'apprentissage en écriture et/ou en lecture.
Après l'enseignement programmé inventé
par Skinner (1968), le XXè siècle a connu des
écoles d'enseignement individualisé. L'autonomie commence
à être nommée explicitement, sous différents
vocables, dans les quatre principes suivants concernant les dispositifs
d'enseignement individualisé selon Crahay (1999) :
- Progression individuelle de l'élève,
à son rythme, vers la maîtrise du contenu ou des
compétences;
- Gestion autonome de le scripteur/lecteur quant
à son processus d'apprentissage en choisissant ses tâches ou en
négociant un plan de travail avec l'enseignant;
- Implication active de le scripteur/lecteur dans
son cheminement vers la maîtrise des objectifs grâce à un
matériel diversifié; (...)
- Rôle majeur de le scripteur/lecteur dans
l'évaluation de la qualité, de la quantité et de la
rapidité de ses progrès.
Cependant, la mention explicite des principes ne
garantit pas l'acquisition des compétences concernant l'autonomie
pratique des élèves. On voit naître alors la
pédagogie de maîtrise proposée par Huberman
(1988), après Bloom (1979). La pédagogie
de maîtrise peut être résumée
en trois principes où sont mentionnées des
stratégies d'enseignement et des procédures
d'évaluation (Bloom, 1979). Elle propose une démarche
où s'articulent rationnellement sept étapes allant de la
définition claire des objectifs à des tâches
reliées aux tests formatifs, en passant par la décomposition de
la matière en unités structurées. C'est ici que le
parallèle se fait parfaitement avec la gestion de projet dans
l'aspect du fractionnement et de l'ordonnancement des tâches.
L'apport de l'épistémologie génétique
est aussi non négligeable dans le domaine
de l'éducation. Elle ouvre une nouvelle ère
dans le domaine de la psychologie et de l'éducation par la
suite. Piaget (1972) introduit à la fois une dimension
développementale ou génétique et une perspective
dialectique dans l'épistémologie de Kant (Crahay, 1999).
Toujours selon Piaget (1972), les connaissances se construisent à
travers des interactions du sujet avec l'objet. À ses yeux,
« l'idéal de l'éducation, ce n'est pas d'apprendre le
maximum, de maximaliser les résultats, mais c'est avant tout
d'apprendre à apprendre; c'est d'apprendre à développer et
d'apprendre à continuer à se développer après
l'école (Piaget, 1972 , p. 171) ». Il y distingue deux aspects
dans le développement intellectuel de l'enfant.
D'un côté, ce qu'on peut appeler l'aspect
psychosocial, c'est-à-dire tout ce que l'enfant reçoit du dehors,
apprend par transmission familiale, scolaire, éducative en
général; et puis, il y a le développement qu'on
peut appeler spontané, que j'appellerai psychologique, pour
abréger, qui est le développement de l'intelligence
elle-même : ce que l'enfant apprend par lui- même, ce qu'on ne
lui a pas appris, mais ce qu'il doit découvrir tout seul. (pp.
144-145).
Ce sont là les pistes précurseurs à
la théorie de l'école socio-constructiviste sur laquelle
reposent les prémisses du processus d'autonomisation qui
se déclenche invariablement lorsqu'une personne est placée
dans une situation nouvelle (Morin et Brief, 1995; MEQ, 2003/2004).
Donc, après Piaget, le constructivisme met en
évidence l'approche de la résolution
de problème qui sous-tend le couple dialectique
assimilation-accommodation (Crahay,
1999). Un enseignement centré sur la
résolution de problèmes donne la priorité
génétique aux problèmes de
réussite où les actions du sujet sont orientées vers
un résultat pratique, par rapport aux problèmes de
vérité où le résultat pratique n'est pas une
fin en soi. Dans ce cas, les problèmes de vérité
créent une situation négative où le sujet peut
produire une action qu'il suppose inefficace pour réfuter une
hypothèse qu'il pense fausse. L'épistémologie
génétique aboutit rapidement à la conclusion que le
processus constructif diffère selon le type de connaissance.
Au développement du constructivisme, l'enseignement
traditionnel est remis en question, car il tend à traiter toutes les
connaissances comme des conventions sociales à mémoriser
immédiatement dans leur état final. Le résultat de
nombre de recherches a amené les pédagogues, par
la suite, à poser le problème de la connaissance
scientifique
en termes d'obstacles. La nature des obstacles cognitifs est
multiple. Ils s'étendent de l'attitude des scripteurs/lecteurs face au
savoir jusqu'aux schémas de causalité naturelle qui, souvent,
ont la tendance à être unidirectionnel. Une démarche
pédagogique favorisant des conflits cognitifs ou sociocognitifs
propose aux enseignants de : 1) repérer les obstacles à
l'apprentissage; 2) sélectionner, parmi ceux identifiés,
celui ou (ceux) qui paraît (paraissent) franchissables; 3) se fixer
comme objectif le dépassement
de cet (ces) obstacle(s) jugé(s) franchissable(s);
et enfin 4) construire un dispositif cohérent. C'est dans cette
même veine que les pratiques et techniques en planification
et contrôle de projet trouvent leur place en classe de
français langue maternelle, car elles activent les mêmes
mécanismes dans l'apprentissage de l'écriture et de la lecture en
tant que processus.
Avec le constructivisme, l'acte d'enseigner n'a plus la
portée d'une transmission
du savoir, mais consiste en une organisation
d'expériences qui amène l'apprenant à restructurer ou
à remoduler son savoir intuitif. C'est aussi l'inciter
à coordonner ses diverses centrations cognitives pour les
réfléchir sur un plan de plus en plus conceptuel. C'est aussi,
pour les socioconstructivistes, activer des conflits sociocognitifs.
Avec le constructivisme piagétien, le pédagogue est mis en
présence d'une théorie de l'acte de connaissance comme acte
créateur : le savoir se construit à travers un processus
incessant de rééquilibrations, nécessitant ainsi, dans le
langage de la gestion de projet,
« une planification souple où le pilotage exige
la compréhension, l'analyse, la mesure et
les habiletés de résolution de problème
» (Amghar, 2001, p. 31).
Jusqu'ici, l'arrivée du cognitivisme, né
des sciences cognitives, ouvre une autre dimension dans l'acquisiton du
savoir. Atkinson & Shiffrin (dans Crahay, 1999) proposent un
modèle composé de trois registres sensoriels (visuel, auditif et
tactile) et deux mémoires : l'une à court terme et l'autre
à long terme. Pour les cognitivistes, apprendre revient à
intégrer des informations nouvelles en mémoire, plus
exactement,
en mémoire à long terme. Crahay (1999) explique
: « Pour le cognitivisme, tout système intelligent, humain ou
artificiel, possède des représentations symboliques de
l'état du monde qui constituent les significations sur la base
desquelles s'opère la computation, c'est-à-dire la pensée
(p. 251) ».
On distingue, selon cette approche, trois types de connaissance
emmagasinés dans
la mémoire à long terme et qui y sont
représentés en différents formats: les
connaissances déclaratives, les connaissances
procédurales et les connaissances conditionnelles (ou
pragmatiques) (Tardif, 1992/1997). C'est en considérant ces trois
types de connaissance que l'on reconnaît d'emblée
l'implication du scripteur/lecteur dans ses tâches
d'apprentissage en tant qu'un être intégral. Le
processus d'autonomisation devancé par Morin & Brief (1995) prend
ainsi en considération cette position en examinant l'autonomie
intégrale, c'est-à-dire, sous ses trois formes :
fonctionnelle, cognitive et affective.
L'application des pratiques et techniques en planification et
contrôle de projet en classe de français langue maternelle permet
de profiter de tout cet héritage pédagogique
en n'utilisant que ce qui sert à l'autonomisation des
scripteurs/lecteurs du premier cycle
du secondaire. En effet, grâce au pilotage qui
« correspond aux règles ou aux procédures à
mettre en place en phase de réalisation du projet dans le but de tenir
les engagements de respect de la qualité, des délais et
des coûts négociés et acceptés (Amghar, 2001,
p. 31) », c'est un encadrement méthodologique et
métacognitif à l'intérieur duquel il serait permis
d'intégrer plusieurs approches pédagogiques selon les besoins, et
ce, d'une situation d'apprentissage à l'autre.
Du point de vue du scripteur/lecteur, la conscience de
l'objectif d'apprentissage consiste en un point de départ primordial.
Cette conscience est un premier pas dans le développement de l'autonomie
qui, selon Morin & Brief (1995), peut être vue sous trois formes :
fonctionnelle, cognitive et sociale (ou affective). Ce sont les
prémisses de l'application des pratiques et techniques en planification
de projet en classe de français,
puisque l'autonomie, dans ce sens, prend en compte le
scripteur/lecteur jusqu'à son moi profond.
Ces trois formes de l'autonomie représentent trois
dimensions de l'être humain, d'où l'appellation d'autonomie
intégrale. Premièrement, au niveau fonctionnel, l'autonomie
y gagne en action et, simultanément, en organisation
de l'action. Deuxièmement, au niveau cognitif, l'autonomie est
gagnée selon un processus structurel
qui s'acquiert jour après jour. Cette
acquisition passe par l'assimilation et par l'accommodation (Morin
& Brief, 1995). « Les structures cognitives sont intimement
liées à l'activité propre de la personne et,
réciproquement, à sa prise de contrôle qui met
en jeu sa connaissance structurée et
organisée (pp. 32-33)». Cette structure est celle qu'associe
Giasson (1995) à la structure personnelle de chaque lecteur. Enfin, au
niveau affectif, la notion d'autonomie résulte, selon Moyne (1982), de
la variété dans les choix, d'où la
nécessité d'une certaine liberté pour le
scripteur/lecteur qui est capable de se prendre en charge (Paquette,
1976). C'est dans cet aspect relationnel que l'autonomie se diffère
fondamentalement de la liberté et de l'indépendance. Être
libre ou indépendant correspond davantage à un état tandis
qu'être autonome vise plutôt une capacité, d'où
l'accent sur l'action (ou plutôt interaction) ainsi que sur son
organisation et son contrôle.
En dotant le scripteur/lecteur des outils
méthodologiques et métacognitifs, la planification et
contrôle de projet lui permettrait de gagner graduellement
cette autonomie d'abord fonctionnelle puis cognitive, vers l'autonomie
affective ou intégrale.
La classe de français est, dans ce sens, un milieu
bien géré mais flexible, qui stimule le
développement de l'auto-intégration indispensable
à l'affirmation de soi, à l'identification de la personne et
à l'émergence du scripteur/lecteur en tant qu'auteur de
ses propres réalisations (Morin & Brief, 1995).
L'apprentissage, en tant qu'une suite d'opérations
faisant partie d'un processus de construction mentale, dépend de la
capacité de l'apprenant à assimiler, au sens
étymologique de « rendre semblable à soi » ce
qu'il appréhende (Barbot & Camatarri,
1999). Ce processus n'est possible que par un triple
ancrage dans le présent comme dans l'expérience de l'apprenant
(son passé) et dans un pro-jet, au sens étymologique de
« jeter en avant » (Trocmé-Fabre, 1987).
Apprendre, dans une visée autonomisante, revient à
autonomiser les opérations d'apprentissage.
C'est dans cette lignée que l'aspect de
la procéduralisation des tâches en planification et
contrôle de projet opèrerait un entraînement
systématique de certaines habiletés dans le processus
d'écriture et de lecture. Le scripteur/lecteur sera doté d'un
bagage qui le rendrait autonome, d'abord, de façon fonctionnelle
et cognitive, puis affective par la suite.
|