L'aménagement des droits des actionnaires après l'ordonnance du 24 juin 2004par Julien Carsantier Université Paris Dauphine - DEA 122 2005 |
(ii) L'obligation de l'émission d'actions de préférence par une SAS dans certaines situations
265. - Bien entendu, aucune société par actions, SAS ou autre, n'est tenue, en tant que telle, d'émettre des actions de préférence. La question vise uniquement à identifier, le cas échéant, les situations dans lesquelles une SAS serait - à l'occasion de la mise en place de droits de nature particulière au profit de certains associés - dans l'obligation de recourir, pour ce faire, à l'émission d'actions de préférence. Répondre à cette question amène à reprendre la typologie susvisée, en distinguant selon que la SAS souhaitera stipuler des droits privilégiés de nature pécuniaire, extra-pécuniaire, voire des droits « mixtes », de nature à la fois pécuniaire et extra-pécuniaire. 266. - Outre le fait qu'elle n'y aura probablement pas intérêt495(*), la SAS n'est nullement tenue d'émettre, s'agissant de l'aménagement de droits extra-pécuniaires, des actions de préférence496(*). Aucun texte n'impose en effet un tel recours. La modulation des droits de vote appartenant aux associés d'une SAS n'implique la mise en place d'aucune procédure particulière : ni création de catégories d'actions, ni respect de la procédure des avantages particuliers, ni émission d'actions de préférence. Prétendre le contraire conduirait à constater l'abrogation implicite d'un pan entier de libertés conférées spécifiquement à la SAS, en particulier pour ce qui concerne l'aménagement du droit de vote. Si une SAS devait impérativement procéder à l'émission d'actions de préférence pour aménager les droits de vote des associés, elle devrait en effet logiquement, dans ce cas, respecter l'intégralité des dispositions s'appliquant auxdites actions, et notamment celles relatives aux articles L. 225-122 à L. 225-125 du Code de commerce - dont l'application est pourtant expressément exclue dans le cadre d'une SAS497(*). En réalité, le seul cas de recours obligatoire à l'émission d'actions de préférence par une SAS en vue d'aménager les droits extra-pécuniaires de ses associés vise celui où ces derniers souhaiteraient disposer de droits particuliers dans une société tierce498(*). Et encore, sur ce sujet, pour peu que la société tierce soit elle-même une SAS, les associés des sociétés concernées pourront librement aménager les droits extra-pécuniaires de chacun, sans recours à l'émission d'actions de préférence, et avec une bien meilleure efficacité499(*). 267. - S'agissant de savoir si la stipulation d'avantages de nature pécuniaire au bénéfice de certains associés d'une SAS oblige cette dernière à émettre des actions de préférence, la réponse semble ici aussi négative500(*). D'une part, la loi ne dispose pas que toute stipulation d'un droit particulier au profit d'un associé, voire d'une action, passe obligatoirement par l'émission d'actions de préférence. D'autre part, l'ordonnance n'abroge pas l'article L. 225-99 du Code de commerce relatif aux actions de catégorie ; elle y fait, au contraire, expressément référence501(*). La doctrine s'accorde par ailleurs pour considérer que l'action de préférence est une catégorie d'actions, et qu'elle bénéficie de ce fait, du régime de protection qui lui est attaché502(*). Ce constat ne permet pas de conclure que les seules catégories d'actions qu'il est possible de constituer regroupent nécessairement des actions de préférence (ou des actions ordinaires, par opposition). Dans ces conditions, la stipulation de droits particuliers de nature pécuniaire devrait encore pouvoir être constituée par la création d'une catégorie d'actions, sans émission d'actions de préférence503(*). Enfin, il est utile de rappeler que ce sont avant tout les dispositions des articles 1844-1 et 1844-9 du Code civil - et non le recours à l'émission d'actions de préférence - qui permettent aux associés de toute société de dissocier les droits pécuniaires de la participation au capital de chacun504(*). Si l'émission d'actions de préférence constitue à l'évidence une « clause contraire » au sens des articles 1844-1 et 1844-9, on peut s'interroger sur le point de savoir si c'est la seule possible. L'ordonnance a certes abrogé l'article L. 228-11 du Code de commerce ancien relatif aux actions de priorité, ainsi qu'aux actions à dividende prioritaire sans droit de vote, et a substitué à ces dispositions celles relatives aux actions de préférence ; mais elle s'en tient là, et n'a apporté aucune modification aux dispositions propres aux avantages particuliers, aux catégories d'actions, et encore moins à celles visées par les articles 1844-1 et 1844-9 du Code civil. Néanmoins, au-delà de ce débat très théorique505(*), il faut admettre que la stipulation d'avantages de nature pécuniaire sans recourir à l'émission d'actions de préférence, ne présentera pas, y compris en SAS, la même sécurité juridique que celle conférée par les articles L. 228-11 et suivants du Code de commerce506(*). 268. - Enfin, concernant l'aménagement de droits « mixtes », la SAS pourra avoir intérêt, même si elle n'y est pas contrainte, à émettre des actions de préférence afin d'aménager et de sécuriser les droits financiers particuliers conférés à certains associés ; à l'inverse, l'émission de telles actions par une SAS restreindra manifestement la marge de liberté qu'offre cette forme de société pour moduler les droits de vote desdits associés. Aussi, trancher cette antinomie à l'occasion de la stipulation de droits privilégiés « mixtes » - de nature à la fois pécuniaire et extra-pécuniaire - « risque de plonger les rédacteurs des statuts de SAS dans un exercice de style qui confine à l'acrobatie »507(*). 269. - L'émission d'actions de préférence par une SAS devrait donc se révéler une pratique plutôt rare tant l'opportunité d'émettre de telles actions est réduite au regard des possibilités déjà offertes par la SAS. On constate alors que les libertés permises par la création de préférence présentent un intérêt limité dès lors que la société émettrice n'est pas une SA. 270. - Conclusion. Certains praticiens voyaient dans les imperfections et la vétusté du droit français des valeurs mobilières une source d'incertitudes propice à l'expression de leur créativité, d'autres mettaient en avant les risques importants liés à l'émission de valeurs au régime juridique incertain, pour des sommes pourtant très importantes. Le législateur, quant à lui, restait partagé entre le fait de prendre acte des créations issues de la pratique, dans des textes techniques et parcellaires, et l'adoption de normes cadre assez vagues pour pouvoir espérer embrasser les créations présentes et futures. Il reste que la place financière attendait la réforme du 24 juin 2004, ne fût-ce que pour garantir, ou du moins améliorer, la compétitivité des entreprises françaises. Avec l'action de préférence, l'ordonnance crée un nouvel instrument financier grâce auquel les entreprises françaises pourront se financer, dans des conditions de sécurité juridique et de compétitivité internationale satisfaisantes. Les actions de préférence, comme nous l'avons vu, ouvrent la voie pour des aménagements extrêmement souples et variés des droits pécuniaires et extra-pécuniaires, et ce dans des conditions de sécurité juridique améliorées puisque l'insertion statutaire offre de meilleures garanties que l'insertion dans un pacte d'actionnaires508(*). En définitive, les statuts détaillant les droits et obligations des actionnaires de préférence pourront remplacer, sauf obligation de confidentialité, la rédaction des pactes d'actionnaires et constituer le véritable sujet de négociation entre actionnaire dirigeant et investisseurs financiers. Le droit des sociétés anonymes et, partant, les droits des actionnaires s'en trouvent significativement bouleversés. Cependant, il faut se garder de penser que la mise en oeuvre du nouveau dispositif sera exempte de difficultés. Compte tenu des nombreuses questions évoquées dans les développements précédents et prêtant à interprétations différentes, il conviendra d'observer les prises de position des tribunaux sur le contentieux, inévitable, à venir.
271. - Même si toutes les demandes des organisations professionnelles n'ont pas été entendues, ces dernières estiment néanmoins que « l'ensemble de ces réformes doit être salué comme un progrès, dans le cadre d'un marché des capitaux européen et mondial de plus en plus mouvant et avec un actionnariat de plus en plus international ». L'aménagement d'espaces de liberté en vue d'optimiser les conditions de financement des sociétés par actions ne saurait toutefois se faire sans la mise en place de garde-fous nécessaires à la protection des actionnaires. * 495 Supra n° 166 et n° 167. * 496 Supra nos 154, 162, 190, note n° 321. * 497 Art. L. 227-1 C. com. * 498 Supra n° 190. * 499 Supra n° 200 et n° 201. * 500 En ce sens, G. DE TERNAY, « SAS et actions de préférence : modus operandi », art. préc., n° 18. * 501 L'article L. 228-17 du Code de commerce relatif à la protection des droits conférés aux titulaires d'actions de préférence en cas de fusion dispose en effet, en son alinéa 2, qu'en l'absence d'échange contre des actions conférant des droits particuliers équivalents, la fusion ou la scission est soumise à l'approbation de l'assemblée spéciale prévue à l'article L. 225-99. * 502 A. VIANDIER, « Les actions de préférence », art. préc., p. 1537 ; A. COURET et H. LE NABASQUE, Valeurs mobilières - Augmentations de capital - Nouveau régime - Ordonnance des 25 mars et 24 juin 2004, op. préc., n° 543 et s. * 503 En ce sens, G. DE TERNAY, « SAS et actions de préférence : modus operandi », art. préc., n° 19. * 504 L'article 1844-1 du Code civil dispose en effet que « la part de chaque associé dans les bénéfices et sa contribution aux pertes se déterminent à proportion de sa part dans le capital social [...], le tout sauf clause contraire ». L'article 1844-9 dispose : « Après paiement des dettes et remboursement du capital social, le partage de l'actif est effectué entre les associés dans les mêmes proportions que leur participation aux bénéfices, sauf clause ou convention contraire ». * 505 G. DE TERNAY, « SAS et actions de préférence : modus operandi », art. préc. : « La faculté de stipuler des droits financiers privilégiés spécifiquement rattachés à l'action, via l'identification d'une catégorie d'actions, sans recourir pour autant à l'émission d'actions de préférence, est une interprétation des textes, sujette en tant que telle à la contradiction, et donc au risque qu'une interprétation divergente ne s'impose. » * 506 La stipulation d'avantages particuliers n'est assortie d'aucun dispositif légal de protection des droits consentis aux bénéficiaires. * 507 G. DE TERNAY, « SAS et actions de préférence : modus operandi », art. préc., n° 22. * 508 Par rapport à ce qui pouvait exister auparavant dans les pactes d'actionnaires, ces prérogatives pouvant dorénavant être prévues par les statuts ont ainsi une validité renforcée notamment en raison de leur opposabilité aux tiers. |
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