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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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2.2.b. Les obstacles culturels à une prévention des risques liés à la toxicomanie

La plupart des Etats européens ont choisi de faire face aux risques liés à la toxicomanie en prison en développant une politique répressive (lutter contre la consommation de drogues) plutôt que de réduire les risques liés à l'usage958(*). La mise à disposition de seringues auprès des détenus constitue la mesure la plus symbolique des politiques de réduction des risques. Peu de pays ont cependant mis en place des programmes d'échange de seringues (PES) et la plupart de ces programmes demeurent expérimentaux959(*). Cette mesure fut systématiquement rejetée par les administrations pénitentiaires françaises et italiennes. La position du ministère de la Justice français est de considérer, comme le rappelle la sous-directrice des prisons de Lyon, que ce dispositif reste « à l'état d'étude »960(*). La mobilisation du personnel soignant intervenant en prison semble avoir été beaucoup moins importante pour l'échange de seringues que pour l'introduction du préservatif, comme en témoigne une psychologue : « On savait que ce n'était pas possible. On l'a peut être évoqué mais ça nous semblait tellement... On a plus axé sur le préservatif en fait »961(*). Cette revendication a en revanche été soutenue par le secteur associatif962(*).

Le premier argument du refus de l'administration pénitentiaire est l'infraction de la législation en matière de répression de l'usage des stupéfiants (et notamment les articles 222-37 et 222-39 du Code de procédure pénale et l'article L. 628 du Code de la santé publique) qui est fréquemment présentée comme une limite infranchissable à la mise à disposition de seringues963(*). Outre l'infraction, la transgression de la norme juridique pourrait impliquer une perte de repère pour le détenu et remettre ainsi en cause le sens qu'il attribue à sa peine : « Cette mesure entre en conflit avec l'objet même de la peine qui est de rappeler l'existence de la règle, de sanctionner son non-respect et de prévenir le renouvellement de sa violation [...] Elle est de nature à fragiliser les repères structurants que la sanction doit apporter »964(*). Une seconde limite souvent évoquée est le risque d'accentuer l'ambiguïté du positionnement des personnels de surveillance qui seraient contraints de tolérer les pratiques qu'ils ont pour mission de réprimer et de contrôler965(*). L'introduction de seringues en détention souligne la contradiction du sens de la peine et de la mission de l'administration pénitentiaire qui est de punir l'infraction sans pour autant nuire au détenu. Le principal obstacle à la mise en place de PES en milieu carcéral n'est pas seulement de nature législative ou sécuritaire mais d'ordre culturel. Le refus de l'administration pénitentiaire et de son personnel reflète l'existence, selon Claudio Sarzotti, d'une culture juridique stricte dont la rigidité normative rend impossible une adaptation du règlement à la situation966(*). Cette position de « rejet viscéral », partagée par certains soignants, traduirait la peur de se rendre complice des comportements toxicomaniaque des détenus967(*). Elle témoigne de façon plus générale une moindre acceptation de la politique de réduction des risques.

Cette remarque est d'autant plus valable que le facteur discriminant entre les pays où cette mesure a été adoptée et ceux qui l'ont refusé semble également être d'ordre culturel. En effet, on peut remarquer que les pays qui ont mis en place des programmes d'échange de seringue sont ceux qui ont développé une politique de réduction des risques volontariste qui fait généralement l'objet d'un consensus social. C'est le cas en partie pour l'Allemagne968(*) mais ce phénomène est particulièrement vrai pour la Suisse où la politique de réduction des risques a acquis ses lettres de noblesse969(*). A l'inverse, la France970(*) et l'Italie où cette mesure n'a jamais été envisagée ont rencontré de nombreuses réticences à mettre en place une politique préventive au bénéfice de la population toxicomanie. Il semblerait par conséquent que ce soit le contexte national qui rende compte des politiques de prévention des risques en milieu carcéral et qui justifie l'impossibilité d'introduire du matériel d'injection en détention. C'est ainsi que le rapport santé justice sur la réduction des risques observe qu'en France « la politique de réduction des risques est encore fragile et pas toujours bien acceptée » avant de conclure que « le contexte français n'apparaît donc pas propice à la mise en place » des programmes d'échange de seringues971(*).

Face aux difficultés à mettre en oeuvre des PES en milieu carcéral, quelques pays ont décidé de recourir à l'utilisation de virucide, distribué aux détenus sous la forme d'un détergent puissant type eau de Javel, permettant de réduire les risques de contamination par voie intraveineuse972(*). L'administration pénitentiaire française a adopté cette mesure par la circulaire du 5 décembre 1996973(*) suite au rapport Gentilini qui souligne les conditions précises dans lesquelles le produit doit être utilisé, faute de quoi il demeure sans effets974(*). Julien Emmanuelli note cependant que l'eau de Javel n'est pourtant le plus souvent pas accompagnée d'un mode d'emploi, sauf en Suisse ou en Espagne où elle est distribuée dans un Kit pharmacie avec des recommandations écrites. La circulaire française de 1996 prévoit la distribution de dépliants par le personnel surveillant. Ceux-ci ne sont pourtant pas distribués aux prisons de Lyon comme le constate la sous-directrice : « Normalement, il y a un petit dépliant qui est prévu mais [...] je suis certaine qu'il n'est pas distribué»975(*). Cet écart à la norme s'explique peut-être aussi par la culture juridique stricte du personnel de surveillance dont la mission de garde est mise à mal par la distribution d'un produit dont l'usage est ambigu976(*). L'attitude des surveillants traduirait la contradiction dans laquelle se situe l'administration pénitentiaire elle-même qui esquive le débat sur l'introduction des seringues par le recours à un produit dont l'usage premier est détourné. Le Sida a constitué là aussi un révélateur en soulignant les contradictions de l'institution carcérale. Il a permit d'ouvrir un débat sur la question des addictions en détention. Certains pays comme la France ou l'Italie s'y sont cependant soustraits en mettant en oeuvre des dispositions qui ne répondent que de façon imparfaite à la stratégie de réduction des risques et dont les effets demeurent limités977(*).

Les épidémies de toxicomanie et de Sida, fortement corrélées, ont fortement touché les prisons françaises et italiennes depuis la fin des années quatre-vingts. Elles ont rendu nécessaire une reconsidération des politiques de prévention en matière de sexualité et de toxicomanie. Malgré l'introduction de mesures ponctuelles (campagnes informatives, mise à disposition de préservatifs ou de virucide), les contraintes du milieu carcéral, législatives mais surtout culturelles, ont rendu impossible la mise en place d'une politique de réduction des risques similaire à celle qui a permis de mettre fin à l'épidémie. Ces mesures ont néanmoins constitué les prémices d'une nouvelle logique préventive en prison favorisant la promotion de la santé des détenus.

* 958 Emmanuelli Julien., Usage de drogues, sexualité, transmission du VIH, VHB, VHC et réduction des risques en prison à travers le monde, op.cit.

* 959 Plusieurs expériences de mise à disposition de matériel stérile en prison ont été initiées depuis quelques années en Suisse et en Allemagne. La première distribution de seringues en prison a eu lieu officieusement dans le centre pénitencier d'Oberschöngren (canton de Solothurn, Suisse) en 1995, sous l'impulsion indépendante du médecin de la prison. Soutenue par le directeur de la prison, cette initiative suscita la mise en place d'un programme expérimental de réduction des risques dans la prison de femmes de Hindelbank comportant, outre un accès facilité aux préservatifs et la constitution de petits groupes de discussion, la distribution unitaire d'aiguilles stériles (en échange des seringues usagées) par le biais d'automates. L'impact de ce programme sur le niveau de risques VIH et VHB et la consommation de drogues fut évalué. Il en ressort tout d'abord que la proportion des utilisateurs de drogues (héroïnomanes et cocaïnomanes) en prison est demeurée stable (40%), comme le taux des injecteurs parmi ces consommateurs (70%). En revanche, le taux de partage a régulièrement chuté passant de 50% à pratiquement 0%. Aucune séroconversion au VIH ou au VHB n'a été observé pendant cette période. Devant ce constat, les autorités ont décidé la poursuite du programme dans son intégralité. Emmanuelli Julien., Usage de drogues, sexualité, transmission du VIH, VHB, VHC et réduction des risques en prison à travers le monde, op.cit.

* 960 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 961 Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 962 C'est ainsi par exemple que plusieurs organisations (médecins du monde, AIDES, Act-Up, Auto-Support Banlieues, l'OIP et le syndicat de la magistrature) ont lancé une campagne pour que du matériel d'injection stérile soit mis à disposition des détenus faisant usage de stupéfiants par voie intraveineuse. Ces organisations s'appuient sur le « principe d'équivalence » ainsi que la réforme de 1994 pour exiger une qualité des soins équivalente à celle offerte à l'ensemble de la population. De même que le matériel d'injection est disponible en vente libre, il devrait l'être en prison. Chauvin Isabelle, La santé en prison, op.cit., p.81.

* 963 C'est le cas par exemple du rapport Gentilini remis en 1997 : « Il convient de ne pas retenir les propositions qui aboutiraient à une dispensation systématique de matériel d'injection, dans les maisons d'arrêt ou dans les centres de détention [...] Des citoyens ne pourraient être incarcérés pour les délits liés au trafic et l'usage de drogue, puis se voir remettre légalement des seringues lors de la détention. Il y aurait là une incohérence totale. Gentilini Marc, Problèmes sanitaires dans les prisons, op.cit., p.21.

* 964 Dhérot Jean, Stankoff Sylvie, Rapport de la mission santé-justice sur la réduction des risques, op.cit., p.61.

* 965 Ibid., p.61

* 966 Claudio Sarzotti remarque que le refus catégorique d'introduire les seringues au sein de l'institution carcérale contraste avec la flexibilité dont font preuve les surveillants dans la négociation du règlement pénitentiaire. En effet, plusieurs recherches qui ont porté sur le fonctionnement interne au milieu carcéral ont mis en évidence que « les normes juridiques sont utilisées de ce point de vue davantage comme des "cadre argumentatif" plutôt que comme des énoncés strictement régulateurs des comportements à adopter en prison ». Sarzotti Claudio, "Prevenzione Aids in carcere : il ruolo della cultura professionale degli operatori penitenziari", art.cit., p.60.

* 967 Ibid, p.66.

* 968 L'épidémie de Sida amène le gouvernement allemand à faire de la fourniture de seringues aux toxicomanes une priorité de santé publique dès 1983. De nouveaux services proches des milieux de vie des toxicomanes sont alors progressivement installés. C'est en 1987 que les distributions de seringues bénéficient d'un soutien national. Cf., Monika Steffen, Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., pp.111-119.

* 969 La politique suisse en matière de toxicomanie, appelée « politique des 4 piliers », intègre la réduction des risques comme l'une de ses composantes principales. Elle part d'un « principe d'opportunité » qui incite à ne pas appliquer la loi lorsqu'elle peut être à la cause de troubles sociaux importants, comme la non-intégration sociale du consommateur de drogues. La politique des quatre piliers réalise un large accord au sein de la population. La Suisse a réalisé une expérimentation sur l'usage thérapeutique de l'héroïne, qui a été élargie en 1999 à 10% des toxicomanes. Cette décision a été entérinée après un référendum, le 13 juin 1999, qui portait sur la prescription médicale d'héroïne et qui a été marquée par une victoire du « Oui » avec 54,5%. Cf., Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, p.115 ; Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit., p.86.

* 970 En raison de l'hermétisme des professionnels et des pouvoirs publics français, c'est à l'extérieur du domaine de la toxicomanie que naissent les premières tentatives de prise en compte du problème du Sida pour les toxicomanes. L'association AIDS organise la première campagne de prévention en matière de seringues en décembre 1985 et janvier 1986 (« Une seringue, ça ne se partage pas ») alors que la même année la France est le seul pays européen à interdire la vente libre des seringues. Le facteur qui déclencha la remise en cause de la politique française fut le scandale du « sang contaminé ». La mise en place de la réduction des risques apparaît dés lors comme une priorité des pouvoirs publics : en 1992 la DGS étend les programmes d'échange de seringues (PES) à l'ensemble des centres de soins pour toxicomanes (Circulaire DGS/311/Sida du 5 mai 1992);; le décret du 7 mars 1995 permet aux associations de lutte contre la toxicomanie et de prévention du Sida de pouvoir distribuer librement du matériel stérile. Cf., Henri Bergeron, L'Etat et la toxicomanie. Histoire d'une singularité française, op.cit.

* 971 Dhérot Jean, Stankoff Sylvie, Rapport de la mission santé-justice sur la réduction des risques, op.cit., p.60.

* 972 Cette mesure demeure peu répandue au sein des autres pays. Sur trente-deux pays recensés au sein d'une revue de littérature de l'Institut national de veille sanitaire, seulement neuf ont mis en oeuvre une telle action. Les motifs invoqués pour expliquer le manque d'attrait de cette mesure par les pays qui ne l'ont pas retenue sont le risque que l'eau de Javel soit employée comme «arme» par les détenus à l'encontre des surveillants, contre autrui ou contre le détenu lui-même.

* 973 La circulaire du 5 décembre 1996 prévoit la distribution à titre gratuit aux détenus de flacons d'eau de Javel de 120 ml à 12° chlorométrique. À ce niveau de concentration, le produit n'est pas toxique, même en cas de projection sur la peau ou dans les yeux, et ne présente pas de différence significative d'efficacité avec de l'eau de Javel à 24°. Cette mise à disposition d'un flacon se fait par l'administration pénitentiaire sous forme d'une distribution systématique à l'entrée, gratuite et renouvelée tous les quinze jours. Ce produit figure également sur la liste des produits cantinables. Dhérot Jean, Stankoff Sylvie, Rapport de la mission santé-justice sur la réduction des risques, op.cit., p.41.

* 974 Le professeur Gentilini précise qu'il est nécessaire que ce produit soit disponible en fonction d'une dilution au quart, une dilution plus importante risquerait de diminuer son pouvoir désinfectant. Il est en outre nécessaire d'appliquer un contact prolongé, d'une durée de 20 minutes, avec l'eau de Javel afin d'obtenir une désinfection virale complète, dans l'optique de la neutralisation des virus des hépatites qui restent des agents infectieux résistants. Le rapport ajoute que « l'eau de Javel est certainement très efficace dès lors que les utilisateurs savent différencier le nettoyage d'une procédure complète de désinfection ». Gentilini Marc, Problèmes sanitaires dans les prisons, op.cit., p.25.

* 975 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 976 Claudio Sarzotti remarque que le choix de distribuer du matériel désinfectant pour pouvoir stériliser les éventuelles seringues qui circulent à l'intérieur de l'institution carcérale a une connotation ambiguë du fait que le matériel désinfectant peut être aussi bien utilisé pour l'hygiène de la cellule ou des objets d'usage courant (rasoirs) que pour les seringues. Ces distributions constituent cependant un mode d' « escamotage » utilisé par les administrations pénitentiaires pour éviter les débats sur la question de l'introduction des seringues. Sarzotti Claudio, «Prevenzione Aids in carcere : il ruolo della cultura professionale degli operatori penitenziari», in Faccioli Franca, Giordano Valeria, Claudio Sarzotti, L'Aids nel Carcere e nella società. Le strategie comunicative per la prevenzione, Roma, Carocci, 2001, p.58.

* 977 Bien que peu de données soient disponibles sur l'emploi de l'eau de Javel par les toxicomanes incarcérés, il semblerait qu'elle demeure sous-utilisée. D'après une étude de l'ORS PACA, parmi les personnes ayant déclaré s'être injecté en prison les quatre dernières semaines de l'incarcération, 59 % (16/27) ont indiqué qu'elles avaient utilisé de l'eau de Javel pour nettoyer leur matériel. Dhérot Jean, Stankoff Sylvie, Rapport de la mission santé-justice sur la réduction des risques, op.cit., p.50.

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld