La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
CHAPITRE 6 : L'AFFIRMATION D'UNE DEMARCHE DE PROMOTION DE LA SANTE EN PRISON: ENJEUX ET LIMITESLes politiques de lutte contre le Sida et de réduction des risques ont inauguré les premières actions dé prévention en milieu carcéral. Elles ont permis de souligner la place de l'individu dans la prise en charge de sa santé. La mise en oeuvre d'une pratique de prévention suppose en effet qu'elle soit intégrée et comprise par la population. Les campagnes d'information établies pour lutter contre l'épidémie de Sida ont permis ainsi de réhabiliter l'éducation sanitaire qui avait progressivement disparue au cours du 20ème siècle en raison des progrès médicaux réalisés. L'éducation à la santé ou pour la santé978(*) est l'une des conséquences manifestes du renouveau des politiques de prévention. Cette démarche s'inscrit dans le cadre d'une logique de promotion de la santé979(*), dont l'éducation pour la santé est une composante essentielle980(*). Elle marque une rupture dans le cours des politiques de prévention, dont l'objet n'est désormais plus seulement de protéger l'individu des risques potentiels mais de favoriser son épanouissement personnel. La réforme de 1994 inaugure l'introduction de cette nouvelle logique de prévention en prison par l'intermédiaire des UCSA981(*). Cette innovation marque, sans nul doute, l'émergence d'une nouvelle conception du soin en faveur des détenus. Elle soulève en revanche de nombreuses questions : comment cette démarche se concilie t-elle avec les contraintes carcérales ? Quel sens et quelle portée peut avoir l'éducation pour la santé en prison ? Une logique de promotion sanitaire est-elle réalisable en détention ? A travers cette question, c'est le problème de la compatibilité entre le soin, entendu au sens large, et l'institution pénitentiaire qui sera soulevé. 1 Un processus de décloisonnement de la santé carcéraleLe soin des détenus a pendant longtemps été confié à une administration non sanitaire. Ce cloisonnement de l'organisation des soins vis-à-vis de l'ensemble du système de santé a marginalisé le dispositif soignant situé en prison qui est demeuré à l'écart des grandes évolutions sanitaires qui ont eu lieu depuis les années cinquante. La réforme de la médecine pénitentiaire visait à rééquilibrer cette situation en redéfinissant le soin selon les pratiques médicales extérieures. La santé du détenu a été perçue comme le moyen d'amorcer un processus de décloisonnement de l'organisation carcérale vis-à-vis d'intervenants extérieurs, d'une part, et entre les professionnels pénitentiaires et sanitaires intervenant en détention, d'autre part. 1.1 Une nouvelle conception du soin ouverte à de nouveaux intervenantsLa santé n'est pas une notion univoque. Sa définition implique de nombreuses répercussions en matière d'organisation des soins. On peut distinguer globalement deux conceptions. La première, la santé-maladie, « fait de la maladie individuelle le moteur de l'intervention, du traitement curatif le mode d'intervention, et de la guérison l'objectif visé »982(*). A l'inverse, la santé publique « implique l'intervention technique planifiée sur l'environnement global et sur la population, ayant comme but spécifique la prévention de la maladie, la promotion de la santé, les soins curatifs, la réadaptation du malade, l'éducation pour la santé ». L'émergence de la notion d'éducation pour la santé s'inscrit directement dans un processus de redéfinition de la santé en faveur du paradigme de la santé publique. 1.1.a L'affirmation d'un modèle de santé préventif en milieu carcéralLa santé publique a toujours été le parent pauvre des politiques de santé en France. Elle a pourtant connu un engouement dès le XIXème siècle avec l'apparition du modèle hygiéniste qui, bien que d'une portée limitée, marque les prémisses d'une logique d'action sanitaire en termes de population983(*). Un mouvement d'uniformisation de la lutte contre les grandes épidémies se forme et l'hygiène devient une science internationale qui s'incarne à travers des institutions984(*). L'éradication des maladies contagieuses au cours du XXème siècle affaiblit le modèle hygiéniste et entraîne ainsi une désaffection pour l'ensemble du modèle de santé publique dont il n'était qu'une forme d'historisation. Les progrès médicaux réalisés après 1950 et la croissance de l'organisation hospitalière contribuent à assurer l'hégémonie du modèle curatif fondé sur l'association : un malade -une maladie -un traitement -une profession qui en a le monopole985(*). Au début des années quatre-vingts, la santé publique est quasi inexistante et la prévention se limite à la notion de dangerosité dont est porteur l'individu malgré l'émergence timide de la notion de risque986(*). C'est l'épidémie de Sida qui constitue le véritable déclencheur des politiques de santé publique. Les politiques de lutte contre le Sida mettent au premier plan les comportements individuels et consacrent ainsi les stratégies de prévention ciblées sur les « pratiques à risque »987(*). Elles permettent également de poser les premiers jalons d'un dispositif de santé publique par un effet d'apprentissage institutionnel988(*). L'émergence de l'éducation pour la santé correspond à un mouvement parallèle bien que distinct des politiques de lutte contre le Sida. Antérieure à l'épidémie de Sida, l'éducation pour la santé, qui consiste pour l'essentiel à enseigner des comportements favorables à la santé, a trouvé à travers la notion de pratiques à risques l'opportunité d'une véritable reconnaissance. L'émergence de cette démarche s'inscrit dans un changement global de perspective qui traduit le déplacement d'un schéma curatif ou de la « réparation », dont l'objectif premier est la résiliation du trouble pathologique, à un schéma préventif ou de « croissance » davantage orienté vers le développement des « potentialités du sujet »989(*). Ce bouleversement se traduit dès lors par une réorientation dispositif sanitaire : « La hiérarchie des objectifs sanitaires se redistribue dans un modèle où prévenir devient une ambition tout aussi légitime et valorisée que guérir. En cette fin de décennie, on passe lentement d'un modèle public de santé à un modèle de santé publique »990(*). On assiste de façon parallèle à une redéfinition de l'état de santé en tant que condition globale991(*). Ce processus de redéfinition implique une nouvelle conception de la prévention qui ne se réduit plus à l'évitement de la maladie mais qui s'apparente à un développement des ressources personnelles : « On est passé très progressivement d'une vision basée sur les risques, sur la prévention des risques, des grandes pathologies et des fléaux sociaux à une démarche qui était de se dire finalement on n'est pas obligé de travailler uniquement sur les facteurs de risque mais on peut travailler aussi sur les facteurs de protection et les facteurs de promotion de la santé »992(*). La promotion de la santé tend à devenir un cadre conceptuel commun d'analyse des systèmes de santé comme en témoigne la charte d'Ottawa, issue de la première conférence internationale pour la promotion de la santé en 1986993(*), qui marque l'internationalisation d'une discipline alors peu reconnue994(*). En France, la consolidation durant les années quatre-vingt-dix d'un réseau associatif établi au niveau départemental (ADES, Association départementale d'éducation pour la santé) et régional (tel que le Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé, CRAES) qui est fortement lié au Conseil français d'éducation pour la santé (CFES)995(*), a permis l'institutionnalisation de cette approche de santé publique. La promotion de la santé s'est principalement développée dans certains secteurs où elle trouvait un terrain propice996(*). La loi du 18 janvier 1994 inaugure l'introduction d'actions d'éducation pour la santé en prison qui était restée jusque là à l'écart du développement de cette démarche préventive. L'éducation pour la santé constitue désormais un élément significatif de l'évolution des politiques sanitaires en milieu carcéral997(*). Cette transformation s'intègre dans un processus de décloisonnement de la prison afin de permettre de façon plus large aux populations « empêchées » d'accéder aux même prestations sanitaires que n'importe quel citoyen selon le principe d'équivalence : « C'est l'idée dans la loi que les prisonniers sont des citoyens comme les autres [...]C'est la question de l'accès à la prévention qui est une question importante. Elle se pose pour les populations qui sont dites "empêchées"... Les personnes handicapées, physiques, mentales ou sociales, les personnes emprisonnées ou les personnes marginalisées. »998(*) * 978 Bien que ces deux notions soient proches, il est nécessaire de les distinguer. Tandis que l'éducation à la santé laisse entendre que le projet de santé est prédéterminé par les éducateurs, l'éducation pour la santé implique une participation active des individus. Elle n'est pas une simple transmission d'informations sur les risques mais implique le développement de l'expérience personnelle, des compétences et de la capacité de jugement des individus. Elle peut -être définie comme «un processus créant avec les personnels et groupes les conditions du développement de leurs capacités vis-à-vis de la santé, valorisant leur autonomie et leurs responsabilités ». CODES Basse-Normandie, Vers un langage commun en éducation et promotion de la santé. Contribution à un glossaire, juin 2000, pp.34-35. * 979 La promotion de la santé peut être définie comme « le processus qui permet aux populations d'améliorer leur santé en leur donnant les moyens d'un plus grand contrôle sur celle-ci » ce qui caractérise la promotion de la santé, c'est avant tout la participation de la population à l'action et à la définition des objectifs de santé. Outre l'éducation pour la santé, la promotion de la santé regroupe la santé communautaire qui caractérise davantage une démarche collective qu'individuelle. Ibid., p.21. * 980 Bien que ces précisions lexicales doivent être rappelées, les termes d'éducation pour la santé et de promotion de la santé seront utilisés de façon indifférente. Il ne s'agit, en effet, pas là d'une réflexion sur les différentes conceptions de cette démarche de prévention mais sur le sens qu'on peut lui attribuer en milieu carcérale. * 981 Le guide méthodologique de la circulaire d'application du décret du 27 octobre 1994 précise ainsi que « conformément à l'article R. 711-14 du code de la santé publique, l'établissement de santé coordonne les actions de prévention et élabore le programme de prévention et d'éducation pour la santé en accord avec la direction de l'établissement pénitentiaire et les différents partenaires concernés (préfets de région et des départements, président du conseil général, organisme d'assurance-maladie ainsi que les autres collectivités et associations...) ». Ministère des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville, Circulaire relative à la prise en charge sanitaire des détenus et à leur protection sociale et guide méthodologique, 8 décembre 1994. * 982 Wislow C.E, The United Field of Public Health, New York, Modern Medicin, 1961, Cité in Setbon, Michel., Pouvoirs contre Sida, op.cit., p.42. * 983 On peut distinguer, selon Olivier Faure, deux périodes du courant hygiéniste entre le XIXème et le XXème siècle. Le premier hygiénisme naît à la fin du XVIIIème siècle à partir du souci populationniste des pouvoirs publics qui cherchent les moyens de redresser la natalité et de lutter contre la mortalité. Les problèmes démographiques deviennent ainsi sous l`Ancien Régime des questions politiques. Les médecins s'intéressent ainsi aussi bien à l'environnement physique qu'à l'environnement social tel que l'habitat ou les conditions de travail. La portée de ce premier mouvement hygiéniste est pourtant très modeste. Celui-ci demeure ambigu voire contradictoire, comme le souligne Olivier Faure, entre la double exigence née de la notion de santé publique alors émergente et le caractère libéral de la société et de l'Etat. La santé publique se limite ainsi à quelques mesures sans faire l'objet d'une véritable politique. Un deuxième courant hygiéniste s'initie à la suite du double choc que constitue la défaite de 1870 et la Commune de 1871. Il s'agit dès lors pour les pouvoirs publics de transformer l'action sanitaire en un élément de reconstruction d'une nation affaiblie. Plusieurs séries de mesures de santé publiques sont décidées qui renforcent le dispositif sanitaire existant. Les responsables de l'action sanitaire du pays réadoptent néanmoins progressivement une attitude de stigmatisation des classes populaires présentées comme indisciplinées. Le discours de la maladie punition a probablement constitué l'un des plus grands obstacles à la progression de l'hygiénisme. Faure Olivier, « Hygiène, hygiénisme et santé publique en France, XIXème-XXème siècle », in Nourisson Didier, Education à la santé. XIXème -Xxème siècle, Rennes, Editions de l'Ecole nationale de santé publique, 2002, pp.13-30. * 984 Setbon, Michel., Pouvoirs contre Sida, op.cit., p.44. * 985Ibid., p.38. * 986 Robert Castel met en évidence le passage progressif de la notion de dangerosité focalisée sur le danger lié à l'individu à la notion de risque qui repose sur une logique combinatoire de facteurs (de risque). Il écrit : « On autonomise la notion de risque par rapport à celle de danger. Un risque ne résulte pas de la présence d'un danger précis, par un individu ou même par un groupe concret. Il est un effet de la mise en relation de données abstraites ou de facteurs qui rendent plus ou moins probable l'avènement de comportements indésirables ». Cette transition s'effectue progressivement au cours des années soixante-dix à travers la médecine mentale puis s'étendra durant les années quatre-vingts à l'ensemble du corps médical. Castel Robert « De la dangerosité au risque », Actes de la recherche en sciences sociales, n°47-48, juin 1983, pp.119-127. * 987 L'épidémie de Sida est apparue initialement comme un fléau limité à quelques groupes spécifiques faisant craindre ainsi la résurgence de la notion de maladie-punition, contraire à une logique de santé publique. C'est cependant la mobilisation des mouvements homosexuels, comme l'explique Monika Steffen, qui permit d'éviter cette impasse. Il s'agissait dans un premier temps pour les associations d'obtenir une reconnaissance des pouvoirs publics comme groupe à risques. Le mouvement s'inverse cependant rapidement. Les associations militent alors pour une universalisation du problème, l'objectif étant de « déshomosexualiser » le Sida. L'association française AIDES milite par exemple dès 1985 pour que la notion de « groupes à risques » soit remplacée par celle de « comportements à risques ». Steffen Monika, Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., pp.36-57. * 988 Ibid, pp.234239. * 989 Castel Robert, « Une préoccupation en inflation », Informations sociales, 1993, n°26, pp.87-96. * 990 Bergeron Henri, L'Etat et la toxicomanie, histoire d'une singularité française, op.cit., p.248. * 991 L'Organisation mondiale pour la santé (OMS) est la première à affirmer cette définition en 1946 : « La santé, c'est non seulement l'absence de maladie et d'infirmité, mais un complet bien-être physique, mental et social ». * 992 Entretien n°5, Claude Boucher, directeur du Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES). * 993 Cette charte constitue le texte de référence pour les acteurs intervenant dans le champ de la promotion et de l'éducation pour la santé. Schaetzel F., in Moquet-Anger M.L. (sous la direction de), L'éducation pour la santé : enjeux, obstacles, moyens, Colloque pluridisciplinaire, faculté de droit de science politique de Rennes, 24-25 septembre 1998, Ed.CFES, octobre 2001, pp.50-56. * 994 Ce constat amène à s'interroger sur les conditions de circulation et d'internationalisation de ce savoir qui s'est constituée progressivement en discipline. Pierre Yves Saunier remarque, en effet, au sujet de la constitution d'une internationale urbaine, que l'internationalisation d'un savoir résulte avant tout d'un travail de construction social qui s'inscrit dans un champ de luttes spécifique. Il pourrait être intéressant d'analyser les mécanismes par lesquels la reconnaissance de la promotion de la santé s'est effectué, les moyens mis en oeuvre à cette fin et surtout les protagonistes intéressés à cette internationalisation. Il s'agit d'opérer, selon les mots de Pierre-Yves Saunier, une « économie générale des échanges internationaux » qui sont avant tout des rapports de pouvoir. Saunier P-Y., « Sketches from the Urban International », International Journal for Urban and Regional Research, June 2001, (document polycopié en français, 33p.) * 995 Le CFES est né de l'héritage du Centre national d'éducation sanitaire, démographique et sociale, renommé Comité français d'éducation sanitaire en 1966, organisme privé crée par le docteur Delore afin d'investir la place préalablement occupée par l'Office national d'hygiène. La disparition de cette institution publique durant l'entre-deux guerres mettait un terme provisoire au souci de conduire au niveau central la propagande éducative pour la santé qui a été laissée alors à l'initiative de ligues de défense contre les fléaux sociaux (alcool, tabac, tuberculose). Le CFES a pris sa dénomination lorsque ministère de la Santé en a pris la tutelle en 1972. Celui-ci est devenu l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé en 2002. Pinell P. (dir), Une épidémie politique. La lutte contre le Sida en France (1981-1996), Paris, PUF, p.103. * 996 L'éducation pour la santé a été fortement orientée au début des années quatre-vingt-dix à destination de l'école. Lieu privilégie d'éducation, elle manifeste dans l'enseignement qui y est prodigué (éducation physique, hygiène corporelle, éducation sexuelle) un souci de normalisation des comportements sociaux et de responsabilisation des individus. Vigarello Georges, « L'éducation pour la santé. Une vrai attente scolaire », Esprit, n°2, février 1997, pp.72-82. * 997 Cette évolution est d'autant plus significative que la loi italienne de réforme de la médecine pénitentiaire affirme également l'éducation pour la santé comme une priorité de la nouvelle politique sanitaire en milieu carcéral. Art 1, ali.2 du Decreto Legislativo 22 giugno 1999, n. 230 «Riordino della medicina penitenziaria, a norma dell'articolo 5, della legge 30 novembre 1998, n.41». Cette disposition est cependant demeurée lettre-morte dans la plupart des établissements, mis à part quelques exceptions, ce qui reflète la mauvaise implantation des ASL en prison mai aussi la faible culture préventive du système sanitaire italien. Entretien n°28, Antonio Loiacono, responsable de l'action sanitaire en milieu carcéral pour la Région Lazio. * 998 Entretien n°5, Claude Boucher, directeur du Collège Rhône-Alpes d'Education pour la Santé (CRAES). |
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