La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
2.1.b. Une stratégie de prévention destinée à vaincre les peursL'information est apparue comme un support privilégié de la prévention face à épidémie de Sida en milieu carcéral922(*). L'information est considérée comme étant en mesure d'apporter aussi bien aux détenus qu'aux surveillants les éléments de prévention permettant de faire face aux risques encourus. Elle permettrait ainsi de faire la part des risques réels et des risques imaginaires et de réduire les nombreuses peurs qui sont rattachées au virus et qui font obstacle à une bonne prévention. Une enquête réalisée en 1999 dans cinq pays européens sur les maladies transmissibles auprès du personnel de surveillance établit les retombées positives des campagnes de formation et d'information. Elle conclut notamment que les « différences marquées entre les surveillants des différents pays quant aux connaissances et incertitudes sur les modes de transmission du VIH, ainsi qu'à la tolérance vis-à-vis des personnes séropositives, semblent néanmoins refléter les différentes politiques de prévention et de réduction des risques sur le Sida mises en place dans les pays concernés et plus particulièrement les politiques menées dans les milieux pénitentiaires ». Pourtant le manque de lien entre le ministère de la Santé et l'administration pénitentiaire va retarder le lancement de campagnes nationales et les actions d'information vont demeurer pendant longtemps le fait d'actions ponctuelles923(*). Il s'agissait le plus souvent de formations organisées de façon bénévole par des médecins pénitentiaires volontaires aussi bien en Italie924(*), qu'en France925(*). L'information auprès des surveillants s'effectuait davantage sous la forme de relations informelles avec des soignants et ce n'est que plus récemment que des formations ont été proposées aux personnels926(*). Bien qu'il permette de répondre en partie aux angoisses des personnels et des détenus, la portée d'un tel modèle de prévention apparaît limitée. Le développement de stratégies informatives peut, par exemple, s'accompagner d'une élévation du niveau de connaissance des personnels sans se répercuter sur les représentations des personnels927(*). Ces campagnes peuvent même aboutir à l'effet inverse en renforçant les peurs initiales928(*). Le développement des campagnes de formation/information peut, en outre, permettre une meilleure connaissance des modes de transmission sans impliquer pour autant une amélioration des pratiques. Isabelle Stéphan, psychothérapeute, évoque ainsi une « dissonance cognitive » chez les surveillants qui adoptent un décalage entre leurs représentations et leurs pratiques professionnelles929(*). L'une des difficultés du personnel de surveillance semble être la capacité à acquérir une culture professionnelle préventive lors de leurs interventions quotidiennes : « Un surveillant qui voit un détenu se couper a plutôt tendance à venir l'aider alors qu'il doit utiliser des moyens qui sont à sa disposition c'est-à-dire en utilisant ses gants. Beaucoup ne respectent pas véritablement ces règles [...] Je pense qu'il faut que ces mesures fassent partie de leurs pratiques professionnelles [...] Mais ça, c'est une culture qu'ils ont du mal à avoir »930(*). Les campagnes d'information peuvent également avoir une portée limitée auprès des détenus. Outre l'inadéquation des supports utilisés931(*), le modèle de prévention normatif repose avant tout sur le principe de l'autorité médicale qui est parfois rejeté par les détenus932(*). En effet, les conditions de détention peuvent être hostiles à la diffusion d'un message de prévention qui nécessite un rapport de mise en équivalence entre le détenu et l'opérateur933(*). Les groupes d'entraide constituent peut-être comme le propose Ronconi un moyen utile pour développer cette information préventive. Ils permettent, en effet, de privilégier un mode de transmission de l'information basé sur un principe d'équivalence plutôt que sur la scientificité des contenus en favorisant la création d'un « esprit de communauté »934(*). Ce principe semble davantage mis en oeuvre au sein des prisons italiennes que des prisons françaises où l'intervention d'associations extérieures demeure rare935(*). De façon plus générale, le succès ou l'échec des campagnes de prévention résiderait, selon Valeria Giordano, dans le passage de l'information à la communication. Celle-ci est problématique en milieu carcéral du fait de la distinction entre les surveillants et les détenus par laquelle s'établirait une barrière infranchissable entre les deux mondes. Ce « gouffre communicatif » s'explique par la distance qui sépare non seulement les personnels des détenus, mais aussi les administrations pénitentiaires et de santé, dont le rapprochement nécessite un changement culturel 936(*). Les réticences de l'administration et des personnels à reconnaître la prison en tant que milieu à risque a retardé pendant longtemps la mise en place d'un dispositif de prévention similaire à celui qui existe dans le reste de la société. Le modèle préventif fondé sur l'information a été perçu comme le moyen pour mettre fin aux peurs qui parcouraient le milieu carcéral depuis le début de l'épidémie. Bien que celui-ci ait permis d'importants progrès, sa portée semble limitée en raison des contraintes du milieu carcéral qui rendent difficile la mise en place d'un climat nécessaire à une démarche de prévention. Le recours aux outils classiques de la prévention était dès lors nécessaire. * 922 Buffa P., Sarzotti C., "La relazione culturale all'Aids dell'universo carcerario: dall'espulsione al controllo interno", in Dei Delitti e delle Penne, I, 3, p.209. * 923 Ce constat est d'autant plus valable en Italie où les collaborations entre le ministère de la Santé et l'administration pénitentiaire sont quasiment inexistantes au début des années 90 et se résument à l'organisation du dépistage de la population carcérale. Les campagnes de prévention contre le Sida, inaugurées en 1988 en Italie, n' intègrent les surveillants pénitentiaires comme cible qu'à partir de 1991 et les détenus à partir de 1996. La collaboration entre les deux institutions reste cependant quasiment nulle en terme de formation du personnel. Giordano Valeria, "AIDS in carcere tra informazione e formazione", in Faccioli Franca, Giordano Valeria, Claudio Sarzotti, L'Aids nel Carcere e nella società, op.cit., p.85. * 924 Entretien n°26, Laura Passaretti, sous-directrice de l'établissement pénitentiaire Nuovo complesso (Rebbibia). * 925 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995. * 926 Un médecin qui avait mis en place un groupe de parole spécifique auprès des détenus raconte son expérience avec le personnel de surveillance: « Oui, très souvent j'en rencontrais dans les couloirs et on commençait à discuter. Ils me posaient des questions sur leurs propres peurs [...] Ce qui ne pouvait pas se dire dans une réunion ou autour d'une table de façon plus officielle se faisait comme cela de façon informelle ». Entretien n°7, Docteur Gilg, médecin à la Consultation de dépistage (CDAG) de l'Hôpital Edouard Herriot. * 927 Dominique Lhuilier note ainsi que les campagnes d'information- formation restent souvent impuissantes à modifier le risque de contagion liée au Sida : « L'information relative aux affections opportunistes brouille les repères : le Sida n'est pas une maladie identifiable à des signes cliniques propres. D'où un double processus de dilution et d'amplification de la figure du Sida. Tout symptôme est susceptible à la fois de masquer et de révéler la maladie ». Lhuilier D., Aymard N., L'Univers pénitentiaire. Du côté des surveillants de prison., op.cit., p.94. * 928 Valeria Giordano souligne la nécessité de ne pas accroître le sentiment de peur et de dangerosité face à la maladie, ce qui risquerait d'être contre-productif dans un message de prévention. Ce risque est d'autant plus grand en milieu carcéral en raison de la promiscuité. Giordano Valeria, "AIDS in carcere tra informazione e formazione", art.cit., p.89. * 929 « Même s'ils [les surveillants] connaissent les modes de contamination, les conduites à tenir face au risque professionnel qu'est le sang, ils expriment pour la plupart une difficulté à intervenir. Cette « dissonance cognitive » fait naître chez eux un malaise dans la mesure où ils ne peuvent modifier la réalité de ce qui se joue, et entraîne par voie de conséquence une peur irrationnelle, non seulement d'être contaminé, mais plus encore d'être un vecteur de contamination pour leur entourage ». Stephan Isabelle, « Représentations et pratiques professionnelles des surveillants », Le journal du Sida, n°104, mai 1998, pp.22-23. * 930 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999. * 931 Plusieurs enquêtés soulignent le manque de pertinence des dépliants informatifs distribués aux détenus qui sont souvent inadaptés à une population très marginalisée et fortement immigrée qui maîtrise mal l'usage écrit de la langue. Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999 ; Entretien n°12, Patrick Caillon, médecin effectuant une Consultation de dépistage aux prisons de Lyon. * 932 La légitimité du médecin apparaît comme centrale dans ce type de prévention. L'information est perçue comme une donnée quantitative pouvant agir de façon directe sur le comportement des individus. A l'inverse, Simoni décrit un second modèle de prévention information qui repose sur l'instauration d'un rapport différent entre les opérateurs et les détenus. Simoni S, "Aids e modelli di rischio", Dei Delitti e delle Pene, 1994, IV, 1, pp.127-146. * 933 La mission santé justice sur la réduction des risques remarque ainsi le lien inverse entre la promiscuité et la propension des détenus à protéger leur intégrité physique ou à prendre en charge leur santé. Dhérot Jean, Stankoff Sylvie, Rapport de la mission santé-justice sur la réduction des risques, op.cit., p.67.. * 934 Ronconi S., "Informazione e prevenzione in ambito penitenziario: progetti, interventi ed esperienze", in Magliona B., Sarzotti C., La prigione malata. Letture in tema di AIDS, carcere e salute, L'Harmattan, Italia, Torino, pp.155-174. * 935 C'est le cas par exemple sur les prisons de Lyon où l'association AIDES organisait des formations auprès du personnel de surveillance et des détenus jusqu'à la moitié des années quatre-vingt-dix. Les groupes de pairs n'ont en revanche jamais été développés. A Rome, en revanche plusieurs communautés thérapeutiques organisent des formations et des groupes de discussion, notamment auprès des toxicomanes, en milieu carcéral. Le séjour en communauté semble assez propice également à la transmission de messages de prévention en raison du rapport de confiance qui s'établit entre l'opérateur et le détenu comme le souligne un directeur de communauté thérapeutique. Entretien n°21, Marco Brucci, responsable d'une communauté thérapeutique située à Rome. * 936 Giordano Valeria, "AIDS in carcere tra informazione e formazione", art.cit., p.95. |
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