La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
1.2.b Les prémisses d'une démarche de réinsertion auprès des détenus toxicomanesC'est dans le but de réorienter la politique de soin de la toxicomanie vers la réinsertion que les Unités pour sortants (UPS) ont été mises en place en 1997 sur huit sites pénitentiaires dont celui de Lyon. Ces structures, établies à partir de l'expérience du Quartier intermédiaire sortants (QIS) de Fresnes883(*), sont destinées à accueillir pendant une durée limitée les détenus toxicomanes les plus marginalisés pour un stage de préparation à la sortie. Ces projets ont été mis en place sous l'égide des Antennes toxicomanie afin de décloisonner la prise en charge des toxicomanes : « On s'était dit qu'il fallait faire entrer un peu plus l'extérieur à l'intérieur de la prison [...] Travailler avec des gens qui auraient un regard plus extérieur »884(*). Le principe de l'Unité est de travailler au « développement des potentialités » des détenus à travers la mise en place d'activités spécifiques (sport, ateliers) et l'intervention de nombreux intervenants extérieurs pendant une durée de cinq semaines885(*). L'idée d'une prise en charge « socio-ludique » des futurs sortants présente cependant de nombreuses difficultés. Elle apparaît tout d'abord peu compatible avec le reste de la détention dont le mode de fonctionnement est très distinct. L'UPS des prisons de Lyon a par exemple rencontré de nombreuses difficultés d'implantation avec le personnel de surveillance comme cela a été évoqué auparavant. En outre, fonctionnement de l'Unité semble fonctionner selon une logique de territoire qui opposerait l'Antenne au reste de la détention. La marginalisation des services sociaux pénitentiaires est manifeste de la logique de monopolisation avec laquelle l'Antenne gère l'Unité pour sortants, comme le remarque un agent des SPIP : « Dans le cadre de l'UPS, c'est un peu l'Antenne toxicomanie qui s'en occupe puisqu'il y a des éducateurs [...] C'est eux qui sont porteurs du projet et il n'y a pas une co-production»886(*). Ce service est également mal accepté au sein de la détention du fait que l'impact de ce stage de réinsertion n'a pas encore été mis en évidence, faute d'un suivi des détenus, et sa portée demeure hypothétique : « On se dit que ces gens ont pu expérimenter pendant quatre semaines un autre rapport aux autres [...] Même si c'est pas signifiant sur le moment, ça laisse des traces auxquelles ils vont pouvoir se référer et qui va leur permettre dans le futur d'avoir une autre démarche »887(*). Le manque de résultats tangibles est d'autant plus dommageable en raison du coût de ce projet qui concerne très peu de détenus888(*). La démarche de l'Unité pour sortant est elle-même remise en cause par certains soignants qui estiment contradictoire d'engager une logique de réinsertion sur du court terme : « La prévention de la récidive suppose de se tourner vers l'avenir. À partir de quand? Pas à partir de la veille de la sortie dans ces espèces de pansements misérables que sont les Unités de préparation à la sortie. C'est un effroyable mensonge que de croire qu'en mettant pendant 8 jours quelqu'un dans un endroit et en lui distribuant des plaquettes et des adresses de soins, de logements... C'est une honte!.»889(*) L'impact de l'Unité pour sortants est pour l'instant difficilement quantifiable. La portée de cette structure se situerait davantage au plan « symbolique », tel que le souligne le responsable du SMPR de Lyon, en permettant de réhabiliter une démarche de prévention et de réinsertion au sein de la détention : « C'est quelque chose qui traduit de façon précise la volonté qu'on a de garder un détenu citoyen et de l'aider à retrouver palace dans la société civile [...] Ça a beaucoup plus un impact symbolique car ça permet de montrer aussi aux surveillants qu'on peut consacrer un certain temps et une certaine somme à la santé les détenus »890(*). L'UPS préfigurerait en ce sens les actions d'éducation pour la santé mises en place auprès des détenus. Bien que distinctes, des expériences tentant de concilier le milieu carcéral avec une logique de prévention ont été mises en place en Italie, notamment dans la prison de Rebbibia. Le Testo unico de 1990 sur les stupéfiants prévoyait (art.96 et 96) la mise en place de sections spécifiques dites à « custodia attenuata » (garde amoindrie) désignées sous le sigle S.C.A, Strutture a custodia attenuata, qui accordent un traitement particulier aux toxicomanes, davantage orienté vers la réinsertion891(*). Ces unités, plus connues sous le non d'unités sans drogue (drug free)892(*), fonctionnent selon des règles très distinctes de la détention (portes pouvant être ouvertes ou fermées par les détenus de 8h à 22h) et disposent d'un équipement spécifique (salles de sport et de loisir, « mini-appartements » de 30 m2 pour deux détenus) comme c'est le cas de la Terza Casa de Rebbibia893(*). Les toxicomanes sont sélectionnés à partir de critères (peine résiduelle inférieure à 3 ans, plus de 35 ans, condamnation à une peine définitive, pas de pathologie particulière, première incarcération) par l'équipe thérapeutique du Sert qui a en charge l'essentiel du fonctionnement du service. L'objectif est d'assurer un suivi personnalisé du détenu et de favoriser sa responsabilisation. Le fonctionnement de cette unité se heurte cependant à plusieurs difficultés. Un responsable de communauté, très hostile à cette expérience, remarque qu'elle fonctionne en sous-effectifs ce qui ne permet pas d'occuper les places disponibles894(*) : « Cette prison qui a coûté des dizaines de milliards de lires a seulement une vingtaine de personnes et depuis toujours »895(*). Cette critique traduit l'hostilité de cette communauté à l'égard de cette expérience. Il semblerait de façon plus générale que les communautés soient très réticentes au principe de transposer la communauté thérapeutique au sein du milieu carcéral. Outre une différence de principe, on peut supposer que cette opposition traduise une logique de monopolisation de la part des communautés qui pourraient se sentir menacées par l'intrusion des services de soin des toxicomanies sur leur domaine d'activité. Cette même logique de monopolisation du soin de la toxicomanie semble avoir lieu dans les rapports qui unissent les personnels du Sert aux médecins pénitentiaires. Cette opposition a été manifeste à l'occasion de la création en 1998 d'une seconde section spécifique pour toxicomanes sur l'initiative de l'administration pénitentiaire au sein du Nuovo complesso. Cette unité proposait à une quarantaine de détenus des activités spécifiques similaires à celles de l'UPS. Elle s'adressait à des détenus déjà sevrés mais qui n'étaient pas en fin de peine et constituait donc « une étape intermédiaire entre la désintoxication et la réinsertion »896(*). La perception du fonctionnement de cette expérience est très distincte selon les personnels. La responsable pénitentiaire qui en avait la charge estime que le fonctionnement de la section était décevant en raison de la faible implication des soignants du Sert qui « ne se sont pas suffisamment investis ». Elle ajoute que la section a été fermée en 2002 suite à un manque de moyens et par peur de ghettoïser les détenus. Les personnels du Sert considèrent en revanche que le peu d'activités proposées dans cette section ne suffisait pas à lui accorder un statut spécifique. Ils déclarent ne pas avoir été associés au projet et s'être opposés à sa création. L'opposition du Sert à ce projet peut s'expliquer par la volonté de garder le contrôle sur le soin en matière de toxicomanie, l'expérience de l'administration pénitentiaire étant perçue comme une tentative pour concurrencer l'unité de garde atténuée dirigée par le Sert. « Il y a d'ailleurs eu des problèmes entre nous et la direction car nous étions fortement défavorables à ce projet [...] Le projet est vraiment né de la direction pénitentiaire sans que nous soyons consultés [...] Ils se sont rendus comptes que c'était un échec et ils ont dû fermer le service.»897(*) « Nous n'avons jamais participé à ce projet. Je pense que c'était une chose stupide [...] Nous n'avons jamais voulu reconnaître que cette section était particulière. Et d'ailleurs quand le nouveau directeur de la prison est arrivé, il s'en est rendu compte et il a fermé immédiatement cette section.»898(*) La considération de la toxicomanie en milieu carcéral a contribué à modifier la perception du soin, davantage orienté vers la réinsertion du détenu et la prévention, en mettant l'accent sur les risques encourus par la population toxicomane. De façon plus générale, la forte prévalence de toxicomanes en détention et l'importante corrélation avec l'épidémie de Sida ont légitimé la mise en place d'une politique de réduction des risques. * 883 Au début des années 90, constatant que beaucoup d'usagers de drogues étaient dans des situations de grande précarité (très démunis, sans domicile fixe) et n'avaient pas de lien avec le système de prise en charge, une psychologue a imaginé un dispositif d'encadrement pour la sortie. Fut mis alors en place le quartier intermédiaire sortants (QIS). Quelques semaines avant le dernier mois de détention, une psychologue sélectionne une dizaine de détenus parmi ceux qui sont dans la plus grande détresse. Le QIS a pour but, durant quatre semaines avant la sortie, de les aider à préparer de manière intensive leur intégration dans la vie : problèmes d'hébergement, de santé, de formation, etc. Tous les matins, des ateliers sont ainsi proposés. Conseil national du Sida, Rapport et recommandations sur les traitements à l'épreuve de l'interpellation. Le Suivi des traitements en garde à vue, en rétention et en détention, op.cit., p.31. * 884 Entretien n°10, Mme Bouthara, éducatrice à l'Antenne toxicomanie des prisons de Lyon. * 885 Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 886 Entretien n°11, S. Combe et C. Misto, agents d'insertion et de probation (SPIP) des prisons de Lyon. * 887 Entretien n°10, Mme Bouthara, éducatrice à l'Antenne toxicomanie des prisons de Lyon. * 888 Une évaluation effectuée auprès de l'ensemble des unités montre que ce dispositif a touché que 265 détenus en 1998 alors qu'il est mis en place dans les maisons d'arrêt les plus importantes ( la Santé, Fresnes, les prisons de Lyon, les Baumettes, entre autres). IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.75. * 889 Entretien n°8, Docteur Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 890 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon. * 891 Bianchetti R., Leggieri G., «struttura a custodia attenuata di II livello nella casa circondariale «Le Valette» di Torino: programma Arcobaleno», in Gatti U., Gualco B., Carcere e territorio, Milano, Giuffre Ed., 2003, pp.205-218. * 892 Les objectifs des unités sans drogue sont de protéger les toxicomanes qui le désirent d'une confrontation possible à la drogue durant leur détention par l'isolement et des propositions d'activités multiples. Il y a une intention de réinsertion à plus long terme à travers l'instauration de soins spécifiques assurés par une équipe polyvalente spécialisée (acteurs de soins, travailleurs sociaux et surveillants) et la recherche d'une continuité de la prise en charge à la libération. Ces unités sont particulièrement développées en Europe du Nord tels qu'aux Pays-bas ou en Suède. Emmanuelli (Julien), Usage de drogues, sexualité transmission des virus VIH, hépatites B et C et réduction des risques en prison à travers le monde : état des lieux et mise en perspective. Revue de littérature, Paris, RNSP, 1997. * 893 Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia. * 894 Cette unité accueille actuellement 88 personnes pour une capacité de 120 places selon son responsable. * 895 Entretien n°28, Eugenio Iaffrate, responsable du projet « prison » de la communauté « Villa Maraini ». * 896 Entretien n°26, Laura Passaretti, sous-directrice de l'établissement pénitentiaire Nuovo complesso (Rebbibia). * 897 Entretien n°31, Corinna Proietti, psychologue au Sert de Rebbibia. * 898 Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia. |
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