La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
Une mise en perspective des réformes française et italienneL'approche comparative semble un moyen privilégié afin de souligner les logiques de mobilisation des acteurs. En effet, même si la loi française du 18 janvier 1994 s'inscrit dans un cadre plus ample de redéfinition des politiques de santé en milieu carcéral, tous les pays n'ont cependant pas adopté cette réforme dans les mêmes termes. Ces changements ont bien sûr eu lieu dans des contextes politiques et institutionnels distincts. C'est pourquoi, il semble important de procéder à une analyse comparative afin de souligner les processus qui ont été à l'origine de la réforme la médecine pénitentiaire et les recompositions qui en ont découlées. L'Italie et la France sont apparues comme les témoins pertinents d'une comparaison du fait que la même réforme sanitaire y a été adoptée à cinq années d'intervalle, transférant ainsi les activités de soin et de prévention en milieu carcéral auprès du système sanitaire national. Malgré ce principe commun, le dispositif de ce transfert a eu lieu selon des modalités diverses puisque la réforme française de 1994 a été mise en oeuvre par une institution sanitaire généraliste (le service public hospitalier) tandis que la réforme italienne de 1999 a été portée par une structure fortement spécialisée (les services de soin pour toxicomanes ou Sert). En outre, les différents dispositifs et les écarts de la mise en oeuvre entre la France et l'Italie doivent être analysés selon la configuration spécifique de chaque système sanitaire38(*) et leur évolution propre, notamment au regard de la politique de réduction des risques qui a été appliquée de façon très différente entre les deux pays. La France a longtemps constitué une « exception » du fait de son retard en matière de prévention des risques liés à la toxicomanie par sa tradition culturelle et par une résistance au changement des différentes catégories d'acteurs39(*). La transition italienne à la réduction des risques fut tout aussi difficile qu'en France bien que moins spectaculaire. Elle a été marquée par de nombreuses ruptures et une absence de continuité sur le long terme40(*). Il résulte de cette différence que l'apprentissage en faveur de l'émergence d'un modèle de santé publique, évoqué auparavant, a été très inégal entre la France et l'Italie. Cette culture de la santé publique est nettement plus visible en France, pour qui le degré d'apprentissage a été plus élevé qu'en Italie. En effet, la France a connu, à travers le passage à la réduction de risques mais de façon plus générale par le biais de la politique sanitaire de lutte contre le Sida, une rupture soudaine qui a remis en cause l'ensemble des relations de pouvoir et des conceptions établies jusque là. Le niveau d'apprentissage a été très élevé : « Aux réformes visant le dispositif de santé publique s'ajoutent les changements favorisant la coordination gouvernementale et un style désormais plus consensuel dans la conduite des politiques de santé publique. La profondeur du changement français répond à un véritable rattrapage historique sous la pression d'une crise »41(*). L'Italie a en revanche effectuée une transition beaucoup plus graduelle, ceci s'expliquant par la non remise en cause de la politique prohibitionniste, qui reste pourtant inconciliable avec la réduction des risques. Les autorités publiques n'ont pas fait, en outre, l'objet d'une contestation sociale très forte comme ce fut le cas en France. La France et l'Italie présentent par conséquent la particularité d'avoir adopté une réforme similaire sur le transfert de la médecine en milieu carcéral dans des contextes très différents. Ces deux réformes sont enfin distinctes dans leur mise en oeuvre : tandis que le transfert des médecins pénitentiaires français s'est effectué sans difficultés notables, celui-ci n'a pas encore eu lieu en Italie en raison d'un ensemble de blocages. L'application de la loi de 1999 se situe encore dans un entre-deux incertain. L'analyse de la réforme italienne pourra ainsi être rapportée à celle de la loi française du 18 janvier 1994 et permettre ainsi d'en comprendre les spécificités afin de souligner les facteurs explicatifs de réussite ou d'échec42(*). Andy Smith remarque que les analyses comparées ont souvent pour défaut de « s'engouffrer dans l'examen des détails de chaque politique publique plutôt que de mettre l'analyse des politiques publiques au service d'une interrogation centrale de la science politique : celle du rapport entre les composants partiels d'un système politique et sa cohérence (ou ces systèmes de contradiction) globale »43(*). Afin de dépasser le « tourisme intelligent », il propose un modèle d'analyse permettant d'articuler trois niveaux de réflexion, l'espace politique (polity), la politique (politics), c'est-à-dire les règles du jeu qui tendent à rendre durable les échanges politiques observés, et les politiques publiques ou comment un problème de l'action publique est formulé dans chaque territoire étudié. La confrontation comparative vise ainsi à saisir les processus politiques qui ont permis de mettre en place la réforme de 1994 en France et de 1999 en Italie et d'en comprendre la mise en oeuvre. Cette confrontation est réalisée à partir de la comparaison des établissements de Lyon et de Rome qui constituent des prisons de taille importante44(*). * 38 La naissance du système sanitaire italien s'est déroulé par une suite de réformes successives, à partir de la fin de la seconde guerre mondiale, qui s'est achevée par la loi n.833 du 23 décembre 1978 qui substituait toutes les catégories mutualistes par une seule assurance nationale étendue à chaque citoyen. La structure administrative de ce nouveau dispositif a été élaboré selon un modèle déconcentré. En effet, le système s'articule sur trois niveaux, tous dotés d'une autonomie politique et institutionnelle forte : le niveau national, régional et local par le biais des communes. Les services de soin directs aux personnes sont représentées par les Unità sanitarie locali (USL).Ce système sera réformée à plusieurs reprises au cours des années quatre-vingt-dix, en faveur d'une régionalisation croissante de la politique sanitaire. De façon générale, Le Servizio sanitario nazionale italien présente trois caractéristiques: une forte coupure entre les structures publiques et privées auxquelles l'Etat a largement recours pour les interventions sanitaires d'urgence (toxicomanie, immigration, prostitution, etc.) ; un manque de planification et de programmation à long terme qui empêche d'adopter une considération globale des problèmes sur le long terme et enfin l'impossibilité des pouvoirs publics d'établir un consensus parmi les acteurs impliqués dans les politiques sanitaires et sociales. Maino Franca, La politica sanitaria, Bologna, Il Mulino, 2001, 310p; Rei Dario, Servizi Sociali e politiche pubbliche, Nuova Italia Scientifica, 1994, 187.p. * 39 Comme le démontre clairement Henry Bergeron, le retard de la France lors du passage à la réduction des risques s'explique par la culture thérapeutique spécifique et homogène, constituée au cours des années soixante-dix, qui caractérisait le système de prise en charge des addictions. Dans le cadre d'un objectif d'abstinence, lui-même lié à un modèle de santé curative, les professionnels de la toxicomanie retenaient la psychothérapie comme seul outil thérapeutique valable et rejetaient de ce fait une médicalisation du traitement. Le dispositif de la toxicomanie est devenu progressivement autonome au cours des années quatre-vingts au détriment des pouvoirs publics qui sont demeurés pendant longtemps des dispensateurs de crédits n'osant pas remettre en cause le consensus établi par les spécialistes. L'épidémie de VIH/Sida a fortement contribué à déstabiliser l'équilibre précédemment établi en remettant en cause les finalités du système. Le principal vecteur de transformation fut la contestation qui eu lieu de la part des intervenants extérieurs au dispositif spécialisé, et notamment des médecins généralistes libéraux et des praticiens du domaine hospitalier. Dès lors une première brèche était créée au sein du champ hermétique de la toxicomanie. Ce n'est toutefois que suite à l'affaire du sang contaminé que les pouvoirs publics mirent en place une politique de réduction des risques de façon soudaine. Pour de plus amples détails sur les spécificités de la politique française en matière de réduction des risques Cf. Bergeron Henri, L'Etat et la toxicomanie, histoire d'une singularité française, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, 370 p. * 40 Les incertitudes de la politique italienne en matière de réduction des risques s'expliquent par l'impossibilité des pouvoirs publics à réaliser un accord entre les parties. C'est ainsi que les traitements de substitution développés dès la fin des années soixante-dix ont fait l'objet d'un retrait en réponse à l'émergence d'une nouvelle conception de la toxicomanie comme malaise social. Un consensus s'est alors formé au cours des années quatre-vingts entre les acteurs du privé social, et notamment les communautés thérapeutiques qui reposent sur une approche comportementaliste, et les services spécialisés (Sert) qui furent délaissés par les pouvoirs publics. La législation sur les stupéfiants, auparavant progressiste, fut l'objet d'un retournement prohibitionniste en 1990 sous le poids des intérêts électoraux. Le soutien aux communautés fut réinscrit comme une priorité de l'action publique tandis que la réduction des risques commençait à être timidement reconnue. C'est surtout après le référendum de 1993 et les conférences nationales de Palerme (1993) mais surtout de Naples (1997) que la réduction des risques devient un enjeu de santé publique. Cf. Farges Eric, Les Etats face aux drogues. Analyse de la transition des politiques publiques en matière de toxicomanie au modèle de la réduction des risques. Etude comparative entre la France et l'Italie, Recherche sous la direction de Christophe Bouillaud, IEP Grenoble, 2002, 2 tomes, 396p. * 41 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.215. * 42 La posture adoptée dans cette recherche n'est donc pas celle d'une comparaison stricto sensu, terme à terme, mais d'une mise en perspective des spécificités de chaque cas étudié. * 43 Andy Smith, « L'analyse comparée des politiques publiques : une démarche pour dépasser le tourisme intelligent », Revue internationale de politique comparée, 2000, vol.7, n°1, p.8. * 44 Le « terrain » de cette recherche est constitué des « prisons de Lyon » en France. Cette expression, couramment utilisée, désigne un seul et même établissement réparti en trois quartiers de détention : un quartier femme, Montluc, qui comporte 22 places théoriques mais qui accueille aujourd'hui près de 80 femmes, auquel s'ajoutent deux sites vers la gare de Perrache : Saint-Joseph et Saint-Paul, construits respectivement en 1830 et 1860. Les prisons de Lyon constituent administrativement une maison d'arrêt, c'est à dire un lieu destiné à recevoir « les inculpés, prévenus et accusés soumis à la détention provisoire » et les « condamnés auxquels il reste à subir une peine d'une durée inférieure à un an » (Art. 714 du Code de procédure pénale) tandis que les établissements pour peines accueillent « les condamnés qui purgent leur peine » (Art. 717). Rome comporte deux établissements pénitentiaires : d'une part celui de Regina Coeli, un ancien monastère situé en centre ville qui dispose d'une capacité de 850 places et, d'autre part, celui de Rebbibia, beaucoup plus récent et situé légèrement en périphérie. Ce dernier est le plus gros complexe pénitentiaire d'Italie. Il est composé de quatre prisons distinctes (le nuovo complesso, la casa di reclusione, la prison pour femmes et la terza casa, institut spécialisé dans l'accueil des détenus toxicomanes), chacune dirigée par des directeurs différents, qui rassemblent au total plus de 2000 détenus. Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999 ; Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia. |
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