La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
CHAPITRE 4 : UNE PRISE EN CHARGE SANITAIRE DES DETENUS INCONCILIABLE AVEC LES EXIGENCES CARCERALESLa loi du 18 janvier 1994 visait à assurer une prise en charge des détenus similaire à celle de n'importe quel autre patient, dans laquelle les critères de santé publique seraient toujours prépondérants sur les exigences de sécurité propres à la logique carcérale. La prison, « institution totale », répond cependant à des règles de fonctionnement qui peuvent se heurter à la démarche thérapeutique des soignants. Celle-ci suppose une prise en charge globale à travers laquelle le statut de patient prime constamment sur celui de détenu. La contradiction entre les réquisits soignants et les spécificités du milieu carcéral vont être particulièrement visibles à travers certains moments, tels que les transferts ou les hospitalisations, ainsi qu'à l'occasion de la lutte contre l'épidémie de Sida, face à laquelle la politique de santé publique qui a permis de mettre fin à ce fléau va révéler de nombreuses contradictions. 1 L'accentuation des rapports d'opposition et de concurrenceLa médecine pénitentiaire se caractérisait auparavant par un émiettement très important : les différents soignants se juxtaposaient sans qu'aucun lien n'existe entre eux. Les personnels médicaux demeuraient en outre soumis à l'administration pénitentiaire en raison de leur subordination statutaire à l'établissement dans lequel ils intervenaient. La réforme de 1994 en France et de 1999 en Italie ont profondément bouleversé l'organisation des soins auprès des détenus en permettant la reconnaissance d'une autorité sanitaire autonome. Cette modification était censée permettre une homogénéisation et une coordination des soignants, d'une part, et le meilleur respect du principe de soin sur le principe de garde lors de la prise en charge du patient-détenu, d'autre part. L'intégration du nouveau dispositif de prise en charge au sein de l'ancien système est toutefois problématique en raison de la logique de concurrence qui s'établit parfois entre les soignants. 1.1 La fragmentation du nouveau dispositif sanitaireLa réforme de l'organisation des soins ne fait pas, en France ou en Italie, table rase de l'ancien dispositif mais inaugure l'intervention de nouveaux soignants au côté du personnel qui y travaillait auparavant, aboutissant souvent à une dualité de la prise en charge. C'est ainsi qu'en France les personnels hospitaliers, qui ont la responsabilité du soin somatique, juxtaposent le personnel des équipes psychiatriques. De même en Italie, où les soignants des services de soin aux toxicomanes (Sert) coexistent désormais, en l'absence d'un transfert de l'intégralité du personnel au ministère de la Santé, avec les médecins pénitentiaires de l'ancien dispositif. L'arrivée d'une nouveaux intervenants est dès lors souvent perçue par les précédents soignants comme une intrusion sur leur territoire. 1.1.a Un rapport conflictuel entre le somatique et le psychiatrique au sein des prisons françaisesLa prise en charge des détenus dépend depuis la réforme de 1994 de deux structures distinctes : les UCSA pour le somatique et les SMPR pour les problèmes de psychiatrie636(*). Bien que leur champ de compétence soit distinct, les problèmes de santé en milieu carcéral sont complexes et nécessitent souvent une double intervention du somatique et du psychiatrique637(*). L'appartenance des soignants de l'UCSA et du SMPR à la fonction publique hospitalière, qui partage une culture commune, devait faciliter la collaboration entre les deux personnels, ce qui semble être le cas comme en témoigne le responsable du SMPR : « Ça a provoqué un énorme changement. Tout d'abord parce que tout le monde à la culture hospitalière. Médecins et infirmières, tout le monde est passé dans le giron de l'hôpital et donc tout le monde étant hospitaliers, les personnels ont la même logique »638(*). Pourtant, la transmission d'informations entre les deux services est, la plupart du temps, défaillante. L'existence de véritables dossiers médicaux communs ou de réunions entre le SMPR et l'UCSA est, comme le remarque un rapport IGAS-IGSJ, très peu répandue639(*). L'absence de concertation entre les équipes somatiques et psychiatriques est préjudiciable à une prise en charge globale des patients et peut être à l'origine de nombreux problèmes tels que la non distribution des médicaments, l'absence de continuité des soins ou encore des interférences médicamenteuses640(*). Cela ne semble toutefois pas le cas des prisons de Lyon où la collaboration entre les deux services est jugée très satisfaisante par un médecin de l'UCSA : « À Lyon, ça fonctionne bien. On se voit souvent. On a des réunions. Pour la distribution de médicaments, les infirmières de l'UCSA distribuent les médicaments et même des psychotropes qui sont prescrits par des psychiatres »641(*). Un psychiatre considère de même que les médecins somatiques et psychiatriques disposent d'une même mission et travaillent plein collaboration, n'hésitant pas à se relayer dans les traitements prescrits642(*). Il apparaît cependant que l'articulation entre les personnels s'effectue davantage par le biais de relations informelles, le plus souvent téléphoniques, que par la gestion d'un dossier médical insuffisamment utilisé ou des temps de travail communs : « Je pense qu'il vaut mieux avoir un système plus souple moins formel, où on se téléphone entre médecins quand il y a un problème »643(*). Les réunions communes entre les personnels demeurent rares644(*), et la coordination entre les deux services lyonnais, qui semble satisfaisante, s'effectue davantage par la relation entre leurs dirigeants que par un travail commun entre les équipes soignantes645(*) : « Je sais qu'ils fonctionnent tous les deux de façon autonome, il n'y a pas de dossier médical commun [...] Ce qui fait que l'articulation à travers le dossier médical n'est pas terrible [....] Il n'y a pas non plus vraiment de temps commun, ce sont surtout des rencontres informelles.»646(*) Les difficultés de coordination des deux personnels sont parfois accentuées dans certains établissements en raison de la double convention qui existe entre la prison, le Centre hospitalier et le Centre hospitalier psychiatrique. Ce dispositif est souvent nuisible à la collaboration entre les deux services. Faute d'un responsable commun, les prises de position du somatique et du psychiatrique sont parfois divergentes ce qui engendre des blocages dans l'organisation des soins comme c'est le cas pour l'organisation des temps infirmiers ou la distribution des médicaments. Le fonctionnement des établissements pénitentiaires ayant signés une seule convention serait préférable selon la responsable de l'action sanitaire de la Direction régionale des services pénitentiaires : « Et sur la majorité de nos sites, on a souvent affaire à deux hôpitaux. Et c'est quelque chose qui demande à être clarifié davantage par la loi car ça soulève des questions par exemple au niveau de la responsabilité [...] Donc, c'est très gênant au niveau de la mise en place des politiques car on sent bien encore que entre le secteur psychiatrique et le secteur somatique, il y a une séparation [...] On a deux ou trois sites où on n'a qu'un seul hôpital avec lequel on travaille et c'est beaucoup plus facile parce que le service de médecine pénitentiaire est rattaché à un seul chef de service. »647(*) La loi du 18 janvier 1994 devait permettre une meilleure collaboration entre les services de médecine somatique et psychiatrique intervenant en prison par la présence d'une culture commune. Il apparaît toutefois que les deux services ont parfois des réticences à travailler ensemble. Ces difficultés s'expliqueraient avant tout par une méfiance réciproque entre les personnels du SMPR et de l'UCSA comme le suggère la mission IGAS-IGSJ qui évoque une « culture du secret » au sujet du maintien de dossiers médicaux séparés648(*). L'arrivée d'un nouveau personnel hospitalier, dont la culture soignante ne coïncide pas avec celle du personnel psychiatrique, a peut-être été à l'origine d'une rivalité entre les deux services. L'absence de démarcation nette entre les troubles somatiques et les troubles psychiatriques serait à l'origine d'une lutte pour la reconnaissance entre les structures à travers laquelle chacun tente de se démarquer649(*). Cette logique de territoire, peu présente auparavant (la médecine pénitentiaire ne disposait pas des moyens en personnels et en équipement dont disposent aujourd'hui les UCSA), aurait été réactivée par la réforme de 1994. Elle demeure cependant beaucoup moins marquée qu'en Italie où la juxtaposition de l'ancienne médecine pénitentiaire et du nouveau dispositif est à l'origine de blocages. * 636 Les SMPR sont des extensions de la médecine psychiatrique au niveau pénitentiaire. Le service de Lyon dépend de l'hôpital de Vinatier. Les établissements psychiatriques sont des établissements départementaux et non pas communaux comme pour la médecine somatique. Ils relèvent donc du conseil général mais le personnel relève de la fonction publique hospitalière. * 637 Un cadre hospitalier aux Hospices civils de Lyon souligne le lien nécessaire à établir entre les deux structures : « Un détenu qui a avalé une fourchette relève d'une spécialité digestive pour l'extraction de l'objet mais il n'a pas avalé une fourchette par hasard et [...] dans ce cas, il y aura une collaboration entre le SMPR, l'UCSA et l'administration pénitentiaire ». Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon. * 638 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon. * 639 «Il n'existe pas de véritables staffs médicaux permettant, sur des cas précis de patients, un échange d'informations entre les personnels médicaux. Les réunions communes sont rares, et rarement porteuses de projet commun ». IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.44. * 640 C'est par exemple le cas sur plusieurs établissements de la région Rhône-Alpes comme le souligne une responsable de l'administration pénitentiaire : « Ça pose des problèmes au niveau de l'organisation du service infirmier en milieu carcéral parce qu'il y a des hôpitaux psy qui refusent que leurs infirmières participent, par exemple, à la distribution des médicaments et ils préfèrent les cantonner sur une tâche et sur un rôle uniquement d'entretien. [...] J'ai un site où, du fait qu'il y a un conflit entre les deux hôpitaux sur ce point-là [...] et donc l'ouverture de l'UCSA est réduite ». Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 641 Entretien n°2, Pascal Sourty, médecin à l'UCSA de la maison d'arrêt de St Paul - St Joseph depuis 1995. * 642 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon. * 643 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon. * 644 La seule réunion commune entre les deux services a lieu de façon annuelle à l'occasion de la présentation des bilans d'activités des UCSA de Lyon à laquelle sont présents la plupart des représentants des personnels intervenant en prison. Cette réunion témoigne pour un cadre hospitalier de la bonne collaboration entre les deux services. Elle est en revanche présentée par un interviewé comme une « grande messe très solennelle ». * 645 Il semblerait que l'entente entre l'UCSA et le SMPR soit facilitée par l'existence d'une culture médicale commune entre leurs dirigeants respectifs qui partagent une double spécialité : la médecine légale et la psychiatrie : « Il se trouve que le professeur Barlet est également psychiatre, même s'il est responsable d'un service de médecine polyvalente. Et je trouve que cela facilite énormément les choses! Donc il faut à la fois des médecins qui soient légistes, qui aient une formation légiste, qui soient habitués aux temps judiciaires et qui savent ce que c'est qu'une procédure judiciaire et d'autre part la capacité à prendre en charge la dimension psychique du détenu est un plus en termes de soins et en termes de coordination des soins ». Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon. * 646 Entretien n°13, Claire Cellier, médecin inspecteur de santé publique à la DDASS du Rhône. * 647 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 648 IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.44. * 649 C'est ce que suggère le rapport IGAS-IGSJ : « Certains SMPR ont pu percevoir l'arrivée des UCSA dans les établissements pénitentiaires comme une forme d'intrusion [...] Cette arrivée s'est, de plus, accompagnée d'opérations de rénovation importantes permettant l'installation des UCSA. Aujourd'hui, le contraste est parfois saisissant dans certains établissements, comme à la maison d'arrêt de la Santé ou à celle de Rennes, entre les locaux de l'UCSA et ceux du SMPR. IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.44. |
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