La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
1.1.b Une coupure radicale entre les services soignants italiensLa réforme italienne de 1999 a permis l'émergence en milieu carcéral des premières structures sanitaires non-pénitentiaires qui sont rattachées au Servizio sanitario nazionale par le biais des ASL. La coopération entre les différents personnels apparaît extrêmement faible en Italie vis-à-vis de la situation française. La gestion du dossier médical pose de nombreux problèmes. Un médecin de Rebbibia remarque que le dossier est toujours double, souvent triple et parfois quadruple et que l'échange d'information avec les médecins relevant de l'administration pénitentiaire est quasi-inexistant650(*). La gestion du dossier médical est en revanche moins problématique à Regina-Coeli où le personnel du Sert remplit indifféremment les deux dossiers (pénitentiaire et Sert) afin d'assurer la continuité de la prise en charge entre les deux équipes651(*). Le principal problème demeure cependant la transmission du dossier médical en cas de transfert d'une prison à une autre : « Le problème c'est qu'un détenu qui est transféré de Regina Coeli à Rebbibia comme cela arrive fréquemment ne porte avec lui son dossier médical. Parce qu'il s'agit de deux personnels différents».652(*) Les contacts entre les personnels soignants sont en outre très peu développés. A Rebbibia, des réunions se déroulent de façon mensuelle entre les psychologues de l'administration pénitentiaire et les psychologues du Sert. Il ne s'agit toutefois pas d'un groupe de travail proprement dit mais seulement d'une réunion afin de répartir le suivi des détenus entre tous les psychologues653(*). Les relations entre médecins sont en revanche inexistantes, voire très hostiles. C'est le cas par exemple à Regina Coeli depuis de l'intervention du Sert il y a deux ans à l'occasion de laquelle un conflit s'est engagé entre médecins au sujet du contrôle des thérapies, chacun tentant de s'attribuer le monopole des prescriptions médicales : « Nous avons reçu beaucoup de pressions de la part des médecins pénitentiaires et la bataille fut longue. Comme ce sont eux qui distribuent les traitements que nous prescrivons concernant les thérapies psychiatriques comme les antidépresseurs, ils demeurent les autorités suprêmes de chaque section pénitentiaire. Ils peuvent nous donner des indications dans les traitements à prescrire et si les traitements ne leur convenaient pas alors ils les supprimaient et mettaient fin eux-mêmes à la thérapie [...] Nous sommes parvenus à faire admettre que nous étions complètement libres de choisir la thérapie qui nous semblait la plus adaptée en matière psychiatrique et que les médecins pénitentiaires de section ne peuvent prescrire que les médicaments de médecine générale. »654(*) Enfin, il semblerait que la collaboration soit assez faible entre les Serts eux-mêmes. Ceci est le cas pour le Sert de Rebbibia qui constitue une structure autonome mais aussi pour le Sert de Regina Coeli notamment en raison de l'absence de cadres dirigeants pouvant assurer la coordination entre les deux structures, comme le souligne son responsable : « Le personnel est vraiment coupé entre les deux Sert et il y a assez peu d'échanges. Nous avons vraiment des problèmes à établir le lien entre le Sert situé dans Regina Coeli et le Sert situé à l'extérieur »655(*). Le fait que le Sert de Rebbibia soit interne à la prison semble en revanche faciliter les relations entre les soignants et les acteurs soignants extérieurs. C'est le cas par exemple pour les communautés thérapeutiques ou encore pour les services sanitaires publics extérieurs tel que le bureau d'action « Sida » de la ville de Rome. Le Sert joue alors un rôle d'interface avec l'institution carcérale qui n'existait pas auparavant. « C'est beaucoup plus difficile de travailler avec Regina Coeli. Et on se trouve beaucoup mieux pour travailler avec Rebbibia car là bas le Sert est beaucoup plus actif.»656(*) « Les relations sont pour nous beaucoup plus facile avec Rebbibia que Regina Coeli car le Sert de Rebbibia nous sert d'interface dans nos relations avec la prison. Nous avons pour ainsi dire des rapports privilégiés. Tandis qu'à Regina Coeli, le fait que le Sert soit externe à la prison ne facilite pas les rapports. »657(*) La réforme de la médecine pénitentiaire avait pour but d'apporter davantage de cohérence à la prise en charge des détenus en unifiant le dispositif sanitaire. La mise en place d'une collaboration entre les équipes somatiques et psychiatriques demeure toutefois difficile en raison de la logique de concurrence qui s'est parfois établi entre elles. Chaque groupe tend à se replier sur ses prérogatives respectives restreignant toute possibilité de discussion et de partenariat. L'externalisation de la fonction sanitaire laisse irrésolues les questions relatives aux modalités de coordination et de coopération nécessaire à établir entre les différents professionnels convoqués autour de la question de la santé de la population carcérale. Dominique Lhuilier remarque que « la mise en place de la réforme pourrait, comme l'a été en son temps l'introduction de la mission de réinsertion, donner lieu à des juxtapositions de différents services et catégories professionnels travaillant sans lien fonctionnel entre eux»658(*). L'un des défis de la réforme de 1994 est dès lors de coordonner efficacement l'ensemble de l'action sanitaire en milieu carcéral. * 650 « L'administration pénitentiaire gère un calendrier clinique, c'est un récapitulatif de tous les examens passés par le détenu depuis son incarcération. C'est un document qui le suit en cas de transfert d'un établissement à un autre. Mais nous avons beaucoup de difficultés pour y accéder car l'administration pénitentiaire refuse souvent au prétexte que nous avons nous aussi un dossier médical. » Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia. * 651 Entretien n°21, Docteur Ambrosini, responsable du Sert de l'institut Rome-Regina Coeli.e... * 652 Entretien n°24, Lillo di Mauro, président de l'Organe consultatif pénitentiaire permanent de la ville de Rome. * 653 Entretien n°31, Corinna Proietti, psychologue au Sert de Rebbibia. * 654 Entretien n°21, Docteur Ambrosini, responsable du Sert de l'institut Rome-Regina Coeli.e... * 655 Entretien n°21, Docteur Ambrosini, responsable du Sert de l'institut Rome-Regina Coeli.e... * 656 Entretien n°21, Marco Brucci, responsable d'une communauté thérapeutique située à Rome. * 657 Entretien n°27, Anna-Maria Pisacone, responsable du bureau « Sida » de la ville de Rome. * 658 Dominique Lhuilier, « Ethique des pratiques de santé en milieu pénitentiaire », La lettre de l'espace éthique, n°12 -13 -14, été-automne 2000, pp.34-38. |
|