La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
3.2 Les facteurs explicatifs d'une mise en oeuvre réussieLes dispositifs sanitaires français et italiens sont très divergents. Le système de santé français bénéficie d'une large reconnaissance qui a facilité un premier décloisonnement de la médecine pénitentiaire au cours des années quatre-vingts. Il dispose, en outre, d'autorités sanitaires déconcentrées qui facilitent la coordination et le suivi de la mise en oeuvre d'une politique nationale. Le Sistema sanitario nazionale italien est en revanche beaucoup plus récent. Ses carences ont pendant longtemps justifié l'autonomie de la médecine pénitentiaire qui est demeurée fortement cloisonnée406(*). La régionalisation des politiques sanitaires rend difficile, enfin, la coordination et le contrôle d'une transformation à l'échelle nationale. Ces caractéristiques des dispositifs sanitaires français et italiens rendent compte, en partie, de l'échec de la réforme italienne de 1999 et du succès de loi française du 18 janvier 1994. 3.2.a Le dispositif de coordination et le suivi de la réformeBien que la collaboration entre les ministères de la Justice et de la Santé précède la loi du 18 janvier 1994, la réforme de la médecine pénitentiaire a considérablement renforcé les relations entre les deux structures administratives407(*). Des relations entre les ministères ont permis durant les premières années de la réforme de s'assurer le bon déroulement du transfert de compétence de l'administration pénitentiaire au service public hospitalier. Le directeur du bureau « Stratégie » des Hospices civils de Lyon confirme que le principal interlocuteur des HCL demeure le ministère de la Santé et que toutes les réunions de mise en oeuvre de la réforme étaient interministérielles408(*). Ce processus de concertation entre les différentes administrations a permis de réduire les points de conflictualité et d'assurer ainsi une bonne acceptation de la réforme409(*). Plusieurs dispositifs de coordination existent au niveau local. Le premier est constitué de la direction hospitalière des HCL qui s'est personnellement investie dans le projet lors de l'élaboration des protocoles. C'est, dans un second temps, l'établissement hospitalier de Lyon Sud, signataire de la convention, qui a pris en charge la gestion du dossier tandis que le Département stratégie, proche de la direction des HCL, conserve une fonction d'intermédiaire notamment lors des réunions ministérielles : « La préparation du protocole qui a été signé en 1995 avait été préparé par la direction centrale [...] Mais c'est un dossier qui est géré, une fois que le protocole a été signé, par le CHLS [Centre Hospitalier de Lyon Sud] [...] Nous participons au projet peut-être parce que nous sommes plus près de la direction générale que le CHLS ou que la direction des affaires techniques. »410(*) Un second dispositif est composé des autorités de tutelle sanitaires, à savoir les DDASS et les DRASS411(*). Ces dernières ont été chargées d'importantes missions dans la réforme de 1994. Elles sont, tout d'abord, associées directement à l'élaboration, à la conclusion ainsi qu'au suivi des protocoles hôpital-prison. La DRASS a, en outre, un rôle de péréquation des ressources entre les différentes UCSA412(*). La personne chargée du dossier de l'action sanitaire en milieu carcéral facilite le financement du dispositif soignant de la population détenue, en représentant le dossier de la médecine pénitentiaire auprès de l'Agence régionale d'hospitalisation (ARH) par l'intermédiaire du directeur de la DRASS. Un second processus de coordination est effectué au niveau régional par le biais des Directions régionales des services pénitentiaires (DRSP). Celles-ci ont intégré dans leur nouvel organigramme de 1994 un poste d'action sanitaire pour assurer le suivi de la réforme de la médecine pénitentiaire qui, bien qu'il n'ait pas toujours été attribué413(*), permettrait d'assurer un rôle d'interface entre les personnels sanitaires et pénitentiaires au sein des établissements de la région. Cette fonction semble particulièrement importante sur la Région Rhône-alpes. La responsable de l'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes se rend tout d'abord fréquemment au sein des différents établissements pénitentiaires afin d'assister aux réunions de coordination et afin de rencontrer les équipes médicales. Elle exerce ainsi une double fonction de rappel à l'ordre, en rappelant à chacun son statut et ses devoirs, et de communication entre les services414(*) : « On a un rôle de relais des politiques de santé publique vis-à-vis des chefs d'établissement pénitentiaire. On a un rôle vis-à-vis des sanitaires, de leur faire intégrer aussi le fonctionnement de l'institution pénitentiaire avec ses contraintes, de faire en sorte si vous voulez que ces deux mondes travaillent de manière la plus harmonieuse possible. [...] Donc on a un rôle d'interface au niveau institutionnel.»415(*) Il semblerait que l'importance de cette fonction dans l'articulation des services et la mise en oeuvre de la réforme soit liée à la « marginalité » de ce poste qui lui confère une autonomie très forte. Le bureau d'action sanitaire est intégré au sein d'un petit département de la DRSP, « Insertion et probation », et ne dispose lui-même que d'un seul poste. La fonction de gestion est ainsi réduite au minimum laissant davantage de liberté416(*). La mise en oeuvre de la réforme de 1994 semble avoir été facilitée par la présence d'une forte coordination ministérielle, d'une part, et la présence de services sanitaires et pénitentiaires déconcentrés qui aurait permis un ajustement entre les personnels, d'autre part. Les relations entre les ministères de la Santé et de la Justice italiens semblent beaucoup plus ténues qu'en France, notamment au niveau central. Quelques réunions ont suivi le vote de la loi en 1999 mais ont rapidement pris fin, alors que la loi n'était pourtant pas mise en oeuvre. Les seules autorités ayant une compétence sanitaire et chargées de la coordination de la réforme de la médecine pénitentiaire sont les Regione. Dans le Lazio, un psychologue est responsable de la mise en oeuvre de la réforme bien qu'il semble assez peu impliqué sur ce dossier417(*). Une commission de coordination régionale a été constituée afin de rassembler les représentants du personnel sanitaire et pénitentiaire et faciliter le déroulement du transfert418(*). Le manque de participation à cette commission, notamment de la part du ministère de la Justice et des directeurs d'établissement pénitentiaire, la rend cependant peu efficace419(*). Ces réunions ont cependant pris fin malgré les difficultés de mise en oeuvre de la réforme : « Il y a une commission régionale composée de 120 membres et mixtes entre certains directeurs de Sert, certains directeurs de prison ou des personnes déléguées pour la médecine pénitentiaire avec par exemple quelques responsables sanitaires de prison comme pour Regina Coeli [...] Au début, il y avait un représentant du secteur pour mineurs de la prison de Casa del Marmo, et après et je ne sais pas pour quelle raison, le ministère n'a plus voulu envoyer cet opérateur. »420(*) Le dispositif institutionnel de coordination et de suivi de la réforme est très faible en Italie. En réponse à ces dysfonctionnements, un mouvement associatif et syndical s'est constitué en faveur de la réforme. Celui-ci exerce une pression politique auprès des pouvoirs publics pour exiger la mise en oeuvre de la réforme. Sandro Libianchi, directeur du Sert de Rebbibia, a constitué une association en 1996 (Co.N.O.S.C.I., Coordinamento Nazionale degli Operatori per la salute negli Carceri Italiane) afin de fédérer les personnels soignants favorables à la réforme et de se libérer de son de voir de réserve lié à son statut de soignant : « J'ai créé cette association car le problème c'était qu'en tant qu'employé de l'administration, je ne pouvais pas m'opposer et m'exprimer comme je le voulais »421(*). Cette association a organisé, ensemble à d'autres organisations, plusieurs colloques destinés à promouvoir l'application de la réforme422(*). Un congrès national a eu lieu à Rome le 19 mars 2002 afin d'opérer un bilan de la réforme et d'en dresser les dysfonctionnements423(*). Le recours à l'espace public semble désormais constituer le principal recours des organisations en faveur de l'application de la loi, comme le constate le président de l'Organe consultatif pénitentiaire de la ville de Rome : « Nous ne pouvons rien faire d'autres que d'essayer d'activer la chose au niveau politique en portant plainte ou en essayant de mobiliser les médias »424(*). La présence, ou l'absence, de structures chargées de coordonner la mise en oeuvre de la réforme de la médecine pénitentiaire semble constituer un facteur explicatif important de la réussite de la loi française du 18 janvier 1994 et de l'échec de la réforme italienne. C'est avant tout la capacité à faire dialoguer les différents personnels et administrations entre eux qui rend possible les ajustements nécessaires à l'application de la loi. Cette capacité à produire de la concertation fait en revanche défaut au système italien qui demeure fortement fragmenté, conduisant ainsi à un immobilisme presque total. C'est par conséquent le cloisonnement trop important entre les services pénitentiaires et sanitaires qui est à l'origine du manque de suivi de la réforme. En France, à l'inverse, le rapprochement initié en 1984, lorsque la mission d'inspection sanitaire a été confiée au ministère de la Santé, a permis d'assurer l'effectivité du transfert de compétence. * 406 Les Régions occupent une place primordiale dans la mise en oeuvre de la politique sanitaire italienne. Déjà reconnues lors du texte fondateur de 1978, leur capacité d'initiative a été considérablement accrue au cours des années quatre-vingt-dix à tel point que certains auteurs parlent du passage d'un système sanitaire national à un modèle régional. Auparavant confiées au communes, les services soignants (ASL ou USL) ont été mis sous l'autorité directe des régions. Cette évolution de la politique sanitaire italienne ne serait, de manière plus générale que le reflet d'un processus de region building, c'est à dire le « renforcement institutionnel de l'échelon régional ». Maino Franca, La politica sanitaria, op.cit., p. 166. * 407 Le décret du 6 août 1985 a créé le Comité interministériel de coordination de la santé en milieu carcéral, placé depuis 1998 sous la présidence conjointe des deux ministres chargés de la Justice et de la Santé. Ce comité ne se réunit plus, tout au moins formellement. Le rapport de l'IGAS-IGSJ de 2001 souligne néanmoins qu'il existe des rencontres des directeurs respectifs de l'administration pénitentiaire, de la Direction générale de la santé (DGS) et de la Direction de l'hospitalisation et de l'organisation des soins (DHOS). IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.88. * 408 Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon. * 409 C'est également le procédé qui est utilisé par l'administration pénitentiaire et le ministère de la Santé au sujet de l'implantation des Unités d'Hospitalisation Sécurisées Inter-régionales (UHSIR), actuellement en projet. Un médecin-inspecteur de la DDASS du Rhône y participe : « C'est un groupe de travail dans lequel il y a chaque administration, pénitentiaire, ministère de l'intérieur et santé, et nous élaborons un cahier des charges qui va déterminer le fonctionnement de cette unité [...] Il y a deux responsables de la DHOS, la direction de l'hospitalisation et de l'organisation des soins du ministère de la Santé.». Entretien n°13, Claire Cellier, médecin inspecteur de santé publique à la DDASS du Rhône. * 410 Entretien n°16, Robert Hanskens, cadre hospitalier des Hospices civils de Lyon. * 411 La création des Directions départementales de l'action sanitaire et sociale en 1964 s'inscrit dans un processus de restauration de l'autorité préfectorale par un processus de déconcentration. On trouve parmi leurs larges compétences, la tutelle des établissements sanitaires et des actions de prophylaxie. Les Directions régionales des affaires sanitaires et sociales naissent en 1977 à partir d'une fusion d'institutions préexistantes. Tandis que les DDASS ont conservé une fonction de tutelle, DRASS ont reçu en revanche pour mission principale de planifier les équipements sanitaires et sociaux avec l'objectif d'une maîtrise des coûts. Vanderberghe M., Les médecins inspecteurs de santé publique, Paris, L'Harmattan, 2002, 358p. * 412 Entretien n°15, Marie-José Communal, médecin à la DRASS Rhône-Alpes chargée de la médecine en prison. * 413 Des chargés de mission ont été nommés « ponctuellement » à l'occasion de la signature des protocoles en 1994 après quoi cette fonction est cependant demeurée vacante pendant plusieurs années dans l'ensemble des directions régionales. La Région Bourgogne a été la première à réattribuer son poste en septembre 1996 suivie par Rhône-alpes en mars 1997. Certains postes n'ont encore été attribués que récemment. Cette évolution traduit en partie l'adaptation progressive de l'administration pénitentiaire à la loi du 18 janvier 1994. Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 414 La responsable de l'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes appartient par exemple à un groupe de travail sur la santé publique en milieu carcéral qui a été constitué sur les prisons de Lyon et qui facilite la transmission d'informations. Elle est le seul membre de l'administration pénitentiaire à y participer. * 415 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 416 La responsable de l'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes compare son poste actuelle avec les fonctions qu'elle a occupé auparavant au sein de l'administration pénitentiaire, dans laquelle elle travaille depuis 1980 : « Et nous, au niveau de notre unité, on a plus un rôle de mission si vous voulez. On a peu de gestion [...] C'est un poste qui m'intéresse car vous n'avez pas d'équipe à gérer [...] On est dans un rôle de conseil, d'accompagnement, car vous n'avez pas vraiment de décision à prendre [...] En plus, on a davantage d'autonomie ». Souligné par nous. Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 417 Celui-ci ne s'occupe par ailleurs pas uniquement de la médecine pénitentiaire puisqu'il a également en charge le dossier du mobbing, c'est-à-dire la violence sur les lieux de travail. Il semble davantage accorder de temps à ce second dossier qu'à la médecine pénitentiaire. Entretien n°29, Antonio Loiacono, responsable de l'action sanitaire en milieu carcéral pour la Région Lazio. * 418 On peut s'étonner que cette commission a été constitué uniquement le 23 octobre 2000 pour organiser le transfert qui aurait dû avoir lieu le 1er janvier 2000. * 419 Il semble en outre que les logiques bureaucratique et hiérarchique constituent un obstacle à la mise en place de ces réunions où par exemple les personnes présentes ne sont pas toujours les plus compétentes en matière de médecine pénitentiaire mais celles qui disposent d'un grade élevé : « Parfois il y en a certain qui ont travaillé là-dessus mais souvent par choix politique, on n'envoyait pas les opérateurs qui suivent ce projet mais on envoie des personnes qui ont un niveau hiérarchique supérieur mais qui ne comprennent rien au sujet ». Entretien n°29, Antonio Loiacono, responsable du bureau de l'action sanitaire en milieu carcéral de la Région Lazio. * 420 Entretien n°29, Antonio Loiacono, responsable de l'action sanitaire en milieu carcéral pour la Région Lazio. * 421 Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia. * 422 C'est le cas par exemple de la conférence qui a eu lieu à Rome le 9/11/1999 intitulée « Le Servizio sanitario nazionale pour les détenus : une loi à appliquer ». * 423 Un appel a été lancé au terme de ce congrès afin d'exiger « l'application de la réforme de la médecine pénitentiaire ». * 424 Entretien n°24, Lillo di Mauro, président de l'Organe consultatif pénitentiaire permanent de la ville de Rome. |
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