La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
3.2.b Une mission d'inspection sanitaire décisiveLes contrôles sanitaires effectués en milieu carcéral relevaient déjà de la mission d'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) avant la loi du 18 janvier 1994425(*). On assiste en revanche depuis la réforme de la médecine pénitentiaire à la publication de nombreux rapports émanant d'institutions très variées. On peut citer en particulier le rapport établi par Marc Gentilini suite à la mission confiée en 1995 par le garde des Sceaux, Jacques Toubon, et le ministre chargé de la Santé publique et de l'Assurance-maladie, Élisabeth Hupert, relatif à la « prise en charge du VIH et de la toxicomanie en milieu pénitentiaire, en vue d'une meilleure application de la loi du 18 janvier 1994 »426(*) ou le rapport de la mission santé-justice sur la réduction des risques de transmission du VIH et des hépatites virales en milieu carcéral427(*). Un rapport conjoint IGAS-IGSJ dresse enfin en 2001 une évaluation complète de la mise en oeuvre de la loi de 1994428(*). Ces rapports ont sans nul doute considérablement facilité l'application de la réforme de la médecine pénitentiaire en soulignant les principaux dysfonctionnements rencontrés. Une procédure d'inspection sanitaire des établissements pénitentiaires existe au niveau local par l'intermédiaire des médecins-inspecteurs DDASS. Des rapports sont élaborés annuellement et remis à leur administration centrale429(*). Le médecin-inspecteur qui occupe cette fonction au sein de la DDASS du Rhône remarque toutefois que la mission d'inspection correspond moins à un contrôle dans le sens strict du terme qu'à une évaluation des difficultés rencontrées par le personnel sanitaire. Outre les rencontres annuelles, il entretient des contacts avec les responsables des UCSA et du SMPR, pour lesquels il constitue une ressource importante. La DRASS ou la DRASS peuvent également intervenir, comme cela a déjà été le cas sur Lyon, par l'intermédiaire de leur dirceteur, auprès de la direction de l'établissement hospitalier ou de l'Agence régionale d'hospitalisation (ARH) à la demande d'un chef de service pour intercéder en sa faveur, notamment à l'occasion des arbitrages budgétaires430(*) : « Quand on parle d'inspection, on ne va pas inspecter les pratiques médicales. Moi je le vois plutôt dans le sens où on voit comment ça marche et comment on pourrait les aider à résoudre leurs difficultés [...] En fait, ils font appel à nous aussi quand ils ont des difficultés propres. M.Barlet avait des difficultés au niveau de l'organisation dans les Hospices civils de Lyon et il nous a demandé notre concours [...] On a essayé d'intervenir auprès du directeur des Hospices civils.»431(*) Les nombreuses procédures de contrôle sanitaire qui existent en France sont en revanche quasiment absentes en Italie432(*). Les seuls contrôles auxquels les prisons sont soumises sont celles des Provveditore regionale, autorité de l'administration pénitentiaire, qui n'effectuent plus d'inspection des services sanitaires depuis que cette mission a été transférée au Sistema sanitario nazionale en 1999. Une sous-directrice de l'établissement de Rebbibia confirme qu'il n'y a actuellement « aucun contrôle extérieur » en matière sanitaire433(*). Les Regioni sont désormais les autorités chargées d'assurer des contrôles réguliers qui ne sont cependant pas effectués par manque de personnel. Un bilan de l'application du transfert de la médecine pénitentiaire était effectué au sein de la Regione Lazio, pour la première fois, en juin 2003 par le biais d'un questionnaire envoyé aux ASL. Ne disposant pas d'une administration déléguée, aucune visite ne peut être effectuée directement auprès des services sanitaires en milieu carcéral434(*). Une mission d'évaluation de la réforme de 1998 a été effectuée par Sandro Libianchi à la demande du ministère de la Santé. Son rapport final a cependant été censuré et n'avait toujours pas été débattu devant le Parlement italien en juin 2003 : « Le ministère de la Santé devrait effectuer une fonction de contrôle notamment sur l'application de la loi de 1999 [...] Le premier rapport parlementaire d'évaluation a été réalisé cette année [mais] nous sommes actuellement en juin il n'a toujours pas été publié tandis qu'il aurait dû être discuté en janvier 2003.»435(*) Les dispositifs italiens et français de la réforme de la médecine pénitentiaire sont très hétérogènes en matière de suivi et de contrôle sanitaire. Le double système de contrôle des DDASS et des missions d'inspection nationales a, semble t-il, contribué à homogénéiser la mise en oeuvre de la réforme entre les différents établissements tandis qu'à l'inverse l'absence de contrôle au niveau national et régional entretient en Italie la non-application des textes et creuse les écarts entre les établissements, car comme le souligne un enquêté « sans ce contrôle chacun fait comme bon lui semble »436(*). La mise en place d'un nouveau dispositif sanitaire en milieu carcéral constitue l'aboutissement d'un long processus. La remise en cause de la médecine pénitentiaire, incapable d'assurer de façon satisfaisante la prise en charge des détenus et de répondre à l'épidémie de Sida, et la crise du sang contaminé ont légitimé la réforme globale de l'organisation des soins. Celle-ci a permis d'opérer une véritable révolution sanitaire au sein des prisons françaises. La loi italienne de 1999 a aboutit, en revanche, à un échec. Cette différence peut s'expliquer par au moins trois raisons. Le positionnement du personnel sanitaire intervenant en milieu carcéral constitue un premier facteur explicatif : tandis que les médecins pénitentiaires français se sont fortement mobilisés dès les années quatre-vingts en faveur de leur transfert auprès du ministère de la Santé, la réorganisation des soins ne forme pas un consensus parmi les personnels soignants italiens qui demeurent fortement divisés. Il semblerait, en second lieu, que la médecine pénitentiaire italienne n'ait pas fait l'objet d'une remise en cause aussi brutale qu'en France. C'est, en effet, le scandale du sang contaminé qui a contraint l'administration pénitentiaire française à se dessaisir du monopole dont elle bénéficiait sur l'organisation des soins et qui a incité les pouvoirs publics à mettre en oeuvre la loi du 18 janvier 1994. En Italie, l'administration pénitentiaire demeure, en revanche, réticente à un transfert de compétence tandis que l'opinion publique italienne est restée largement indifférente à ce sujet, n'entraînant pas, de facto, une saisine des autorités politiques. Enfin, l'échec ou le succès de la réforme doivent être rapportés au dispositif sanitaire de chaque pays. Tandis que le système sanitaire français est suffisamment consolidé pour permettre l'implantation et le suivi d'une politique de santé publique en milieu carcéral, l'état du système sanitaire, fortement critiqué, n'apparaît pas en mesure d'assurer la mise en oeuvre de la réforme. La réforme de la médecine pénitentiaire a été perçue comme le moyen de mettre fin à l'ambiguïté du personnel sanitaire qui répondait à une double logique, très ambivalente, soignante, du fait de leur profession, d'une part, et sécuritaire, du fait de leur subordination à la direction de l'établissement, d'autre part. Tandis que l'arbitrage entre les deux principes s'opérait le plus souvent au détriment du soin, le nouveau dispositif soignant rétablit les exigences sanitaires au premier plan. L'arrivée de nouveaux intervenants extérieurs à l'institution carcérale, les personnels hospitaliers, est censée faciliter cette réconciliation du soin et de la prison. En effet, ceux-ci, fortement empreints d'une culture soignante d'excellence, seraient en mesure de réhabiliter l'image de marque d'une discipline mal considérée. L'hôpital n'a pourtant pas toujours été en adéquation avec la prison, comme cela a été évoqué. Un gouffre culturel semble séparer les deux institutions. La mise en place d'une véritable politique de santé publique en milieu carcéral nécessite une adaptation des pratiques soignantes aux contraintes pénitentiaires, inconnues des praticiens hospitaliers. L'inadéquation entre les deux cultures peut être à l'origine de nombreuses contradictions. Partie 2. Les contradictions d'une politique de santé publique en prison * 425 Les contrôles sanitaires des établissements pénitentiaires ont été délégués en France dés 1984 à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et aux services du ministre chargé de la santé (Décret n° 83-48 du 26 janvier 1983 et décret n° 84-77 du 30 janvier 1984). La réforme visait à étendre aux prisons la mission générale de contrôle dévolue aux services déconcentrés du ministère de la Santé et notamment aux médecins inspecteurs. * 426 Marc Gentilini, Jean Tcheriatchoukine , Rapport au Garde des Sceaux et au Secrétaire d'Etat à la santé intitulé « Infections à VIH, hépatite, toxicomanies dans les établissements pénitentiaires et état d'avancement de l'application de la loi du 18 janvier 1994 », ministère de la Justice ; Secrétariat d'Etat à la santé et à la sécurité sociale, 1996, 174 pages. * 427 Stankoff Sylvie, Dherot Jean, Rapport de la mission santé-justice sur la réduction des risques, Paris, Direction générale de la santé, direction générale de l'administration pénitentiaire, 2000, 88 pages * 428 L'organisation des soins aux détenus : rapport d'évaluation, Inspection générale des affaires sociales ; Inspection générale des services judiciaires, Paris, 2001, 196 p. * 429 Le rapport IGAS-IGSJ de 2001 établit pourtant que « la périodicité des inspections n'est pas toujours annuelle et bien des DDASS omettent de transmettre à l'administration centrale les rapports des inspections qu'elles ont réalisées. Ainsi, les rapports remontés des DDASS étaient au nombre de 26 en 1998 et 15 en 1999. En outre, les rapports transmis ne sont pas exploités de manière systématique ». IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit. * 430 Enfin une procédure de saisine des services d'inspection sanitaires, soit directement par les médecins-inspecteurs DDASS, soit par l'intermédiaire de l'IGAS, permet aux détenus de bénéficier d'un recours en cas de non-respect des normes. Même si le médecin-inspecteur de la DDASS du Rhône remarque que la plupart des plaintes ne sont pas médicalement justifiées mais traduisent un malaise et un manque d'écoute au sein de la prison, il semblerait que la procédure d'enquête ne soit pas satisfaisante. Un militant de l'association Act-Up remarque, en effet, que « l'IGAS, n'a aucune obligation de rencontrer le détenu ou la personne qui l'a saisie. Elle rencontre des médecins, le personnel de l'administration pénitentiaire, mais quasiment jamais le détenu [...] En tous cas, le détenu n'est jamais informé de la décision prise. La seule obligation de l'IGAS est de délivrer au détenu un récépissé de prise en compte de sa demande. » Auditions de la Commission d'enquête parlementaire sur la situation dans les prisons françaises, « Audition de Mme Emmanuelle Cosse, Présidente de Act Up-Paris, de M. Nicolas Kerszenbaum, Trésorier et membre de la commission prison, de M. Serge Lastennet, Responsable de la commission prison, et de Melle Jeanne Revel, Membre de la commission prison d'Act Up-Paris», 4 mai 2000, source : Assemblée nationale, <http://www.assemblee-nationale.fr>. * 431 Entretien n°13, Claire Cellier, médecin inspecteur de santé publique à la DDASS du Rhône. * 432 L'absence de contrôle ne semble pas spécifique au dispositif sanitaire situé en milieu carcéral mais serait général, comme le rappelle Vittorio Mapelli, à l'ensemble du système de santé italien : « Le Sistema sanitario nazionale apparaît parfois comme une grande « société à irresponsabilité illimitée » : personne ne rend de comptes à personne et à propos de rien. Ni l'Usl à la collectivité locale, ni la région à l'Etat, ni le ministre au parlement ». Mapelli Vittorio, Il sistema sanitario italiano, op.cit., p.164. * 433 Entretien n°25, Mme Covelli, sous-directrice de l'établissement pénitentiaire Nuovo complesso (Rebbibia). * 434 « Et donc pour me rendre compte de la mise en oeuvre de la loi, j'envoie un questionnaire auprès de chaque ASL en posant des questions précises sur par exemple la gestion des médicaments pour comprendre ce qu'il est vraiment en train de se dérouler dans les différentes zones». Entretien n°28, Antonio Loiacono, responsable de l'action sanitaire en milieu carcéral pour la Région Lazio. * 435 Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia. * 436 Entretien n°24, Lillo di Mauro, président de l'Organe consultatif pénitentiaire permanent de la ville de Rome. |
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