La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
3.1.b De fortes inégalités territoriales et la spécificité des situations lyonnaise et romaineL'un des objectifs de la réforme du 18 janvier 1994 était d'homogénéiser la dotation des différents services sanitaires qui, laissés à l'arbitraire du directeur d'établissement, différaient considérablement d'une prison à une autre. L'idée était de confier l'ensemble des ressources disponibles aux différentes ARH chargées d'en assurer la répartition de façon équitable. Le bilan de la réforme est mitigé car même si la réforme s'est appliquée sur l'ensemble des établissements, elle semble avoir profité davantage à certains. Les UCSA n'ont, tout d'abord, pas toutes bénéficié de l'attribution de nouveaux locaux adéquats par l'administration pénitentiaires, comme le constate un médecin-inspecteur de la DRASS au sujet des établissements de la région Rhône-Alpes : « Privas, par exemple, c'est une bonbonnière et il n'y a pas de place pour la secrétaire. Il ne peut pas y avoir une secrétaire ou une infirmière en même temps par exemple. A Bonneville, par exemple, il n'y a pas de salle d'examen close »384(*). Les différents services sont en outre inégalement dotés en personnel et plus particulièrement pour les consultations spécialisées qui sont à mettre en lien avec les différences de moyens financiers dégagés par les hôpitaux pour les soins en détention385(*), les comparaisons entre les différents établissements tendant à montrer des situations différentes386(*). Ces écarts de dotation traduisent, avant tout, la place inégale occupée par les UCSA au sein du fonctionnement hospitalier. Les UCSA sont souvent d'autant mieux dotées que leur coordination avec le chef de service hospitalier est importante. La relation privilégiée qui peut exister entre l'unité de soin pour détenus et la structure hospitalière, comme c'est le cas à Lyon, doit être comprise au regard du passé de chaque établissement : « Donc on a une vingtaine d'établissements avec 20 hôpitaux différents et il n'y avait pas déjà cette imprégnation de l'hôpital dans la prison avant la loi de 1994 [...] Donc il ne faut pas vous baser sur l'exemple lyonnais [...] Il y a des chefs de services qui sont responsables de l'unité fonctionnelle à laquelle est rattachée l'UCSA qui ne connaissent pas l'UCSA et qui n'ont jamais mis les pieds dans la prison.»387(*) Bien que la portée de la réforme de la médecine pénitentiaire semble inégale selon les sites, la loi du 18 janvier 1994 a, en revanche, permis d'homogénéiser les règles de fonctionnement de chaque UCSA à partir des protocoles nationaux selon le modèle de la culture soignante hospitalière. Les différences qui étaient auparavant valables entre petits et gros établissements pénitentiaires ne semblent désormais plus vérifiées, tel que le remarque un cadre de l'administration pénitentiaire au sujet des établissements de la région Rhône-Alpes388(*). La réforme italienne de 1999 n'avait pas une fonction de péréquation entre les établissements contrairement à la loi française. La dotation de chaque service de médecine pénitentiaire était décidée par l'administration pénitentiaire de façon centralisée et était plus ou moins répartie de façon équitable. Le transfert de compétence a cependant profondément modifié cet équilibre. La mise en oeuvre du transfert de la médecine pénitentiaire a été confiée aux Regioni en raison de la régionalisation de la politique sanitaire italienne389(*). Ce schéma d'organisation a toujours été à l'origine d'importants écarts390(*). La loi prévoyait également le passage de l'ensemble des compétences sanitaires en milieu carcéral au SSN de façon expérimentale dans trois Regioni (la Toscane, le Latium et les Pouilles) contribuant ainsi à accroître les inégalités géographiques entre l'ancien et le nouveau système. Il en résulte de grandes inégalités d'application selon les localités. Les services de soin aux toxicomanes (Sert) n'interviennent par exemple pas dans de nombreux établissements de plusieurs Regioni comme c'est le cas notamment à Naples et dans de nombreuses localités du Sud de l'Italie391(*) : « Ici, tu es à Rome mais si tu vas dans une prison du sud de l'Italie, on n'en parle même pas de cette affaire, tu es dans un autre pays là bas. Dans le Nord c'est le même problème. En dehors des grandes villes, il y a de nombreux problèmes. »392(*) « Il y a encore beaucoup de villes en Italie, je pense à Palerme, à Naples par exemple où les Serts n'interviennent pas encore. En fait, ils n'ont pas un personnel spécifique qui intervient en prison, leurs relations se limitent à une simple collaboration. »393(*) Certaines Regioni se sont démarquées par leur volonté à mettre en oeuvre ce transfert394(*). La région Toscane est celle qui, semble t-il, a opéré le plus de progrès dans la réalisation de la réforme395(*). Le service sanitaire toscan avait déjà, avant même le décret 230, expérimenté des formes de coopération entre le système sanitaire et la médecine pénitentiaire. La région a constitué depuis décembre 1999 un groupe de travail paritaire entre l'administration pénitentiaire et les services sanitaires régionaux avec l'objectif de coordonner les interventions des deux administrations396(*). La commission a constitué des groupes de travail pour chacun des établissements pénitentiaires présents dans la région, composés de représentants des médecins pénitentiaires, des directions d'établissement et des ASL de référence. Mais surtout, la Regione Toscane a fait voter une loi, utilisant ainsi ses prérogatives en matière sanitaire, qui assure le transfert définitif des personnel sanitaires intervenant en prison auprès des ASL qui assument désormais leur rétribution. Le Lazio, pourtant région expérimentale, n'a rien entrepris pour activer l'application de la réforme en raison, comme l'attestent plusieurs enquêtés, de son orientation politique de centre-droite : « La région Toscane a élaboré une loi qui lui a permis d'ordonner aux ASL, puisqu'elles dépendent de la région, d'intervenir en prison. Elle a imposé aux hôpitaux de constituer des secteurs spécifiques pour l'hospitalisation des détenus. Mais cette situation est très grave selon moi car c'est l'administration pénitentiaire qui absorbe tous les fonds disponibles pour l'instant de la médecine pénitentiaire et c'est la région qui doit suppléer [...] Les deux autres régions expérimentales initiales, le Lazio et la Puglia n'ont absolument rien fait contrairement à la Toscane. Dans le Lazio c'est un fait politique car nous avons une direction de région qui est de centre-droite. »397(*) La mise en oeuvre de la réforme de la médecine pénitentiaire est très inégale géographiquement. Ces écarts s'expliquent par les différentes politiques d'établissements hospitaliers et pénitentiaires, notamment en France. Elles semblent en Italie davantage liée au manque de coordination de la réforme. Le cas de Rome et de Lyon constituent des cas très spécifiques en raison leur histoire. La médecine pénitentiaire occupe depuis longtemps une place spécifique au sein des prisons de Lyon. L'intérêt de quelques praticiens hospitaliers comme le professeur Barlet ou le docteur Lamothe pour cette discipline dès les années soixante-dix explique les quelques particularités du dispositif lyonnais de soin pour détenus : la mise en place d'un Centre médico-psychologique régional (CMPR) transformé en SMPR en 1986, la création de l'Unité sécurisée pour détenus au sein de l'hôpital Lyon Sud en 1985, la participation de l'équipe du professeur Barlet à la création du premier CISIH. Ces transformations ont permis un décloisonnement de la médecine pénitentiaire et ont favorisé son intégration au sein des Hospices Civils de Lyon (H.C.L). Alors que de nombreuses UCSA peinent à entretenir des relations avec leur service hospitalier de rattachement, les prisons de Lyon semblent constituer un « contre-exemple » : « A Lyon, traditionnellement au niveau de la santé carcérale, il y a toujours eu une équipe qui s'est beaucoup engagée pour le développement de la santé en milieu carcéral parce que, que ce soit le docteur Barlet ou le docteur Lamothe, ce sont des gens qui sont dans la médecine pénitentiaire depuis longtemps, qui sont bien ancrés aussi dans le milieu hospitalier. Je dirais que Lyon, c'est un contre-exemple [...] Pour eux, par rapport à d'autres sites, il n'y a pas eu une grande modification. Alors que si je pense à d'autres sites, il y a eu un revirement beaucoup plus important..»398(*) Les services de médecine pénitentiaire de Lyon ont même exercé un rôle pionner vis-à-vis de la réforme de 1994 qu'ils ont contribué à promouvoir. Le transfert de la médecine pénitentiaire vers le service public hospitalier a constitué pour eux le prolongement d'une collaboration antérieure plutôt qu'une rupture, contrairement à la majorité des autres établissements pénitentiaires. La loi du 18 janvier 1994 a cependant permis de renforcer les équipes médicales en place ainsi que le matériel disponible. Il semblerait que de ce point de vue, les services de santé en milieu carcéral de Lyon soient également privilégiés puisque la dotation en personnel de l'Unité pour détenus et des UCSA de Lyon est particulièrement favorable. Le service de médecine pénitentiaire deviendra ainsi en 2004 le plus gros service des Hospices civils de Lyon avec plus de quatre-vingts agents399(*). Bien que n'ayant pas un passé aussi atypique que les prisons de Lyon, la médecine pénitentiaire romaine dispose d'une certaine spécificité. En premier lieu, la prison de Rebbibia possède plusieurs caractéristiques propres. Elle fut, tout d'abord, l'une des premières d'Italie à bénéficier de l'intervention d'un service de soin pour toxicomanes. En 1995, le personnel soignant prenant en charge les problèmes d'addiction fut transféré à un Sert de Rome, préfigurant ainsi la réforme de 1999400(*). La seconde spécificité de l'établissement est que le Sert dirigé par Sandro Libianchi n'est pas, contrairement aux autres prisons italiennes, une unité déconcentrée d'un service externe à l'établissement mais qu'il dispose d'une autonomie de fonctionnement401(*). Enfin, cet institut dispose d'un service spécifique pour les détenus toxicomanes, la terza casa, qui sera détaillé par la suite. De façon plus général, la ville de Rome bénéficie d'une organisation pénitentiaire spécifique. Elle dispose, tout d'abord, d'organismes qui semblent particulièrement actif sur les problèmes sanitaires des détenus, telle de l'Organe consultatif pénitentiaire municipal402(*) ou encore l'Agence des toxicomanies403(*). La municipalité a, en outre, mis en place plusieurs outils tels que la figure du « garant », censé assurer le respect des droits des détenus, ou le Piano cittadino, qui prévoit la constitution d'un réseau social destiné à faciliter la réinsertion des détenus. Rome, décrite comme étant une des « villes les plus innovantes en matière pénitentiaire », aurait mis en place par ces éléments un « contre modèle face à la politique du ministre actuel de la Justice Bertelli »404(*). Il est certain que les prisons romaines, qui ne sont pas exemptes de dysfonctionnements, ne sont pas représentatives de l'ensemble des établissements italiens. Cet écart peut s'expliquer, en partie, par la tradition politique de la ville, fortement ancrée à gauche, d'une part, et par la moindre influence qu'exercerait le syndicat de l'AMAPI auprès des médecins pénitentiaires, d'autre part405(*). La mise en oeuvre de la loi de réforme de la médecine pénitentiaire apparaît très inégale entre la France et l'Italie. Tandis qu'elle a permis en France un véritable « changement d'échelle » des moyens dont dispose l'organisation sanitaire en milieu carcéral, elle fait l'objet en Italie d'une vive contestation qui l'a rendue, jusqu'à aujourd'hui, ineffective. La réforme de 1999 semble même avoir pour l'instant un effet contre-productif puisqu'elle a contribué à désarticuler les services sanitaires pour détenus et à accroître les inégalités entre les établissements. Elle a en revanche permis en France d'initier une première homogénéisation, non seulement de la dotation de chaque service mais, surtout, des pratiques médicales. Comment rendre compte d'un tel écart ? Outre le degré d'acceptation de la réforme par les personnels et les administrations sanitaires et pénitentiaires, le suivi de la mise en oeuvre de la loi constitue un facteur explicatif important. C'est la structuration du dispositif sanitaire qui rendrait compte du succès ou de l'échec de la réforme. * 384 Entretien n°15, Marie-José Communal, médecin à la DRASS Rhône-Alpes chargée de la médecine en prison. * 385 C'est ainsi que l'enquête de la Direction des hôpitaux réalisée en 1997 relevait d'importantes disparités selon les régions en terme d'effectifs : de 1 à 5 pour la présence de médecins généralistes et pour les chirurgiens dentistes, de 1 à 30 pour les médecins spécialistes (hors psychiatres) et de 1 à 2 pour les infirmiers et préparateurs en pharmacie. S'agissant de l'activité définie par le nombre de consultations, on enregistrait aussi des écarts conséquents (de 1 à 2 pour les consultations de généralistes, de 1 à 8 pour les consultations de spécialistes, de 1 à 3 pour les consultations de dentistes). Cité in IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.40. * 386 C'est ainsi que le rapport établi par l'IGAS-IGSJ en 2001 constate que le coût annuel par place occupée, qui ne prend en compte que le budget de l'UCSA et non pas l'ensemble des coûts effectivement supportés par l'hôpital, (notamment les consultations réalisées à l'hôpital et les hospitalisations) varie selon les établissements. Il était en 1999 d'environ 16 000 francs dans les prisons de Lyon contre 9400 francs à la Maison d'arrêt de Bordeaux et 8400 francs pour celle de Caen. IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.40. * 387 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 388 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 389 Cf article 3, decreto Legislativo 22 giugno 1999, n. 230 «Riordino della medicina penitenziaria», a norma dell'articolo 5, della legge 30 novembre 1998, n.419. * 390 C'est ainsi que Franca Maino remarque que la régionalisation de la santé à été à l'origine de déséquilibres territoriaux liés aux différents comportements politiques dans l'utilisation des ressources disponibles. Maino Franca, La politica sanitaria, op.cit., p.82. * 391 Une recherche effectuée par la L.I.L.A. (Lega Italiana Lotta A.I.D.S.) et la F.I.VOL. (Federazione Italiana Volontariato) en 2000 établit un bilan des difficultés rencontrées par la réforme de 1999. La prison de Secondigliano à Naples fournit un bon exemple des difficultés de la transition entre le Sistema penitenziario et le Sistema Sanitario Nazionale où il n'existe pas de convention entre l'établissement et l'ASL territoriale ou le Sert local et les toxicomanes incarcérés ne disposent, par conséquent, d'aucune possibilité d'accéder à des programmes de substitution. L.I.L.A. (Lega Italiana Lotta A.I.D.S.), F.I.VOL. (Federazione Italiana Volontariato), «La medicina penitenziaria è in crisi d'identità...», 2000, disponible sur le site internet <http://www.ristretti.it>. * 392 Entretien n°24, Lillo di Mauro, président de l'Organe consultatif pénitentiaire permanent de la ville de Rome. * 393 Entretien n°28, Eugenio Iaffrate, responsable du projet « prison » de la communauté « Villa Maraini ». * 394 C'est le cas de l'Emilie-Romagne bien qu'elle ne figure pas parmi les régions expérimentales. Elle a mis en place une commission technique composée conjointement de représentants de l'administration pénitentiaire, de l'Assessorato regionale alla Sanità e alle Politiche sociali, qui a en charge l'action sanitaire au niveau régional, à laquelle étaient également présents des membres du personnel sanitaire opérant en milieu carcéral. Sarzotti Claudio, "L'assistenza sanitaria: cronaca di una riforma mai nata", art.cit., p.119. * 395 Sarzotti Claudio, "L'assistenza sanitaria: cronaca di una riforma mai nata", art.cit., p.116. * 396 Un important travail de conciliation a été nécessaire au sein de la Toscane où les résistances de l'association l'AMAPI, qui possède dans en Toscane ses racines historiques, ont été très vives. * 397 Entretien n°24, Lillo di Mauro, président de l'Organe consultatif pénitentiaire permanent de la ville de Rome. * 398 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. * 399 Entretien n°8, Docteur Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. * 400 Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia. * 401 Cette différence de statut semble plusieurs répercussions dans l'organisation du soin, comme cela sera établi ultérieurement. * 402 Entretien n°24, Lillo di Mauro, président de l'Organe consultatif pénitentiaire permanent de la ville de Rome. * 403 Entretien n° 19, Ignazio Marconi, responsable de l'Agence pour les toxicomanies de Rome * 404 Entretien n°24, Lillo di Mauro, président de l'Organe consultatif pénitentiaire permanent de la ville de Rome. * 405 Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia. |
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