La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
Problématique et enjeux de l'analyseLa principale question à laquelle tentera de répondre cette recherche est de savoir en quoi une politique de santé publique est compatible avec le milieu carcéral. Ce problème se décompose en un double questionnement. Il s'agit, tout d'abord, de rendre compte du transfert des activités sanitaires qui a été effectué de l'administration pénitentiaire au système sanitaire national afin de comprendre les raisons qui ont conduit à cette réforme ainsi que les modalités de ce passage. Il s'agit, ensuite, de mettre en évidence les problèmes soulevés par la mise en oeuvre de cette réforme afin de comprendre les limites et le sens d'une politique de santé publique en milieu carcéral. Il faudra, pour répondre à cette question, mettre en évidence les conflits qui opposent les personnels pénitentiaires et sanitaires et savoir en quoi ces évolutions participent à une redéfinition des identités et des rôles respectifs de chacun. La portée de cette analyse est double. Elle permet, en premier lieu, d'interroger l'institution carcérale au prisme de la santé. Il s'agira de souligner le décloisonnement progressif de cette institution totale. Analyser ce processus de détotalisation, comme l'ajoute Bruno Milly, c'est réfléchir, d'une part, à l'arrivée de représentants extérieurs à la prison et, d'autre part, à l'autonomie de ces intervenants vis-à-vis de l'administration pénitentiaire27(*). L'analyse de la réforme de la médecine pénitentiaire permettra de constater les difficultés qui subsistent et les limites de ce décloisonnement. Cette problématique permettra, en second lieu, d'étudier les professionnels de santé au regard de la prison. Ceux-ci adoptent des stratégies d'adaptation au sein de l'institution carcérale dont il s'agira de souligner les transformations suite à la loi du 18 janvier 1994. Ce double niveau d'analyse permettra de soulever la question des rapports de force entre les personnels sanitaire et pénitentiaire et, de façon plus générale, entre l'organisation soignante et l'institution pénitentiaire. La réforme de la médecine pénitentiaire doit dès lors être entendue comme l'émergence d'un nouveau paradigme normatif en matière de politique sanitaire milieu carcéral, aboutissant à une recomposition des identités L'émergence d'un nouveau référentiel et une recomposition des rapports de forceLes politiques publiques constituent moins la solution apportée par les gouvernants à un problème initial qu'un changement de sens et de représentation d'une question spécifique28(*). C'est dans ce sens que l'approche cognitive des politiques publiques tente « de saisir les politiques publiques comme des matrices cognitives et normatives constituant des systèmes d'interprétation du réel, au sein desquels les différents acteurs publics et privés pourront inscrire leur action»29(*). Parmi les différentes méthodologies que recouvre cette approche, le modèle du « référentiel », développé par Pierre Muller et Bruno Jobert, est utile pour comprendre le passage d'une politique sanitaire organisé selon le schéma pénitentiaire à une politique de santé publique30(*). Selon cette théorie, les référentiels des politiques publiques sectorielles sont définis selon un référentiel global qui constitue une représentation générale guidant l'action publique. Une politique a pour objet les décalages entre un secteur et l'ensemble de la société ; il s'agit d'une « tentative d'ajustement » entre deux réalités sociales. Elle constitue par conséquent un processus de médiation sociale permettant de réduire les désajustements entre un secteur et la société globale, c'est-à-dire la rapport global-société (RGS). La réforme de la médecine pénitentiaire traduit la reconnaissance d'un référentiel de santé publique en prison. Elle permet de mettre fin au décalage qui existait entre le référentiel de la médecine pénitentaire (faiblement dotée, accordant la priorité aux exigences sécuritaires et peu préventive) et celui des politiques de santé publique (conduisant à une médecine bien dotée, mettant en avant les exigences sanitaires et valorisant la prévention). La loi du 18 janvier 1994 marque l'affirmation d'un nouveau paradigme de l'action publique en matière d'action sanitaire en prison, suite à la crise du référentiel de l'ancienne médecine pénitentiaire, qu'il s'agira de démontrer31(*). Un changement de référentiel est un processus cognitif de recodage du réel qui correspond à l'émergence de nouvelles valeurs mais aussi à l'affirmation de nouveaux intérêts32(*). Le référentiel traduit ainsi souvent la représentation du groupe dominant. Sa redéfinition implique une recomposition du secteur concerné, délimité selon de nouvelles frontières. L'émergence d'un nouveau paradigme provoque une cristallisation des rapports de force et une redistribution du pouvoir au sein du secteur dont il est crucial de mettre en évidence les processus33(*). * 27 Milly Bruno, Soigner en prison, op.cit., p.22. * 28 C'est en cela que les approches cognitives des politiques publiques soulignent les limites de l'approche séquentielle développée par Jones, selon laquelle une politique publique constitue la réponse à un problème sous la forme d'un enchaînement de séquences d'action (la mise sur agenda, la production de solution, la décision, la mise en oeuvre et la terminaison). Une politique publique doit davantage être perçue comme un ensemble de séquences parallèles, c'est à dire « un flux continu de décisions et de procédures ». Muller, P., Surel, Y., L'analyse des politiques publiques, Montchrestien, Paris, 1998, p.31. * 29 Muller, P., Surel, Y., L'analyse des politiques publiques, op.cit., p.47. * 30 Selon Pierre Muller et Bruno Jobert, une politique publique se présente toujours à l'observateur sous deux aspects principaux : « c'est d'abord une image sociale, c'est-à-dire une représentation du système sur lequel on va intervenir » et « c'est ensuite un ensemble de moyens organisationnels, financiers, administratifs, juridiques, humains, bref des procédures, des techniques, des relations de pouvoir, tout ce qui fait qu'une politique n'est pas seulement un processus intellectuel mais un processus social concret ». Le « référentiel » d'une politique sectorielle désigne « l'ensemble des normes et des images de référence en fonction desquelles sont définis les critères d'intervention de l'Etat ainsi que les objectifs de la politique considérée ». Jobert Bruno, Muller Pierre, L'Etat en action, Presses Universitaires de France, Paris, 1987, p.51 et suiv; Muller Pierre, Les politiques publiques, Que sais je ?, Paris, 1990, p.26 et suiv. * 31 Yves Surel établit une comparaison entre ce processus de recomposition du référentiel sectoriel avec les mécanismes de crise mis en évidence par Thomas Khun dans son étude épistémologique sur la structure des révolutions scientifiques. Cf., Surel Yves, « Les politiques publiques comme paradigmes », in Faure Alain, Pollet Gilles, Warin Philippe, La construction du sens dans les politiques publiques, L'Harmattan, 1995, pp.125-151. * 32 C'est dans ce sens que Pierre Muller souligne le rôle crucial des médiateurs dans l'émergence d'un nouveau référentiel. En effet, ceux-ci effectuent un travail de légitimation des représentations dont ils sont porteurs afin de défendre leurs intérêts propres. Muller Pierre, Les politiques publiques, op.cit., p.43 et suiv. * 33 Surel Yves, « Les politiques publiques comme paradigmes », art.cit., p.146. |
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