La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
Un processus de décloisonnement d'une « institution totale »La réforme française de 1994 doit être comprise dans un mouvement plus large de prise en compte des enjeux de santé publique. Dans un ouvrage de sociologie de la prison, Philippe Combessie rappelle qu'il est possible de distinguer deux perspectives d'analyse sociologique du milieu carcéral : la première considère la prison en tant que microsociété développant ses propres règles, tandis que la seconde analyse la société à travers ce que les prisons révèlent16(*). L'auteur remarque qu'on a cessé depuis l'analyse de Michel Foucault de penser la prison comme un lieu autonome afin de souligner le lien entre l'institution et l'ensemble de la société. L'organisation pénitentiaire fonctionnerait, selon Claude Veil et Dominique Lhuilier, comme une « caisse de résonance » d'évolutions plus amples qui ont lieu dans le reste du corps social17(*). Mieux encore, la prison serait, pour Claude Faugeron, un lieu idéal d'observation des transformations sociales car elles y seraient plus prononcées et ainsi mieux visibles : « La prison est une sorte de lieu paroxystique, un laboratoire d'analyse du social privilégié, dans la mesure où se concentrent, dans un espace circonscrit de façon simplifiée, bien des phénomènes observés dans d'autres champs de la société. Ainsi, elle permet de lire [...] les principes de structuration des rapports sociaux »18(*). La réforme des politiques sanitaires en milieu carcéral ne doit dès lors peut-être pas tant être envisagée comme une évolution propre au milieu carcéral mais plutôt comme un changement sanitaire global qui atteindrait désormais les prisons. On assiste, en effet, depuis une dizaine d'année à un retour de la santé publique qui s'impose comme un principe fondamental des politiques sanitaires contemporaines19(*). Le discours de la santé publique, auquel se référent les tenants de la réforme, s'immiscerait désormais dans ce monde clos qu'est l'univers pénitentiaire. Il apparaît dès lors nécessaire de s'interroger sur les processus qui ont permis de faire reconnaître l'organisation des soins en milieu carcéral comme relevant de la santé publique. En effet, comme le rappelle Albert Ogien, l'inscription d'un problème de santé dans le champ de compétence de la santé publique n'est pas un processus automatique mais résulte d'une construction20(*). Les mesures de lutte contre le Sida, qui a permis de souligner la perméabilité des murs séparant la prison du reste de la société21(*), ont constitué à cet égard les prémisses d'une politique d'ouverture vers l'extérieur en terme d'action sanitaire, en posant de fait une équivalence entre le dedans et le dehors. Celle-ci s'inscrivaient dans le cadre d'un décloisonnement progressif de la gestion de la santé en prison22(*). Le transfert des activités de soin et de prévention peut être considéré comme une étape successive de ce renouveau de la santé publique. Mais de façon plus générale, la désincarcération de la santé s'inscrirait dans un processus de décloisonnement de l'institution carcérale. « Institution totale »23(*), la prison serait traversée par un mouvement d'ouverture continu vers le reste de la société comme en témoigne l'intervention croissante de nombreux professionnels extérieurs24(*). Une question reste cependant ouverte : cette détotalisation implique t-elle pour autant un changement réel de l'institution carcérale25(*) ? Ces transformations sont t-elles compatibles avec la prison ? Ce questionnement est d'autant plus pertinent en matière sanitaire que la logique qui prévaut au sein de du système pénitentiaire, la sécurité, semble s'opposer avec la logique soignante : le discours de santé publique porté par les acteurs soignants rentre en contradiction totale avec certaines règles de fonctionnement du milieu pénitentiaire. L'exemple le plus manifeste de cette opposition est l'introduction du préservatif, longtemps interdit en détention, qui répond à une exigence sanitaire évidente alors même qu'elle constitue une infraction patente du règlement pénitentiaire26(*). * 16 Combessie Philippe, Sociologie de la prison, Paris, La découverte, 2001, p.68. * 17 Veil Claude, Lhuilier Dominique, "Introduction", in Veil Claude, Lhuilier Dominique, La prison en changement, Paris, 2000, p.15. * 18 Faugeron C., Chauvenet A., Combessie A., Approches de la prison, Bruxelles, De Boeck Université, 1996. * 19 La politique de santé publique trouve ses racines dans les considérations hygiénistes qui prennent un essor à la moitié du XIXème siècle dans le contexte des grandes épidémies. Une étape importante est franchie sous la troisième république par le vote de la loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique et la création du ministère de l'Hygiène en 1920. Mais c'est surtout lors de la Libération que la santé publique prend un essor par la création d'un ministère de la Santé publique en 1947, du corps des médecins-inspecteurs en 1949 et du Code de la santé publique en 1956. Elle va cependant être reléguée au second rang à partir des années 1970 en raison d'une amélioration des indicateurs de santé et de la priorité qui est accordée à l'impératif budgétaire de la maîtrise des dépenses de santé. La politique de santé publique connaît un nouvel essor au début des années quatre-vingt-dix suite aux politiques de lutte contre le Sida et au scandale du sang contaminé. Lambert Marie-Thérèse (dir.), Politiques sociales, Paris, Presses de la FNSP, 1997, p.506-508. * 20 C'est ainsi qu'Albert Ogien écrit : « Il semble impossible de fixer, à priori, et de manière définitive, ce qui relève légitimement de l'action publique dans le domaine de la santé. Il semble plus raisonnable d'admettre qu'un problème de santé ne prend un caractère « public » - au sens d'objet relevant de l'activité du gouvernement, qu'à travers les décisions administratives prises pour tenter de lui aporter une solution. Autrement dit, le phénomène crucial dans la définition d'un problème de santé publique est l'opération au terme de laquelle une préoccupation à caractère sanitaire est élevée au rang de question d'intérêt général et provoque l'intervention des pouvoirs publics ». Ogien Albert, « Qu'est ce qu'un problème de santé publique ? », in Faugeron C., Kokoreff M., Société avec drogues. Enjeux et limites, Paris, 2000, pp.226. * 21 C'est ainsi qu'une recommandation d'ONUSIDA rappelle que « les prisons ne sont pas coupées du monde extérieur. La plupart des prisonniers quittent à un moment donné la prison pour regagner leur communauté, certains après un bref séjour derrière les barreaux. Des individus entrent et sortent plusieurs fois de prison ». ONUSIDA, Le SIDA dans les prisons, op.cit.,p.3. * 22 Michèle Colin et Jean-Paul Jean décrivent un processus de décloisonnement de la médecine pénitentiaire initié en 1984 par le transfert du contrôle sanitaire des établissements pénitentiaires à l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) et aux services déconcentrés du ministère chargé de la santé et dont la réforme de 1994 marquerait l'aboutissement. Michèle Colin, Jean-Paul Jean, « Droit aux soins et amélioration de la conduite des détenus : deux objectifs indissociables », Revue française des affaires sociales, op.cit., p.17-29. * 23 Erving Goffman a élaboré le concept d'institution totale à partir d'observations empiriques réalisées dans des hôpitaux psychiatriques. Il s'agit cependant d'une notion très large qui correspond également aux prisons ou aux communautés religieuses. Par le concept d'institution totale, il entend « un lieu de résidence de travail où un grand nombre d'individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglés ». Il s'agit là d'une institution qui prend en charge tous les besoins des reclus et qui se caractérise par conséquent par une coupure totale avec le reste de la société. Goffman Erving, Asiles, Paris, Minuit, 1968, (1er édition américaine 1961), p.41. * 24 Après une période de clôture assez forte pendant la IIIe République, où les acteurs pénitentiaires se résumaient au personnel de surveillance, aux membres ecclésiastiques et aux concessionnaires de main-d'oeuvre pénale, de nouveaux acteurs font une entrée de plus en plus fréquente en prison depuis la Libération, suite à une conjonction causale multiple: « C'est, entre autres choses, la conséquence des multiples partenariats entre le ministère de la Justice avec d'autres instances. C'est aussi la conséquence du développement des moyens de communication, la démocratisation du transport automobile (quasi indispensable pour se rendre dans la plupart des prisons). Et, par-dessus tout cela, c'est l'effet des importantes mutations qu'a connu, depuis ces dernières décennies, la société occidentale ». Combessie Philippe, « Ouverture des prisons, jusqu'à quel point ? », in Veil Claude, Lhuilier Dominique, La prison en changement, p.72. * 25 Claude Veil et Dominique Lhuilier interrogent le sens des changements que connaît la prison depuis une quinzaine d'années : « Mais, au-delà de ce constat, écrivent-ils, cette lecture des changements du système carcéral doit être interrogée. De quel type de changement s'agit-il ? De changement dans la prison ou de changement de la prison ? S'agit-il d'adaptation conjoncturelle ou de mutation structurelle ? De changement pour le meilleur ou pour le pire ou pour le même ? De changements pour le changement ? Le changement peut être décliné comme ajustement dans une perspective de conservation du système, comme développement centré sur l'évolution ou encore comme rupture, moment de discontinuité ouvrant sur des réorientations, des reconversions, des renversements de tendance ». Veil Claude, Lhuilier Dominique, "Introduction", in Veil Claude, Lhuilier Dominique, La prison en changement, op.cit., p.14. * 26 Ces aspects seront bien sûr développés ultérieurement. Il ne s'agit ici que d'illustrer l'incompatibilité apparente entre les logiques soignantes et pénitentiaires. |
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