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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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1.2.b La réforme de la médecine pénitentiaire italienne : un dispositif trop spécialisé ?

Bien que loi sur la « réorganisation des soins en milieu carcéral » parte du même principe que la loi française en affirmant un droit au soin égal pour les détenus comme pour n'importe quel citoyen286(*), le cadre de cette réforme est profondément différent. Le décret législatif n°230 du 22 juin 1999 prévoit que soient « transférées au Servizio Sanitario Nazionale les fonctions sanitaires remplies par l'administration pénitentiaire avec pour seul référence les secteurs de la prévention et de l'assistance aux détenus et aux toxicomanes incarcérés » (art.8) à compter du 1er janvier 2000287(*). La réforme italienne prévoit deux phases dans ce transfert. Dans un premier temps, seules les activités de prévention et de soin aux toxicomanes sont déléguées aux structures du ministère de la Santé chargées de prendre en charge les addictions. Les anciens services de soin pour toxicomane en prison passent, leurs locaux et leurs personnels, sous la responsabilité des Servizi d'assistenza ai tossicodipendenti (Sert), les centres publics de soin à la toxicomanie288(*). Dans un second temps, c'est l'ensemble de l'organisation des soins en milieu carcéral qui doit être transférée au Sistema Sanitario Nazionale par l'intermédiaire des Serts. Le passage de la santé pénitentiaire au SSN devait cependant avoir lieu pour les autres fonctions de façon expérimentale dans trois régions (la Toscane, le Latium et les Pouilles). La phase d'expérimentation mise en place dans les trois régions était considérée par le ministère comme cruciale du fait qu'elle déterminerait la suite du projet en cours. Le décret 230 insiste, enfin, sur la mission de prévention et d'éducation à la santé qui incombe aux Serts et énonce les principes qui doivent guider la prise en charge289(*).

La réforme italienne de la médecine pénitentiaire de 1999 repose sur un cadre très différent de la loi du 18 janvier 1994. Tandis que le transfert de l'organisation des soins en prison est attribué en France au système hospitalier, médecine de pointe mais pluridisciplinaire, la loi italienne prévoit le recours aux services publics de soin en toxicomanie, les Serts, pour assurer ce transfert. Ce choix n'est bien sûr pas anodin et risque d'avoir de fortes répercussions sur la réussite ou l'échec de cette réforme. Les Serts constituent un service de soin très spécifique. Initialement hostiles aux traitements de substitution, ils ont été reconvertis en 1990 par les pouvoirs publics italiens vers la prise en charge médicalisée des héroïnomanes. Les Serts sont souvent assimilés en Italie à l'utilisation de la méthadone, dont ils sont les quasi-seuls prescripteurs. Cette conception de la prise en charge est fortement critiquée290(*). Riccardo Gatti regrette que la méthadone puisse être perçue comme un traitement en soi de la toxicomanie. La substitution ne représente qu'un moyen de désintoxiquer l'usager de drogues, un processus qui n'est qu'une étape parmi tant d'autres dans le processus thérapeutique291(*). Plusieurs dysfonctionnements résultent de ce modèle thérapeutique. Tout d'abord, les Sert sont accusés de limiter leur intervention à une médicalisation du toxicomane au détriment de la prise en charge psychosociale. Le responsable du bureau de l'action sanitaire en milieu carcéral à la Regione Lazio, regrette que les Serts soient rarement en mesure de proposer des outils thérapeutiques adéquats à la situation des toxicomanes, comme les groupes de discussion qui sont d'autant plus importants en prison292(*). Le second problème directement lié au premier est la très forte orientation du dispositif public vers les héroïnomanes au détriment des autres formes de toxicomanie. Le fait les consommateurs d'héroïne représentent près de 90% des patients suivis par les Sert atteste que les services de prise en charge des toxicomanes sont avant tout destinés aux héroïnomanes, la substance la plus pathologique293(*). Cette spécialisation s'effectue, comme le remarque Ricardo Gatti, au détriment des autres substances (cocaïne, THC, LSD, amphétamines, ecstasy, benzodiazépines, alcool). Les phénomènes des drogues synthétiques, de même que les polyconsommations, restent souvent hors de portée des intervenants spécialisés en toxicomanie294(*). Cette spécialisation s'explique, en partie, par l'absence de traitements de substitution pour traiter les autres addictions que l'héroïnomanie295(*). L'incapacité de certains Sert à développer d'autres outils thérapeutiques les a confiné dans la seule prise en charge du manque de la substance, les apparentant ainsi à des structures de contrôle social296(*).

Ce dispositif de prise en charge semble assez inadéquat au sein du milieu carcéral. Même s'il est vrai que la part des toxicomanes est particulièrement élevée au sein des prisons italiennes, on sait que la prise en charge de la santé des détenus requiert une intervention beaucoup plus globale qui n'est pas forcément compatible avec l'activité des Serts. Il semblerait que le choix des structures de soin pour toxicomanes traduise avant tout une représentation du détenu en tant que personne déviante, dont la marginalité l'assimile à la population toxicomane. Ce constat amène à s'interroger sur l'adéquation des Serts à la prise en charge des détenus :

« Les Serts sont les structures qui sont les plus porteuses de cette logique de malaise, ce qui est très important dans le cadre de la médecine pénitentiaire [...] Le problème, c'est que ceux qui s'occupent de toxicomanie [...] ne sont pas, selon moi, représentatifs de tous ceux qui s'occupent de médecine et ils ne sont donc pas forcément en mesure de porter un discours complet sur la santé.»297(*)

Un second problème posé par les services spécialisés de soin à la toxicomanie est leur très grande hétérogénéité. Les Serts disposent par rapport à l'ensemble du système sanitaire italien d'une très forte autonomie ce qui n'est pas sans poser des problèmes d'homogénéisation des procédures298(*). Ricardo Gatti remarque ainsi que chaque Sert diffère d'un autre au regard de son mode de fonctionnement ou de la composition de son équipe thérapeutique299(*). Il en résulte un émiettement entre les différents services et une difficulté pour les intervenants des centres spécialisés italiens à travailler en équipe300(*). Cette incapacité est à mettre en relation avec l'absence d'une culture professionnelle et d'intervention qui soit commune aux opérateurs publics de la toxicomanie.

Le dernier point faible des Serts est leur fragilité au sein du Sistema Sanitario Nazionale. Les Serts n'ont pas réussi à obtenir une reconnaissance suffisante au niveau national et leur dotation budgétaire reste faible301(*). Les services spécialisés italiens ont fait l'objet d'une forte préférence au cours des années quatre-vingt-dix de la part des pouvoirs publics, notamment sous le gouvernement de centre-gauche mais le système italien n'est pas doté d'une stratégie à long terme. L'arrivée du gouvernement de la coalition de centre-droit, dirigée par Berlusconi, en 2001 a marqué à un renversement de tendance qui se traduit par un affaiblissement de la dotation des Serts302(*). Le projet de la loi italienne sur les stupéfiants, actuellement en préparation, risque d'ailleurs de démanteler le dispositif public de soin en matière de toxicomanie condamnant ainsi la réforme de la médecine pénitentiaire303(*). Le choix du législateur italien de transférer la médecine pénitentiaire au système sanitaire national par l'intermédiaire des services spécialisés en toxicomanie s'avère dangereux. En effet, les Serts sont des structures orientées avant tout vers la prise en charge médicale des héroïnomanes, très fragmentées et faiblement reconnues au sein par les autres structures sanitaires. Elles risquent par conséquent de rencontrer des difficultés à prendre en charge une population où la polyconsommation est fréquente et qui souffre de pathologies très variées.

Les réformes françaises et italiennes de la médecine pénitentiaires établissent deux cadres très distincts du transfert des activités sanitaires du ministère de la Justice au système sanitaire national. Tandis que les pouvoirs publics français ont privilégié la prise en charge globale proposée par le système hospitalier, soulignant ainsi les enjeux de santé publique qui y sont rattachées, le législateur italien a délégué cette responsabilité aux services de soin pour toxicomanes, mettant ainsi en avant le problème des addictions au sein de la population carcérale. Il découle de ces choix respectifs de nombreuses implications et des défis nécessaires à relever dans la mise en oeuvre de la réforme dont le premier constitue la participation des acteurs sanitaires.

* 286 Sarzotti Claudio, «L'assistenza sanitaria: cronaca di una riforma mai nata», in Anastasia Stefano, Gonnella Patrizio (dir.), Inchiesta sulle carceri italiane, op.cit., pp.109-121.

* 287 Sarzotti Claudio, «L'assistenza sanitaria: cronaca di una riforma mai nata», art.cit., p.109.

* 288 Le dispositif de soin de la toxicomanie est particulièrement développé en Italie. Il se caractérise avant tout par une grande diversité d'acteurs. On distingue principalement les communautés thérapeutiques et les services publics spécialisés (Sert). Les Sert, les Servizi d'assistenza ai tossicodipendenti, sont institués officiellement par la loi 162 de 1990. Ces services publics spécialisés sont rattachés aux Unità sanitarie locale (USL), appelées aussi Aziende sanitarie locale (ASL), ou plus rarement à des services hospitaliers. Le réseau est réparti sur le territoire de façon relativement homogène. On dénombrait en 1997, 552 Serts en activité. Le nombre de toxicomanes en traitement auprès des Serts est resté faible jusqu'au début des années quatre-vingt-dix, période à laquelle il a connu une forte augmentation au détriment des communautés thérapeutiques. Le nombre de toxicomanes pris en charge au sein des structures publiques est ainsi passé de 20 747 en 1984 (soit 82% de l'ensemble national, chiffre qui est descendu à 50% à la fin des années quatre-vingt) à 116 131 patients en 1997 (soit 81,7%). Cf., Piccone Stella Simonetta, Droghe e tossicodipendenza, 1999, Il Mulino, Bologne ; Orsenigo Marco, Tra clinica e controllo sociale. Il lavoro psicologico nei servizi per tossicodipendenti, FrancoAngeli, 1996, Milan, 158.p

* 289 Le décret présente comme objectif prioritaire la réalisation de programmes de prévention primaire dans le domaine alimentaire et nutritionnel, l'hygiène de des milieux de vie, de travail et des structures sanitaires. À cette fin, les ASL doivent mettre en place des programmes ciblés d'educazione alla salute avec une attention particulière portée aux maladies infectieuses, la prévention de la toxicomanie, la souffrance mentale, l'abus de psychotropes, de cannabis et de l'alcoolisme. Sarzotti Claudio, «L'assistenza sanitaria: cronaca di una riforma mai nata», art.cit., p.111

* 290 Les représentants des communautés thérapeutiques critiquent le recours à la méthadone comme une solution de facilité et appellent à la fermeture des « bar metadonici » (littéralement les « bars à méthadone »). Cette critique se fonde en partie sur l'exemple réel de certains Serts qui privilégient les traitements de substitution au détriment de l'accompagnement psychosocial du toxicomane, à l'image des programmes thérapeutiques américains. Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit., p.89.

* 291 Gatti R.C., Lavorare con i tossicodipendenti. Manuale per gli operatori del servizio pubblico, Franco Angeli, Milan, 1996.

* 292 Entretien n°28, Antonio Loiacono, responsable de l'action sanitaire en milieu carcéral pour la Région Lazio.

* 293 Ce chiffre de l'année est resté presque inchangé en 2000. ministère de la Santé, A. De Rose, N. Magliocchetti, « Relazione sulle attività dei servizi pubblici per le tossicodipendenze nell'anno 1994 », in Bolletino delle farmacodipendenze e dell'alcolismo, XVIII, n.3, 1995.

* 294 Ricard Gatti souligne qu'une personne qui n'est pas un héroïnomane chronique peut se sentir éloignée d'un Sert qui s'occupe principalement de personnes avec des problèmes divers des siens. Il affirme, à l'encontre de cet état de fait : « Un Sert s'occupe des toxicomanes et pas uniquement d'héroïnomanes ». Gatti R.C., Lavorare con i tossicodipendenti. Manuale per gli operatori del servizio pubblico, op.cit., p.46.

* 295 Entretien n°23, Alessandra Costa, psychologue au Centre de détention pour mineurs de Rome.

* 296 Fazzi note une forte ambiguïté des Serts qui se trouvent engagés dans une démarche double située entre une exigence de soin et une logique de contrôle social. Fazzi L., Scaglia A., Tossicodipendenze e politiche sociali in Italia, Luca Fazzi, Antonio Scaglia, FrancoAngeli, Milan, 2001, p.12.

* 297 Entretien n°28, Antonio Loiacono, responsable de l'action sanitaire en milieu carcéral pour la Région Lazio.

* 298 Cf. G. Abbatecola, « La lettura della tossicodipendenza e i sui problemi », in Marginalità e società, n.21, 1993

* 299 Chaque Sert a ses principes et les applique au moment de l'acceptation et durant les premiers entretiens. Ces règles sont présentées au toxicomane comme la « procédure » de prise en charge. Cette diversification reflète parfois la différence de composition des équipes qui est également inégale en fonction des Serts. Elles sont ainsi diversement composées de psychologues, d'éducateurs, d'assistants sociaux et de médecins. Gatti R.C., Lavorare con i tossicodipendenti. Manuale per gli operatori del servizio pubblico, op.cit., p.25.

* 300 Ibid., p.14.

* 301 Ibid., p.175

* 302 C'est ce constate un médecin travaillant auprès d'un Sert et d'une communauté thérapeutique : « Ce qui se déroule à l'intérieur des Serts en milieu carcéral et le reflet de ce qui se déroule à l'extérieur depuis une dizaine d'années. Le gouvernement actuel de droite est en train de détruire le réseau du système sanitaire national en faveur des toxicomanes. Nous sommes actuellement au niveau national, en termes de postes, en dessous des 50% du plan de planification nationale ». Entretien n°28, Eugenio Iaffrate, responsable du projet « prison » de la communauté « Villa Maraini ».

* 303 Mastandrea Angelo, « Droghe, stoppato Fini », Il Manifesto, 26/06/2003.

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery