PARTIE I : LA RELATIVE IMPUISSANCE
DE LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE DEVANT L'AMPLEUR DU TRAVAIL DES ENFANTS
Pendant longtemps, le travail des enfants fut totalement
ignoré par la communauté internationale, car ce
phénomène avait cours au vu et au su de tout le monde, même
dans les pays industrialisés. Néanmoins, les conditions de vie se
sont sensiblement améliorées pour les populations des pays riches
au sortir de la Seconde guerre mondiale, ce qui permit à une large
population d'avoir accès à l'information, et de découvrir
les conditions des enfants dans les pays en développement. Cette
connaissance du dénuement extrême dans lequel vivaient les enfants
pauvres, forcés de travailler pour pouvoir survivre, a ému les
opinions publiques, et a ainsi forcé les responsables politiques
à s'ériger contre ces conditions de vie déplorables.
Aujourd'hui consciente de l'ampleur du problème que constitue le travail
des enfants à travers le monde, la communauté internationale
essaie de mettre en place, en coopération avec les pays
concernés, des politiques destinées à lutter contre le
travail des enfants. En effet, malgré une prise de conscience assez
tardive à l'échelon international, tout le monde s'accorde
aujourd'hui à dire que la lutte contre le travail des enfants doit
être une priorité de la communauté internationale.
Cependant, malgré l'adoption de nombreuses conventions internationales
condamnant l'emploi de main-d'oeuvre enfantine, la situation des enfants
travaillant aux quatre coins du monde ne s'améliore pas. Avant de voir
en détail les principes fondamentaux en matière de travail des
enfants édictés par les conventions internationales ( Chapitre II
), nous étudierons l'ampleur et la nature du travail des enfants (
Chapitre I ) .
CHAPITRE I : LE TRAVAIL DES
ENFANTS : UNE RÉALITÉ INTOLÉRABLE
Le travail des enfants est, malgré de nombreuses
études réalisées sur le sujet, une réalité
peu ou mal connue. Tout le monde s'accorde à dire que beaucoup d'enfants
sont obligés de travailler et que cette situation est
intolérable, mais on connaît peu la nature et les conditions de
travail de ces enfants ; de la même façon, personne ne peut
dire avec précision quel est le nombre d'enfants qui travaillent dans le
monde. Or avant d'envisager des politiques de lutte efficaces, il faut
très bien connaître le phénomène contre lequel on
entend lutter.
Il m'est donc apparu essentiel de commencer cette étude
par un exposé détaillé de l'ampleur du travail des enfants
dans le monde ( Section I ), avant de voir dans quels secteurs
d'activités et dans quelles conditions les enfants travaillent (
Section II ).
SECTION I : L'ampleur du
phénomène du travail des enfants
Tout le monde est conscient aujourd'hui qu'un grand nombre
d'enfants travaillent, mais du fait de la combinaison de plusieurs facteurs
rendant difficile l'accès aux enfants qui travaillent, l'ampleur exacte
de ce phénomène est très difficilement quantifiable (
Paragraphe I), d'autant que, contrairement aux idées reçues le
travail des enfants ne se rencontre malheureusement pas que dans les pays
pauvres mais également dans les pays dits riches, dont nos voisins
européens ( Paragraphe II )
Paragraphe I : Un
phénomène dont l'ampleur est difficilement quantifiable
Personne ne sait actuellement avec certitude combien d'enfants
travaillent aujourd'hui dans le monde. Le Bureau International du Travail (BIT)
, qui fait autorité en la matière, considère quant
à lui que les statistiques disponibles sont très
inadéquates et peu fiables, et que le processus de collecte des
données comporte beaucoup de complications. En effet, en vertu du
principe selon lequel ce qui n'est pas censé exister au regard de la
loi, ne saurait figurer dans les statistiques officielles, le travail des
enfants n'est pas recensé dans de nombreux pays. De plus, les
enquêtes lancées pour dénombrer la population d'enfants au
travail sont limitées car beaucoup de gouvernements nationaux n'y
répondent pas, et que parfois, celles-ci n'incluent pas les enfants des
pays industrialisés ou ceux qui ont moins de 10 ans ou encore ceux qui
sont scolarisés tout en ayant une activité. De plus, une grande
partie des enfants au travail n'est pas accessible, voir même invisible,
car occupée à des travaux ménagers, que ce soit pour leur
famille ou comme domestiques. Enfin, l'activité des enfants ne peut
être répertoriée avec précision parce qu'elle peut
être intermittente et irrégulière, et qu'elle est partout
mêlée à celle des adultes ; leur activité peut
aussi être géographiquement très éclatée,
dans d'immenses régions agricoles ou des milliers d'ateliers urbains. Le
recueil de données solides et fiables sur le travail des enfants est
également entravé par le fait que certaines autorités
préfèrent ignorer l'existence de cette main-d'oeuvre enfantine
qui n'est donc pas comptabilisée par les statistiques officielles :
rien qu'en Inde cela rajouterait près de 90 millions d'enfants, en
majorité des filles.
On peut alors se demander pourquoi citer des chiffres ?
La réponse à cette question est simple : ces chiffres
permettent d'attester le phénomène dans sa dimension et d'ouvrir
les yeux de l'opinion et des dirigeants. Ce sont aussi des
éléments de compréhension, qui permettent de situer le
travail des enfants au regard d'autres réalités sociales. La
plupart des estimations, car il s'agit que d'estimations, proviennent de l'ONU,
et au premier chef de son agence spécialisée dans la
réglementation du travail, l'OIT. L'UNICEF constitue également
une autre organisation de premier plan ; ces deux organisations disposent
d'implantations locales qui leur permettent de travailler avec les acteurs des
pays concernés ( gouvernements, associations, sociologues,
syndicats...) et de disposer ainsi d'une vue directe sur la situation dans ces
pays. Par ailleurs, la Confédération internationale des syndicats
libres ( CISL ), implantée dans 141 pays, fournit
régulièrement des études locales réalisées
par ses affiliées, sur toutes les formes de travail des enfants. Un
certain nombre de données émanent également
d'enquêtes d'organisations non gouvernementales ( ONG ) telles que Anti
Slavery International ou Amnesty International.
Les évaluations existantes ont souvent
été établies à partir d'enquêtes par
entreprise, secteurs d'activité, régions ou villes. Le
recoupement des résultats avec des données
socio-économiques plus larges, telles que le nombre d'enfants dans la
tranche d'âge concernée, la population active ou les seuils de
pauvreté ; permet des extrapolations, au niveau national ou
international. Le seul organisme à avoir établi une
méthodologie dans ce domaine est le BIT, qui a lancé une
première série de questionnaires au début des
années quatre-vingt-dix dans 200 pays ou territoires. Afin de mieux
quantifier le problème , le BIT a lancé en 1992 des
enquêtes expérimentales au Ghana, en Inde, en Indonésie et
au Sénégal, en vue d'étudier un échantillon
d'environ 4000 ménages et 200 entreprises par pays. Selon les
résultats de cette enquête, la proportion d'enfants
économiquement actifs entre 5 et 14 ans était de 25% sur
l'ensemble de ces 4 pays, et atteignait le chiffre étonnamment
élevé de 40% au Sénégal8(*). A l'échelle mondiale, il
est possible de dépeindre la situation des enfants ainsi : la
grande majorité des enfants qui travaillent vivent en Asie, en Afrique
et en Amérique latine. L'Asie à elle seule en regroupe la
moitié, bien que leur proportion semble diminuer en Asie du Sud-Est du
fait de l'augmentation du revenu par habitant, de la
généralisation de l'éducation de base et de la diminution
de la taille des familles. En Afrique, un enfant sur trois en moyenne exerce
une activité économique, proportion qui passe à un enfant
sur cinq en Amérique latine. En Afrique et en Amérique latine,
seul un très faible pourcentage de la main-d'oeuvre enfantine est
employé dans le secteur structuré : la grande
majorité travaille dans sa propre famille, à domicile, dans les
champs ou dans la rue.
Le BIT estime aujourd'hui que rien que dans les pays en
développement, il y a au moins 120 millions d'enfants de 5 à 14
ans astreints au travail et qu'ils sont deux fois plus nombreux ( soit environ
250 millions) si l'on inclut ceux pour qui le travail est une activité
secondaire. Michel Bonnet, qui a longtemps travaillé au BIT estime que
ce chiffre de 250 millions représente un ordre de grandeur
minimal9(*) puisque ce
chiffre ne comprend pas les enfants qui sont seulement actifs à la
maison car il s'agit d'une activité dite « non
économique ».
Une des questions primordiales aujourd'hui est de savoir si le
travail des enfants augmente encore. La plupart des données sont en
effet encore trop récentes pour dessiner une évolution dans le
temps, mais plusieurs facteurs pourraient concourir à une augmentation,
notamment la croissance démographique qui augmente
mathématiquement le nombre d'enfants actifs et l'épidémie
de sida qui sévit dans les pays pauvres, rendant tous les jours des
milliers d'enfants orphelins et donc beaucoup plus vulnérables à
l'exploitation économique. Un début de développement
social dans certains pays d'Amérique latine et d'Asie avait fait
diminuer le nombre d'enfants actifs, mais la crise financière de 1998 en
Asie n'a malheureusement pas été sans conséquences sur le
niveau de pauvreté, et donc sur les stratégies de survie des
familles. Les améliorations perçues non donc été
que de courte durée. En Afrique, le BIT a au contraire perçu une
nette tendance à l'augmentation, durant les années quatre vingt
dix, du recours à la main d'oeuvre enfantine, en raison de la
persistance de la pauvreté.
En évoquant ces chiffres faramineux nous voyons la
situation mondiale, où l'immense majorité des enfants qui
travaillent habitent des pays en développement. Cependant, il serait
totalement faux et utopique de penser que les pays industrialisés, dits
pays riches, ne connaissent pas le travail des enfants.
* 8Child Labour
Surveys : Results of methodological experiments in four countries
1992-1993,ILO,Geneva 1996, communiqué de presse du 4 avril 1996.
* 9 Bénédicte
Manier: «Le travail des enfants dans le monde» éd. La
Découverte 1999, p.23
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