Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
1.2.2.2 Un nouvel acteur de la prévention : le toxicomane. Autocontrôle, peer education et counselling.Le toxicomane était représenté auparavant comme un être doté de pulsions suicidaires qui ne se préoccupait pas de sa santé et il était de ce fait exclu de la définition des politiques publiques. Le discours adopté par les militants de la réduction des risques à la fin des années quatre-vingt considère l'usager de drogues comme une personne responsable, autonome et citoyenne. Ceux-ci tentent de mettre en évidence la capacité du toxicomane à adopter des stratégies rationnelles de préservation de soi et des mécanismes d'autocontrôle de sa consommation800(*). Tom Decorte a établi que de nombreux consommateurs reconnaissent des règles de consommation par rapport à leur environnement, ils ont de même une théorie personnel de l'usage de drogue « toujours quand on se sent bien, jamais quand on se sent mal »)801(*). Les éléments d'autocontrôle dont disposent ces consommateurs ont pour origine ni la famille, ni l'école, ni les médias mais le groupe auquel appartiennent les consommateurs (appelé groupe des pairs). Howard Becker a mis en évidence le processus d'apprentissage (apprendre la technique appropriée par observation et imitation/apprendre à discerner les effets/apprendre à les apprécier) au terme duquel le consommateur est en mesure d'exercer un contrôle sur sa consommation. Le groupe des pairs, au lieu d'être perçu comme un élément corrupteur, peut ainsi être intégré dans le champ de la prévention802(*). Un premier modèle de prévention est né à partir de ces observations : la peer education, ou éducation par les pairs803(*). Celle-ci obéit à une logique simple : l'impact des messages de prévention repose sur les conditions dans lesquelles ceux-ci sont perçus, et en particulier sur la capacité des individus ciblés à les assimiler progressivement dans un ensemble de comportements et de représentations qui se transforment. Si le message ou son contexte de formulation paraissent disjoints de ces éléments, ils perdent une grande partie de leur pertinence. La peer education s'est alors confrontée au modèle de prévention fondé sur la community approach, déjà évoqué auparavant. Celui-ci avait dans l'optique d'une prévention traditionnelle de prendre la communauté comme interlocuteur, plutôt que l'individu. Il s'agissait de diffuser au sein du groupe un message de prévention venant de l'extérieur. Anna Loi et Franca Taranti soulignent le nouveau mode de prévention que permet le principe de la réduction des risques. L'objectif de chaque intervention est comme précédemment de constituer une culture de la prévention804(*). Toutefois, il s'agit non plus de prendre pour cible la communauté mais de la rendre acteur à part entière du processus de prévention : « Dans cette logique les ressources et les destinataires des actions de prévention se confondent ». Le processus de prévention n'est plus uniquement entendu comme une diminution des pratiques à risques mais comme promotion et développement des ressources de cette communauté. Ces deux modes de prévention renvoient directement aux deux définitions qui avaient étaient données auparavant de la réduction des risques : une définition stricte qui se résume à un ensemble de considérations sanitaires et une seconde définition conçue comme le développement et l'amélioration des conditions d'existence du toxicomane. La communauté doit permettre à terme de favoriser l'idée d'un auto-contrôle et d'une responsabilisation individuelle des usagers de drogues. « Si on réussit en revanche à déplacer l'attention d'un modèle de prévention qui vise la communauté à un projet qui voit la communauté comme un protagoniste [...] On passe ainsi d'une optique fondée sur le contrôle des facteurs à risque à une optique orientée vers le renforcement des facteurs de protection de la communauté. La communauté devient ainsi compétente dans l'utilisation de ses ressources afin de résoudre les problèmes de ses membres. Il faut donc promouvoir le concept que les comportements de désadaptation ne résident pas seulement dans l'individu mais ils peuvent représenter des modalités d'adaptation et que tous sont responsables, dans leur propre situation, de la santé et du bien être individuel et collectif. Il relève de la responsabilité commune d'activer les ressources, de proposer des solutions de façon continue, homogène et intégrée » 805(*) Les politiques n'ont jusqu'à présent jamais reposées sur un mode de prévention similaire. A l'inverse, la représentation sociale du toxicomane a empêché le développement d'une culture de l'autocontrôle. La prohibition a contribué à stigmatiser la toxicomanie et à la maintenir dans un état de clandestinité. Le discours institutionnel relayé par les médias tend à écarter tout dialogue entre les consommateurs et les non-consommateurs ce qui rend ainsi impossible toute transmission du savoir accumulé par les consommateurs sur leurs propres expériences. « Dans ces conditions, les consommateurs sont voués à méconnaître ou à manquer une partie du savoir sur les dangers de la drogue et sur les moyens de les éviter ou de les réduire. Ce qu'apprend une génération de consommateur, elle a du mal à le transmettre à la suivante. Quand la transmission sociale du savoir est ainsi entravée, les tragédies ont tendance à se répéter »806(*) La réduction des risques a contribué à mettre en évidence le rôle pouvant être joué par les toxicomanes dans la prévention de leurs propres pratiques. L'exemple le plus fréquemment cité est celui de l'échange de seringues qui a permis de réduire de façon considérable le partage des seringues en raison d'une préoccupation des toxicomanes pour leur propre état de santé. Le CNS remarquait récemment que la mise en vente libre des seringues en pharmacie, en 1987, avait favorisé cette évolution807(*). Bien informés des possibilités de transmission par voie intraveineuse, les usagers se sont massivement tournés vers les officines pharmaceutiques. Aujourd'hui encore, la vente en officine demeure la première source d'approvisionnement, ce qui indique que l'utilisation d'un matériel d'injection « propre » est bien le fruit d'une démarche volontaire et non d'une simple réception du matériel dans services médico-sociaux et les associations disposant d'un programme. La part des usagers faisant état d'un partage des seringues a du même coup fortement diminué. Les études menées par l'Institut de Recherche et épidémiologie de la pharmacodépendance (IREP) entre 1988 et 1996 témoignent d'une baisse des pratiques à risque. 52% des usagers rencontrés disaient en 1988 n'utiliser que des seringues personnelles qu'ils achetaient en pharmacie. Le taux de partage des seringues est passé de 48% en 1988 à 33% en 1991 et 13% en 1996808(*). Ces données remettent en cause l'image du toxicomane comme être irresponsable809(*). Les recherches en prévention ont abouti à un nouveau mode de prévention, appelé l'« intervention par entretien de motivation », fondée sur l'idée selon laquelle l'idée d'un contrôle personnel constituerait une prévention utile contre les états de dépendance810(*). Les concept de responsabilisation et d'autocontrôle sont apparus face à l'épidémie de VIH/Sida. Il s'agissait de responsabiliser les toxicomanes séronégatifs afin d'éviter leur contamination mais aussi les toxicomanes séropositifs et sidéens afin d'éviter qu'ils ne puissent transmettre le virus dont ils étaient porteurs. C'est ainsi qu'est apparu le counselling, notamment à partir du modèle de l'entretien de motivation. Le counselling est un terme qui désigne « la pratique, permanente et systématique, de conseils auprès des individus avant et après le test de dépistage, au début de la maladie et tout au long de son évolution. Le counselling vise à renforcer la personne touchée par le VIH/Sida, pour qu'elle puisse faire face à l'épreuve, et l'amener à se comporter de façon à ne pas mettre en danger la santé d'autrui par un comportement à risque »811(*). A partir de 1985, lorsque des tests sérologiques ont été disponibles pour individualiser les anticorps VIH, le Center for Disease Control et l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ont encouragé à effectuer un important travail de prévention par le biais du counselling qui est devenu un instrument tout aussi important que le test lui-même812(*). Le counselling consiste à « instaurer un dialogue et un rapport entre le patient et l'expert dans le but d'aider l`individu à prendre des décisions en ce qui concerne sa vie, dans le but de prévenir la transmission de l'infection à VIH et de fournir un soutien psychosocial à qui a été déjà contaminé »813(*). Le counselling marque avant tout la reprise d'un dialogue que rend difficile la maladie. Celui-ci fournit l'opportunité de communiquer au toxicomane les principales informations scientifiques en matière de Sida de façon simplifiée. Le counselling est cependant beaucoup plus qu'un simple entretien comme le précise Serpelloni814(*). Le principal objectif est d'arriver à faire accepter au malade son infection. Il est établi par exemple que l'acceptation de sa propre infection s'accompagne fréquemment de la décision d'interrompre l'usage de substances. Le sens de la responsabilité et d'attention envers soi et autrui s'en trouvent accrus. L'objectif final est par conséquent l'amélioration du comportement dans un sens de responsabilisation. L'échec des politiques de prévention s'explique en premier lieu par le fait que le débat général soit resté centré sur le problème des soins au détriment de la prévention815(*). Les soins bénéficient de résultats beaucoup plus immédiats et spectaculaires que les campagnes de prévention qui nécessitent de concevoir une stratégie à long, voire à très long terme. Les évaluations tombent parfois dans un piége similaire c'est à dire la prééminence des effets directs et observables sur les mutations plus imperceptibles et à plus long terme. Le problème de la drogue est souvent perçu comme une urgence sociale et est soulevé périodiquement par les médias. L`opinion publique requiert alors des réponses rapides qui empêchent d'établir à long terme une véritable politique en matière de prévention. Celle-ci se réduit alors à une myriade d'interventions réalisées au niveau local sans qu'elles fassent l'objet d'une coordination au niveau national. L'Italie dispose, comme le rappelle Orsenigo, d'une très faible culture de la prévention du fait d'un ensemble de choix politiques qui ont toujours privilégié l'intervention thérapeutique depuis les années cinquante816(*). Les politiques de prévention ne se réduisent cependant pas à un ensemble d'interventions de prévention817(*). La politique « crée des décisions pour la collectivité », tandis que l'intervention « affronte les problèmes personnels des individus sur la base de ces décisions », il s'agit de « chaque opération qui cherche à protéger les individus de l'apparition des problèmes ». La prévention se constitue d'une politique et de sa réalisation sous la forme d'interventions directes. Seule l'analyse des interventions de prévention permet de mesurer l'effectivité de la prévention et d'affronter le problème de son efficacité. Le bénéfice d'une politique de prévention est de pouvoir établir une homogénéité des interventions sur le long terme. Cette continuité rend possible la formation d'une culture commune de la prévention. Riccardo Gatti note qu'en Italie, « au niveau de la prévention, les programmes mis en acte sont absolument insuffisants ou seulement sporadiques et occasionnels et ne sont pas liés à une stratégie »818(*). La prise en compte de la nouvelle configuration de la toxicomanie (multiplication des risques, précarisation sociale, nouveaux usages, drogues de synthèse, etc.) a permis de révolutionner les conceptions existantes en matière de prévention des drogues. Celle-ci est progressivement passée d'une politique de réduction des usages de substances (prévention primaire) à une stratégie de réduction des risques (prévention secondaire), sans toutefois que la première ne disparaisse totalement. De nouveaux instruments de prévention, jusqu'alors inutilisés, ont fait leur apparition. C'est ainsi que les toxicomanes ont été reconnu comme des acteurs à part entière des opérations de prévention, soit par le bais de l'individu (et du counselling par exemple), soit à travers leur groupe d'appartenance (autosupport, community approaches). L'accès aux toxicomanes rencontra toutefois certaines limites. D'une part, en raison d'une faiblesse du dispositif de traitement de la toxicomanie qui était alors uniquement orienté vers le sevrage. Les services spécialisés présentaient, en outre, des conditions d'admission très strictes ce qui avait tendance à éloigner les toxicomanes des services spécialisés et à empêcher la stabilisation de leur comportement. D'autre part, le système de traitement de la toxicomanie demeurait essentiellement dominé par l'approche répressive des usages de drogues. Celle-ci contribuait à marginaliser les toxicomanes et était néfaste à une véritable préoccupation pour leur état de santé et leurs conditions de vie. Dès lors, une réforme du système de prise en charge des toxicomanes apparaissait incontournable. * 800 Certains éléments traités ici ont déjà fait l'objet d'une réflexion auparavant, ils sont repris dans ce chapitre sous du point de vue de la prévention. * 801 Decorte T., « Mécanismes d'autorégulation chez les consommateurs de drogues illégales », in Faugeron C., Kokoreff M., Société avec drogues. Enjeux et limites, op.cit, p.49 * 802 Ibid, p.39 * 803 Conseil national du sida, Les risques liés aux usages de drogues comme enjeu de santé publique. Propositions pour une reformulation du cadre législatif, op.cit., p.84 * 804 « La finalité sous-tendant à n'importe quel projet et à ses objectifs devrait concerner nécessairement un changement dans la culture sociale et sanitaire des communautés, les destinataires des interventions sont les groupes, mais le but final est que chaque groupe auquel on s'adresse puisse développer le processus de prévention à l'intérieur de la communauté d'appartenance » Loi Anna, Taranti Franca, « Le prevenzione : dai servizi alla communità »,in Lai Guaita Maria Pia (dir.), La prevenzione delle tossicodipendenze, op.cit, p.176. * 805 Loi Anna, Taranti Franca, « Le prevenzione : dai servizi alla communità », art.cit., p.173. * 806 Decorte T., « Mécanismes d'autorégulation chez les consommateurs de drogues illégales », in Faugeron C., Kokoreff M., Société avec drogues. Enjeux et limites, op.cit, p.61 * 807 Conseil national du sida, Les risques liés aux usages de drogues comme enjeu de santé publique. Propositions pour une reformulation du cadre législatif, op.cit., p.22. * 808 Institut de Recherche et épidémiologie de la pharmacodépendance, Les effets de la libéralisation de la vente des seringues. Rapport d'évaluation, Paris, DGS, 1988. et IREP, Etude multicentrique sur les attitudes et les comportements des toxicomanes face au risque de contamination par le VIH et les virus de l'hépatite, 1996. * 809 Ce changement de statut est d'ailleurs manifeste à travers la modification de terminologie puisqu'on parle désormais plus d'« usager de drogue » ou encore de « client » » voire d' « accueilli ». Jauffret-Routside Marie, « Les groupes d'autosupport d'usagers de drogue. Mis en oeuvre de nouvelles formes d'expertise », in Faugeron C., Kokoreff M., Société avec drogues. Enjeux et limites, op.cit, p.167 * 810 Miller, W.R, Motivational Interviewing. New York, London, Guilford Press,1991. Haynes P., Ayliffe G., «Locus of control of behavior: is high externally associated with substance misuse«, 86 British Journal of Addiction 9,1991, pp.1111-1117. * 811 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.31. * 812 Center for Disease Control, «Public health guidelines for counseling and antibody testing to prevent Hiv infection and Aids», Morbidity and Mortality Weekly Report, n.36, 1987, pp.509-515 et MMWR «Recommendations and Reports», Morbidity and Mortality Weekly Report, n.42, 1993, pp.RR-2. World Health Organization, «Guidelines for Counseling about Hiv infection and disease», Who Aids Series, n.8, 1990, World Health Organization, Genève. * 813 Avanzi Maurizio, Bontà Flavio, « Il counselling per l'Hiv nei sert », La cura delle persone con Aids. Interventi e contesti culturali , Nizzoli Umberto, Oberto Bosi (dir.), op.cit, p.175. * 814 Le counselling « est un processus interactif entre deux personnes dans l'environnement duquel se produit un échange d'informations, mais aussi d'émotions, afin de tenter d'arriver ensemble à des solutions qui arrivent à satisfaire les besoins réels du sujets consultant » Serpelloni G., Galvan U., Morgante S., Zenari .R, « Il counseling pre-test nell'infezione da Hiv », in Serpelloni G., Morgante S. (dir.), Hiv/Aids, counseling e screening, Vérone, Leonard Edizioni Scientifiche, p.175 * 815 Baraldi C., Rossi.E, « Les politiques de prévention », art.cit., p.102. * 816 Marco Orsenigo, Tra clinica e controllo sociale. Il lavoro psicologico nei servizi per tossicodipendenti, op.cit., p.120 * 817 Baraldi C., Rossi.E, « Les politiques de prévention », art.cit., p.83. * 818 Gatti R.C., Lavorare con i tossicodipendenti. Manuale per gli operatori del servizio pubblico, op.cit., p.111 |
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