Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
1.2.2 Un renouvellement des politiques de prévention1.2.2.1 De la prévention de la toxicomanie à la prévention des risquesLes politiques de prévention ont pris pour point de départ, comme le rappelle Emiliano Martin Gonzales, le constat d'un bouleversement du phénomène de la drogue, de sa conceptualisation et des politiques publiques adoptées au cours de ces dernières années786(*). Après la période des années quatre-vingt désignée comme « l'étape de l'héroïnomanie » les années quatre-vingt-dix sont consacrées comme le règne des « drogues récréatives » ou encore dites de synthèse. Les mécanismes de prévention et de lutte semblent inefficaces face à cette nouvelle vague de drogue. De même que les conséquences sanitaires et sociales dramatiques de l'héroïne ont imposé l'adoption de nouvelles mesures baptisées réduction des risques, les nouveaux phénomènes requièrent un changement de stratégie. Les politiques italiennes et françaises de prévention vont tenter de répondre à ce double défi. Les dispositif français de prévention a connu de nombreuses évolutions en se réorientant en faveur de la réduction des risques. Les profondes modifications qu'ont connu les campagnes nationales de prévention françaises au cours des années quatre-vingt-dix traduisent cette évolution787(*). Les slogans utilisés au début des années quatre-vingt-dix donnait une image largement dévalorisée de la drogue : « Aidons les à trouver la force de dire non » (1990-1992), « La drogue c'est de la merde » (1996). Les slogans correspondent depuis la moitié des années quatre-vingt-dix à une prévention entendue comme une réduction des risques ainsi qu'en témoigne le slogan suivant: « la drogue parlons en avant qu'elle ne nous parle » (1996-1997) mais surtout « Savoir plus, risquer moins » (2000-2002). En France, la MILDT (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie) a fortement contribué à l'élaboration d'une nouvelle politique de prévention en reprenant les conclusions du rapport du professeur Parquet remis en 1997788(*). Le dernier ouvrage publié par la MILDT en matière de prévention est exemplaire de ce changement de paradigme. Elle part du constat de l'existence des drogues comme un fait de société donné. L'acte de prévention n'est plus destiné à la consommation de drogues mais à la prévention des pratiques à risques789(*). Le guide distingue l'usage simple790(*) et l'usage nocif791(*) qui se caractérise par un ensemble de risques sanitaires et sociaux. L'objet de la prévention est dorénavant d'éviter le passage de l'un à l'autre. Un second changement est introduit par ce bouleversement de conception. La prévention des usages à risques ne peut dés lors plus être limitée aux seules substances illicites. Il existe des usages nocifs des substances licites, tels que l'alcool ou les tranquillisants qu'il s'agit de prévenir792(*). Enfin, de nombreuses brochures ont été également publiées, avec le soutien financier de la MILDT, sur les risques d'infection encourus et les moyens de s'en prémunir793(*). Le système italien en matière de toxicomanie était fondé au début des années soixante-dix sur le principe de la répression794(*). La loi 685 de 1975, apparaît toutefois innovante. Les Structures locales devinrent les principaux protagonistes en matière de prévention. Au modèle répressif est substitué celui de la pédagogie/éducation qui reposait fondamentalement sur l'information des risques encourus par l'usage de substances et adressé aux écoles, aux familles, aux prisons ou aux associations et sur la formation, tout particulièrement des jeunes. Il s'agissait donc d'une double démarche complémentaire d'éducation sanitaire et de transmission de valeurs qui entendait agir sur la formation de l'individu, afin d'écarter toute approche des jeunes vers la drogue. Cette prévention s'apparentait par conséquent au premier type de prévention. La toxicomanie a alors été considérée non plus comme une déviance, ni comme une maladie, mais avant tout comme les conséquences d'une société au fonctionnement inadéquat. L'idée fut alors de proposer des nouveaux modes de vie drug free venant se substituer aux styles de vie marginaux précédents. Ce fut l'apparition de l'idée que l'objet de la prévention n'est plus simplement d'éviter la consommation de substances mais le disagio sociale, c'est à dire le malaise social, dont elle n'est qu'une des conséquences. L'école a dès lors retrouvé une place fondamentale dans la promotion d'une prévention globale. Une coordination entre les différentes instances de socialisation (école, famille, associations, groupes de jeunes) s'est alors mise en place. Ces politiques se sont traduites par la tenue de conférences d'information et de débats au sein des écoles, une éducation sanitaire à base d'animations, des programmes d'information dans les casernes et les usines, une meilleure orientation scolaire, la promotion du travail des jeunes. Au modèle pédagogie/éducation, est venu s'ajouter, durant des années quatre-vingt, le concept de « promotion » qui témoigne le besoin de dépasser le concept traditionnel de prévention qui connotait négativement les utilisateurs potentiels795(*). Il s'agit désormais non plus d'éloigner les facteurs à risques du malaise mais de promouvoir et stimuler les ressources des plus jeunes. Deux modèles de prévention ont ainsi cohabité durant les années quatre-vingt : d'une part le modèle pédagogique/éducatif centré sur la lutte des pratiques à risques, et d'autre part le modèle promotionnel centré sur le soutien et le développement des ressources et des capacités des jeunes. Des Progetti Giovani sont mis en place dans les secteurs du temps libre et de la culture afin de développer le sens de la responsabilité et l'autonomie personnelle. Les grandes campagnes d'information conduites avec un ton alarmiste, dissuasif ou autoritaire ont été remises en cause et le principal résultat de ces politiques fut le développement de nombreuses structures pour jeunes. Les interventions étaient caractérisées par des campagnes informatives visant à responsabiliser les jeunes plutôt que de les terroriser, des campagnes d'information/ promotion de la santé dans les écoles réalisées de façon moins directive, des actions éducatives de rue pour rejoindre les jeunes sur leurs lieux de vie et de temps libre, la création de Centres d'informations pour jeunes et de Centres de formation pour les parents, pour les enseignants et pour les opérateurs d'associations afin de développer un réseau de sensibilisation autour des jeunes, et enfin, la mise en place de programmes d'information et de prévention auprès des usines, casernes et des instituts pénitentiaires. Est apparue alors peu à peu l'idée d'une trop forte répression des substances ainsi que l'hypothèse qu'une possible libéralisation des substances (comme le cannabis voire l'héroïne) puisse permettre une moindre déviance et un meilleur contrôle. La loi n. Jervolino-Vassali de 1990 institue un fonds monétaire pour la prévention en confiant à une commission nationale le devoir de sélectionner les projets pouvant bénéficier des financements. Toutefois, « en l'absence d'une vision claire de la signification de la prévention des toxicomanies, les fonds ont été utilisés au niveau local sans aucune forme réelle de contrôle et d'évaluation ».796(*) En comparaison avec les années précédentes, la culture de la promotion de la santé et du bien être, l'abandon du modèle pédagogique et la promotion d'un modèle relationnel et communicationnel, la distinction entre les interventions réalisées dans un milieu scolaire ou informel, ont été généralisé. Les interventions se caractérisèrent par le développement de campagnes informative centrées sur la promotion (« Fatti furbo, non farti male », « Sois rusé, ne te fais pas mal ») , la mise en place d'un numéro vert national informatif (Drogatel) à partir de 1993, des projets éducatifs diversifiés (école maternelle, élémentaire, primaire, secondaire, supérieur), la création de Centres d'Information et de Consultation au sein des écoles (Centri di Informazione e Consulenza, CIC), le renforcement des structures existantes de Centres pour Jeunes ou des Centres pour parents et enseignants et des programmes d'information et de prévention destinés aux usines, casernes et instituts pénitentiaires. La seconde moitié des années quatre-vingt-dix fut marquée par un bouleversement des modes des prévention, avec notamment l'introduction massive de la prévention secondaire. Le facteur de ce changement fut avant tout la diffusion de la pandémie de Sida parmi les héroïnomanes et le changement des formes de consommation (drogues synthétiques) qui ont amené les pouvoirs publics à privilégier de nouveaux modes de prévention plus proches des populations à risque. L'introduction de la réduction des risques fut l'élément le plus notable de ces nouvelles politiques. Les nouveaux objectifs de la prévention sont devenus dès lors la réduction des cas d'infections de VIH, le contrôle des morts par overdose, l'approche et le soutien aux toxicomanes, en faveur non seulement de l'individu mais aussi de toute la communauté. Deux nouveautés sont également apparues dans le champ de la prévention primaire : d'une part, le développement des lieux d'information plus informels et proches des jeunes, comme les discothèques liées aux substances synthétiques, et l'accent mis sur le travail en matière de communication. La rencontre de ces deux vecteurs s'est traduit par le succès des unità di strada et du travail de proximité. Mais on a surtout assisté à l'apparition d'une nouvelle représentation sociale de la consommation de substances qui n'est plus seulement rattachée à la marginalité, mais aussi de la « toxicomanie » qui était auparavant lié à l'héroïne. Ces notions deviennent progressivement synonyme de « divertissement » sous le poids des « nouvelles drogues »797(*). Celles-ci ne sont pas véritablement nouvelles mais elles sont associées à de nouveaux lieux et à de nouveaux modes de consommation. L'effet pervers de ce retournement fut la mise au banc de l'héroïne des priorités des politiques publiques de prévention. Les médias mais aussi les projets de financements des collectivités locales sont désormais centrés sur les drogues synthétiques. La réduction des risques a bouleversé les objectifs attribués au rôle de la prévention. La priorité n'est plus tant la prévention des consommations de drogue que la prévention des pratiques à risques. Elle part du constat d'un usage de substances avéré et tente dès lors d'en limiter les dommages. Ce changement correspond cependant, selon Baraldi et Rossi, à un aveu d'impuissance : « Puisqu'on ne peut résoudre le problème, il est nécessaire de limiter les dommages causés par lui »798(*). La réduction des risques est présentée comme une position qui souhaite être dans un même temps réaliste, tolérante et « solidariste ». Pourtant on « ne peut plus parler de prévention d'abus de drogues : la prévention concerne désormais exclusivement les éventuels dommages dérivés de la consommation ». Les auteurs en déduisent deux risques majeurs: tout d'abord, « on peut observer le risque élevé de faire passer un message opposé à celui voulu », mais surtout, « la conséquence la plus importante de la réduction des risques est l'abolition de fait de la prévention [...] le concept de prévention secondaire masque le fait que parler de prévention n'a en réalité plus aucun sens »799(*). Peut-on considérer que la réduction des risques est contradictoire avec la prévention ? Il est tout d'abord possible d'objecter que le développement de la prévention secondaire n'empêche pas un travail en amont sur la prévention primaire. Les deux types de prévention ne s'adressent pas au même public et il est préférable d'adopter des interventions spécifiques. Mais surtout la prévention des risques présente le mérite de reconnaître l'usage de drogues comme un fait sociétal inévitable (chaque individu est considéré comme un consommateur de drogues en puissance, non pas en fait). La normalisation de l'usage de substances permet dès lors de réintégrer le toxicomane dans le réseau de la prévention dont il devient un acteur à part entière. * 786 Martin Gonzales Emiliano, « La Strategia nazionale sulle droghe : Spagna 2000-2008 », in Lai Guaita Maria Pia (dir.), La prevenzione delle tossicodipendenze, op.cit, p.89. * 787 Courty P., Le travail avec les usagers des drogues, op.cit., p.110. * 788 Parquet Pr. Philipe-Jean., Pour une politique de prévention en matière de comportements de consommation de substances psychoactives, Vanves, CFES, 1997. 107p. * 789« Il n'y a pas de société sans drogue, il n'y en a jamais eu. Il n'y a pas non plus de solution miracle, ni en France, ni dans aucun pays. En revanche, il existe des réponses efficaces, afin d'éviter les consommations dangereuses et de réduire tels risques lorsqu'il y a usage » Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie (MILDT), Savoir plus pour risquer moins, op.cit, p.9 * 790 « L'usage est une consommation de substances psychoactives qui n'entraîne ni complications pour la santé, ni troubles du comportement ayant des conséquences nocives sur les autres » Il est ajouté à cela que « l'usage n'entraîne pas d'escalade dans la grande majorité des cas ». Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie (MILDT), Savoir plus pour risquer moins, op.cit, p.12 * 791 « L'usage nocif ou usage à problème est une consommation susceptible de provoquer des dommages physiques, affectifs, psychologiques ou sociaux pour le consommateur et pour son environnement proche ou lointain ». Idem., p.12. * 792 Le guide de prévention de la MILDT ne traite pas uniquement des drogues illicites mais également des substances licites tel que l'alcool ou encore des médicaments psychoactifs (tranquillisants ou anxiolytiques, somnifères, neuroleptiques, antidépresseurs). Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie (MILDT), Savoir plus pour risquer moins, op.cit. * 793 L'association ASUD a par exemple publié un Petit Manuel du shoot à risque réduit financé par le ministère de la Santé. L'association Techno Plus propose aux consommateurs d'ecstasy dans le même état d'esprit un dépliant 10 conseils d'usage indiquant les principales précaution à respecter en cas d'usage. Simon Théo, Drogues. Contre la criminalisation de l'usage ?, op.cit. * 794 Baraldi C., Rossi.E, « Les politiques de prévention », art.cit., p.86. * 795 Baraldi C., Rossi.E, « Les politiques de prévention », art.cit., p.90. * 796 Idem., p.92. * 797 Baraldi C., Rossi.E, « Les politiques de prévention », art.cit., p.97. * 798 Baraldi C., Rossi.E, « Les politiques de prévention », art.cit., p.105. * 799 Idem., p.106. |
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