Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
1.1.1.2 Chaîne et réseau thérapeutique : prise en charge sectorielle et réseau de toxicomanieLa chaîne thérapeutique est l'ensemble des étapes du parcours que doit traverser le toxicomane durant la thérapie. Elle implique l'idée que le soin ne peut pas se limiter à la désintoxication, comme il a été établit précédemment. L'accueil est la première étape de la chaîne thérapeutique680(*). Son rôle est de fournir une première écoute mais aussi certaines réponses à des questions difficilement formulables. Il s'agit surtout d'accompagner le toxicomane vers une première aide, constituant ainsi un rôle d'intermédiaire avec le reste de la chaîne thérapeutique. L'accueil permet d'introduire un tiers institutionnel vers lequel le toxicomane ne se dirige pas d'emblée (souvent par volonté de ne pas être reconnu comme toxicomane). L'utilisation du « on » est alors importante pour traduire la présence institutionnelle, le rapport entre l'usager et la structure thérapeutique. L'accueil constitue ainsi une frontière entre la rue et la zone de soin. Une fois un premier contact établi et la confiance gagnée du toxicomane, les premières démarches à entamer sont souvent d'ordre administratif, il s'agit de réajourner les documents du toxicomane qui bien souvent s'en est désintéressé depuis des années. Il s'agit avant tout d'un processus d'« accompagnement qui ne s'apparente en rien, selon Pascal Courty, à de l'assistanat mais qui se limite à une « éducation et une prise en compte des difficultés singulières de personnes qui ont toujours refusé ou n'ont jamais pu se confronter à la réalité administrative ».681(*)682(*) Roberto Gatti insiste sur les différentes étapes du processus thérapeutique. Il s'agit tout d'abord, selon lui, d'éviter toute précipitation et d'établir un diagnostic du toxicomane. Ce dernier a pour but d'éviter toute «urgence » dans laquelle ont parfois lieu les interventions thérapeutiques, telles que les cures de désintoxication. A l'inverse, certains centres thérapeutiques refusent de prendre en charge tout toxicomane qui se trouve en immédiate situation de malaise afin de se prémunir contre les urgences médicales. Il est important de souligner que certaines conditions rendent toutefois nécessaire un traitement d'urgence682(*) : un état de santé précaire c'est à dire caractérisé par de fortes pathologies, la présence de symptômes psychiatriques graves, les possibles répercussions de l'état de santé du toxicomane sur des personnes tiers. Les premiers entretiens ont donc pour but de repérer ces « indicateurs d'urgence » afin de juger de l'opportunité d'une thérapie. « Les premiers entretiens, à l'intérieur d'un Service, devraient avoir un unique objectif fondamental, celui de comprendre et de permettre ainsi un processus diagnostique qui, sur la base d'hypothèses probables, permette de structurer une intervention appropriée »683(*)683(*) L'étape successive, l'acceptation au sein du programme, est le fait d'une sélection des toxicomanes684(*). Elle caractérise surtout les communautés qui énumèrent des conditions et des règles précises devant être acceptées pour renter en traitement. Des règles similaires existent au sein des services spécialisés mais elles sont toutefois moins formelles et moins explicites. La prise en charge d'un toxicomane s'effectue essentiellement en fonction de son état ou « seuil » de dépendance684(*). Afin d'intégrer un nouveau patient, une communauté ou un service se base sur deux modalités essentielles : « seuil bas » (bassa soglia) ou « seuil haut » (alta soglia). Le « seuil » correspond au niveau de critères requis au sein de la structure. Beaucoup de structures adoptaient, essentiellement auparavant, un « seuil haut » de critères à respecter. En revanche, le fait d'accepter n'importe qui, sans conditions et à n'importe quel moment, correspond à un fonctionnement de « seuil bas ». La détermination du « seuil », comme le remarque Simonetta Piccone Stella est fonction de l'objectif thérapeutique désiré. En effet, si le but d'une thérapie est de porter le toxicomane jusqu'à un état de drug free (c'est à dire de complète abstinence) alors l'objectif visé requiert un « seuil haut » de critères. Ce fut l'objectif le plus fréquemment rencontré jusqu'aux années quatre-vingt-dix. Depuis quelques années, des centres à « seuil bas » se sont multipliés afin de limiter les dommages individuels et sociaux de la toxicomanie. En cas d'acceptation du toxicomane, trois types de thérapie peuvent être envisagés : la thérapie pharmacologique, psychothérapeutique et/ou socio-réhabilitative comme dans le cas par exemple des traitements résidentiels. Ces derniers doivent être considérés comme des instruments et rien n'interdit de les multiplier au sein d'un même programme thérapeutique. Il n`est pas rare par exemple qu'une communauté ait recours à l'usage de la méthadone et aux thérapies psychothérapeutiques. Gallimberti souligne d'ailleurs la nécessité de multiplier les outils de soin entre eux afin d'une part d'attirer plus de patients mais aussi d'adapter le traitement au patient685(*). Ce dernier point mérite d'être souligné, il est important d'envisager que la toxicomanie ne répond pas à une seule et même logique et qu'il existe par conséquent différentes voies de sortie possibles. Le point de dispute entre les intervenants de la toxicomanie ne se situe pas tant à propos du choix des instruments thérapeutiques qu'au sujet de l'environnement dans lequel doit se dérouler la thérapie687(*). Le débat se partage entre deux positions. Les partisans des « communautés résidentielles » considèrent qu'un patient voulant sortir de son état de toxicomanie doit absolument quitter son milieu quotidien et doit s'implanter dans un nouveau cadre de vie. Cet éloignement de l'ensemble des relations, des habitudes et des connaissances qui ont un rapport plus ou moins éloigné à la drogue doit permettre d'interrompre ainsi le rapport qu'entretient le toxicomane avec les substances. A l'inverse, les défenseurs des « communautés ouvertes » estiment que le toxicomane ne doit pas rompre toutes les relations avec son milieu d'origine puisqu'une véritable réflexion sur soi même et sur son rapport aux substances ne peut être entreprise uniquement au sein du monde dans lequel il vit. Un argument joue en faveur des « communautés ouvertes » : de nombreux toxicomanes qui acquièrent un équilibre dans l'atmosphère close de la communauté résidentielle s'adaptent difficilement à la liberté et à la responsabilité dont ils jouissent de nouveau en réintégrant leur environnement quotidien. Toutefois, il est vrai qu'une personne exposée aux influences d'un quartier dégradé, d'une famille en crise peut rencontrer plus de difficultés à élaborer un parcours individuel menant à l'autonomie. Simonetta Piccone Stella résume ce dilemme apparent à la formule suivante: « Celui qui reste enfermé se déshabitue de la société, celui qui reste dans la société se distrait et se perd »688(*). Tidone a effectué, à partir de recherches américaines du NIDA et du DARP, une évaluation comparative des différentes méthodes thérapeutiques existantes (programmes de substitution par méthadone, communautés, psychothérapie sans soutien pharmacologique690(*)) en confrontant chacun des cas avec un groupe qui n'a pas réalisé de thérapie691(*). L'évaluation démontre qu'il n'existe pas de différences significatives entre les différents types de thérapie : quel que soit le traitement, un tiers des patients maintient un état sans substance dans une durée de un à huit an après la conclusion de la thérapie. Mais le second fait frappant c'est que groupe de référence qui n'a pas effectué de thérapie obtient le même pourcentage. Un groupe de chercheurs italiens conclue, après avoir effectué une recherche similaire et après avoir obtenu des résultats identiques, que l'observation de Tidone ne signifie pas pour autant que la thérapie est indifférente mais simplement que claque traitement a sa validité et doit être adapté au sujet en fonction de son environnement692(*). Luigi Cancrini, un spécialiste de la toxicomanie en Italie, déclarait : « Si les parcours pour arriver à la drogue sont divers, divers parcours existent pour en sortir »693(*)693(*). Les intervenants en toxicomanie ont désormais recours de façon fréquente au « contrat thérapeutique » dans lequel sont inscrits les principaux objectifs, déterminés conjointement par le thérapeute et le toxicomane. De plus, les moyens pour atteindre ces objectifs y sont rapportés. Ceux-ci deviennent, par ailleurs, les principes auxquels devra se plier le toxicomane durant le programme. Le contrat thérapeutique est parfois devenu, comme le notent Jérôme et Valleur, un moyen pour les institutions et les intervenants de se protéger plutôt que de respecter le patient694(*). Le contrat est un moyen de reconnaître la responsabilité du toxicomane sans pour autant le faire abdiquer de son libre arbitre à arrêter par exemple le traitement thérapeutique à n'importe quel instant. Il apparaît que la logique à laquelle répondent les soins en matière de toxicomanie est spécifique. Le schéma linéaire idyllique et idéal de la thérapie classique (examen- diagnostic- prescription- thérapie- guérison), qui se trouve même remis en question en médecine générale, est impropre à rendre compte du travail des équipes soignantes opérant dans le secteur de la toxicomanie. En effet, le toxicomane est très souvent sorti du schéma classique du système de santé et ne bénéficie pas d'un accès aux soins qui soit comparable. Une prise de rendez-vous avec un spécialiste est une première étape qui peut par exemple prendre des mois. L'ordonnance peut de même être perdue ou rester inutilisée pendant des semaines. C'est pourquoi le parcours thérapeutique qu'effectue un toxicomane est ponctué de plusieurs ruptures695(*). Celles-ci ne traduisent cependant pas systématiquement un échec, du moment qu'elles participent d'un seul et même parcours. Le changement est un processus lent qui demande de respecter de nombreuses étapes696(*). « Les exemples du logement et du suivi des maladies infectieuses [montrent] que les ruptures et les rechutes ne sont pas forcément synonymes de l'aggravation de l'état du patient mais plutôt de moments de changement qu'il faut savoir accompagner une fois de plus. L'existence d'un réseau de partenaires avec lesquels on peut travailler va se constituer autour de l'usager de façon bénéfique se substituant au réseau autrefois centré sur la drogue. C'est ce passage d'un réseau où le produit est roi à un réseau bénéfique où l'individu a sa place qui permet le changement progressif de la personne »697(*) Simonetta Piccone Stella observe dans le même sens que l'opinion commune interprète généralement une rechute ou la fin prématurée d'une thérapie en terme d'échec, pensant que tout est à recommencer et que cela n'a servi à rien698(*). A l'inverse, les responsables de centres thérapeutiques ont une vision moins « totalisante » et plus pragmatique. Ils conçoivent une cure thérapeutique comme un parcours au cours duquel chaque centre peut représenter une étape individuelle sans être pour autant conclusif. L'idée de « chaîne thérapeutique » avancée par Luigi Cancrini sous-entend que les meilleurs centres de soins sont ceux qui ne prétendent pas fournir à eux seuls une réponse immédiate aux problèmes du toxicomane. La place accordée à chaque acteur au sein du processus de thérapie individuel laisse entendre l'émergence d'un réseau de la toxicomanie. Celui-ci est entendu avant tout comme un processus d'homogénéisation des normes régissant chaque groupe professionnel autonome. Il s'agit de décentrer l'attention qui était précédemment orienté sur le fonctionnement interne de chaque service et de chaque institution vers le toxicomane lui-même en tant que destinataire du système de soin. « Le réseau est la méthode de travail retenue comme la plus efficace et adéquate, évaluation qui naît de l'exigence d'un travail de norme intégré et multidisciplinaire ; évidemment, chaque discipline, chaque professionnel et chaque service doivent cesser l'autoréférentialité pour en obtenir le résultat attendu [...] Par système de soin, on entend la mise en réseau de tous les acteurs qui ont un rôle dans la prise en charge des situations de souffrance et de maladie définie. Dans le cas des toxicomanies ou de la séropositivité cela concerne les services publics ou privés, le volontariat, les communes puisqu'elles s'occupent de logement, de soutien économique et d'insertion sociale (aspects importants dans les déterminants de la santé ou de la maladie), les Départements (Province) qui ont le devoir d'insertion dans le monde du travail et tous les autres organismes qui influencent la toxicomanie et l'état de vie des séropositifs »699(*)699(*) Les conceptions du traitement de la toxicomanie sont multiples, elles ont donné lieu à l'apparition d'une pluralité de structures qui ont chacune des objectifs et des moyens distincts. La réduction des risques a toutefois opéré une remise en cause des cultures dominantes du soin qui étaient auparavant orientées uniquement vers le sevrage. Elle a ouvert la voie à de nouveaux instruments thérapeutiques tels que les traitements de substitution. Elle a déstabilisé les équilibres qui étaient auparavant en place dans la définition de la prise en charge de la toxicomanie. Les systèmes professionnels autonomes, comme dans le cas français, ont alors été contestés. * hard D., Valleur., Toxicomanies, op.cit, p.185 680 Jérôme E., « Accueil et consultation », in Angel P., Richard D., Valleur., Toxicomanies, * op.cit, pp.17. 681Co * u * rty P., Le travail avec les usagers de drogues, op.cit., p.18. 682 Gatti R.C., Lavorare con i tossicodipendenti. Manuale per gli o * p * 683 Gatti R., Operatori del servizio pubb * lico, op.ci * t ., p.23. 684 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit., p.83. * 685 Idem., p.22. 686 Idem., p * .23 687 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit., p.84. * 688 L. Gallimberti, op.cit, p.76. 689 Piccone Stella * S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit., p.84. 690 Les méthodes fondées sur l'analyse psychologique « classique », que peuvent s'offrir des clients plus aisés, n'offre pas de meilleurs résultats. Simonetta Piccone Stella explique cela par l'absence de synergie collective. De plus la psycho-analyse contraint le patient à affronter de nombreuses crises de sa personnalité auxquelles il n'est pas toujours prêt à faire face. Piccone * Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit. 691 L. Tidone, « Valutazione quantitativa e qualitativa nella terapia della tossicodipendenza », in Marginalità e società, n.5, 1988. Cité in Marco Orsenigo, Tra clinica e controllo sociale. Il lavoro psicologico nei * servizi per tossicodipendenti, op.cit., p.84. 692 P. Tombini, P. Fugazzola, L. Tidone, «Follow-up da 2 a 8 anni dei trattamenti per le tossicodipendenze in un servizio pubblico italiano», in Rassegna italiana delle tossicodipendenze, X, n.7, 1993; cité in Marco Orsenigo, Tra clinica e controllo sociale. Il lavoro psicologico nei * servizi per tossicodipendenti, op.cit., p.85. * 693 Cité in Piccone Stel * la S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit. 694 Jerome E., Valleur M., « Sevrage » in in Angel P., Ric * hard D., Valleur., Toxicomanies, op.cit, p.185 695 Les travailleurs sociaux des centres de soins ont pu remarquer que les toxicomanes changeaient de façon fréquente de structure, en passant de l'une à l'autre. Cette mobilité s'explique soit en raison d'un changement de rapport aux substances, soit une modification des conditions de vie. Piccone * Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit 696 Pascal Courty cite, outre le parcours thérapeutique, la question du logement à laquelle se trouvent confrontés de nombreux toxicomanes. Une personne ayant vécu des années dans la rue ne peut pas subitement emménager dans un appartement. Il est ainsi nécessaire de renouer un contact avec le lieu d'habitation temporaire du toxicomane (squats, rue, etc.) afin de l'insérer dans un centre d'hébergement d'urgence puis dans un foyer collectif doté de chambres individuelles. Ainsi l'accession à un logement individuel, symbole de l'autonomie, représente un objectif à long terme pouvant être atteint après des années de soutien socio-éducatif. Bien sûr chaque usager a un temps qui lui est propre et le nombre d'étapes n'est jamais déterminé par avance. Courty P., Le travai * l avec les usagers des drogues, op.cit., p.82. 697 Courty P., Le travai * l avec les usagers des drogues, op.cit., p.79. 698 Piccone * Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit. * 699 Nizzoli Umberto, «Assistere persone con Aids, tossicodipendenti e no», in La cura delle persone con Aids. In |
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