Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
1.1.2 Un champ institutionnel français autonome1.1.2.1 Les années 70 : la formation d'un champ spécialiséLa prise en charge de la toxicomanie en France a davantage relevé jusqu'à la fin des années soixante-dix du système répressif que du système sanitaire. La loi de 1970 introduit pourtant un volet sanitaire en prévoyant certaines mesures dans le soin de la toxicomanie700(*). Le secteur psychiatrique français va rester très réticent à incorporer les toxicomanes au sein de leurs services. Cette méfiance est également partagée par les toxicomanes qui refusent d'être considérés comme « fous ». Certains professionnels du milieu psychiatrique, tel que Claude Olievenstein assistant en psychiatrie à l'hôpital de Villejuif, s'engagent en faveur de la création d'un dispositif sanitaire adapté au problème de la toxicomanie. Toutefois l'idée d'une spécialisation du traitement de la toxicomanie se heurte aux défenseurs d'une psychiatrie polyvalente et à ceux qui refusent une médicalisation de la toxicomanie au motif qu'il n'y existerait pas de lien entre psychiatrie et toxicomanie701(*)701(*). En ouvrant la première structure de soins spécialisés pour toxicomanes en juillet 1971, Marmottan en région parisienne, Claude Olievenstein contribue à amorcer la spécialisation du champ de la toxicomanie. « Il devient progressivement, en ce début des années soixante-dix, le médiateur à la charge duquel incombe, en partie, la construction du référentiel sectoriel de la politique publique de soins aux toxicomanes »702(*). Une circulaire adoptée en 1972 par Robert Boulin, ministre de la Santé, reconnaît l'importance des centres spécialisés sans qu'ils constituent toutefois une entrave au secteur de la psychiatrie703(*). La seconde personnalité ayant influencé l'élaboration des politiques publiques en matière de toxicomanie fut Maria-Rosa Mamelet qui est nommée en 1972 à la tête de la sous-direction du ministère de la Santé et qui se voit chargée de l'élaboration des soins aux toxicomanes. Dans une circulaire elle déclare que « la toxicomanie n'est qu'un symptôme parmi tant d'autres d'un certain malaise de la jeunesse »704(*). Elle encourage par conséquent le lancement de nombreuses initiatives privées de type associatif afin de renforcer et compléter le dispositif de soin public. De nombreuses structures vont voir le jour au cours des années soixante-dix tels que l'association « L'Abbaye » de Claude Orsel, l'espace Murger (hôpital Ferdinand-Widal) et le centre Didro, le « village Albert-Schweitzer », le centre « Lumière et liberté » d'inspiration mystique orientale. Ces initiatives sont financées le plus souvent entièrement par les pouvoirs publics qui agissent, selon Henri Bergeron, dans une logique de médiatisation de l'action étatique afin de rassurer l'opinion publique. Au lendemain de mai 1968, l'influence de l'antipsychiatrie prime chez les premiers intervenants en toxicomanie. Ceux-ci rejettent la psychiatrie traditionnelle au motif qu'elle exerce une fonction de contrôle social et de normalisation des comportements déviants. Les premiers intervenants en matière de toxicomanie s'instituent alors en défenseurs de cette population souffrante et stigmatisée par la société. Des techniques innovantes sont introduites, elles se basent sur l'accueil, le dialogue et visent à entretenir des relations presque intimes entre le toxicomane et son thérapeute : ces démarches vont dans le sens d'une « désinstitutionnalisation de l'institution »704(*)704(*). Une base idéologique commune lie les membres des premières équipes soignantes (médecins, psychiatres, éducateurs spécialisés, assistantes sociales, volontaires) dans lesquelles les relations hiérarchiques sont développées au minimum. Il ne s'agit pas tant d'une doctrine thérapeutique que d'espoirs idéologiques et politiques communs. « Les précurseurs qui constituent leurs lieux d'accueil un peu partout en France avancent dans le plus complet pragmatisme pour ne pas dire le noir le plus total. C'est, plutôt, une certaine éthique de l'intervention et de la relation (qui puise sa source dans les références politiques de l'antipsychiatrie) qui constitue l'âme fondatrice d'un dispositif qui n'a pas encore conscience de cette unité de vue »706(*) Ces organisations alternatives sont la réaction à une loi jugée trop répressive par une frange du milieu médical et social qui souhaite assurer au toxicomane l'anonymat et la gratuité des soins. Toutefois, ces structures étaient davantage des lieux orientés vers l'élaboration d'un lien social à travers la rencontre et l'écoute que vers de véritables programmes thérapeutiques. L'offre de soins reste ainsi limitée aux besoins de première nécessité (soins d'urgence, service d'aide juridique, soutien moral, etc.). L'intervention en terme de toxicomanie est encore ponctuelle et ne fait pas l'objet d'une élaboration conceptuelle qui rendrait possible la mise en place d'une pratique soignante spécifique. Les pratiques thérapeutiques en matière de toxicomanie sont encore à leurs balbutiements. Toutefois, dés 1972 et 1973 les équipes thérapeutiques sont confrontées à une population toxicomane plus nombreuse et plus dégradée sous le poids de l'héroïne. Le sevrage se présente alors comme l'outil thérapeutique principal. Le système sanitaire va ériger la cure de désintoxication comme un « pilier thérapeutique ». Cependant peu de structures disposent d'une unité d'hospitalisation et la prise en charge ambulatoire du sevrage, de courte durée, va se révéler insuffisante. L'idée d'isoler le toxicomane de son environnement quotidien, qui le ramène inexorablement vers la drogue, va alors donner naissance aux postcures qui sont créées entre 1973 et 1974707(*). Ces institutions sont dominées par un consensus sur le traitement de la toxicomanie qui va naître chez les professionnels du secteur sanitaire autour du refus du traitement de masse (« la méthadone à l'américaine ») et le refus de la normalisation de la contrainte symbolisée par les communautés thérapeutiques. Ces institutions sont sous l'influence des valeurs contre-sociétales de l'époque et prônent le retour à la nature afin de rompre avec la civilisation assimilée rapidement à un milieu toxique. Les toxicomanes sont hébergés dans ces centres pour une durée variable entre trois et six mois, après avoir effectué une cure de désintoxication. L'idéologie des communautés va se développer à travers des thérapies fondées sur l'occupation (travail agricole, artisanat, activités sportives) et la rupture du mode de vie quotidien. Le libéralisme des premières années prend fin alors que les thérapeutes éprouvent le besoin de socialiser et de stabiliser le toxicomane. « L'outil thérapeutique emblème » est la mise en place d'un contrat moral entre l'équipe soignante et le toxicomane qui s'engage à respecter un ensemble de règles au sein de la structure (pas de drogues, pas d'alcool, pas de recours à la violence) »708(*). A partir de 1975, les méthodes thérapeutiques sont renouvelées de façon considérable par une « psychologisation » de l'approche clinique de la toxicomanie. La nécessité de distance entre le soignant et le toxicomane est affirmée comme un principe. La méthadone est en revanche très rapidement écartée du dispositif thérapeutique pour deux raisons principales : d'une part elle équivaut à placer le toxicomane en état de dépendance légal, et d'autre part elle est assimilée à la médicalisation et au contrôle social de la toxicomanie : « La méthadone est assimilée à une pratique médicale au service du contrôle social, évacuant alors une réflexion critique des liens du sujet à l'ordre psychothérapeutique »708(*). Claude Olievenstein qui exerce une influence massive à cette époque rejette l'utilisation de la méthadone710(*). Toutefois, Robert Boulin accepte que soit expérimentée la méthadone à travers quatre centres hospitaliers. Les expérimentations ne connaissent toutefois pas de suite et l'utilisation de la méthadone reste une pratique marginale. En 1978, une cinquantaine de place est totalisée en France711(*)711(*). En 1977, les principaux intervenants rejettent de façon unanime le modèle des communautés thérapeutiques d'Amérique du Nord. Le modèle américain est décrit comme un système coercitif qui repose sur des « techniques comportementalistes avilissantes » qui visent à « rectifier et normaliser les comportements de [...] brebis égarées » auxquelles les thérapeutes français opposent le libre arbitre et la dignité du patient712(*). La seule tentative d'expérimentation de « communauté thérapeutique » est rejetée en 1978 par Simone Veil, alors ministre de la Santé et de la Sécurité Sociale, sous la pression des intervenants en toxicomanie. Henri Bergeron y voit « l'emblème du triomphe d'une vision plus sanitaire que sociale de ce que doit être le dispositif spécialisé de soins »713(*). Le travail socio-éducatif est affirmé comme le complément de l'intervention psychologique qui est la condition nécessaire de l'efficacité des soins. A la fin des années 70, les grandes lignes du système de prise en charge de la toxicomanie français semblent arrêtées, comme l'illustre le rapport Pelletier commandé par Valéry Giscard d'Estaing, alors Président de la République, en juin 1977. Il constitue la première évaluation des politiques publiques en matière de toxicomanie. Le rapport prend acte tout d'abord des modifications de la toxicomanie qui « n'apparaît plus comme une flambée subite et peut-être passagère, mais comme une donnée permanente avec laquelle il a fallu apprendre à vivre »714(*). Une première distinction est opérée entre les toxicomanes, généralement usagers de drogue dures par voie intraveineuse, et les consommateurs occasionnels qui forment la grande majorité des utilisateurs de substances illicites. Le critère de la distinction n'est donc plus le produit, contrairement à la loi de 1970, mais le comportement. Le rapport Pelletier contribue ainsi à identifier le public-cible des centres spécialisés. Enfin, le rapport reconnaît la psychothérapie comme étant la technique thérapeutique par excellence. La toxicomanie y est d'ailleurs définie comme une « « faille » dans l'organisation psychique »715(*)715(*). Le rapport Pelletier légitime le système français de prise en charge de la toxicomanie tel qu'il apparaît au début des années quatre-vingt et il constitue en cela « la matérialisation politique la plus achevée d'un certain référentiel concernant le soin de la toxicomanie (à l'époque) »716(*). * terventi e contesti culturali , op.cit., p29. 700 Art.355 du Code de la Santé publique. * c 701 Claude Olievenstein, Il n'y a pas de drogués heureux, Paris, Rob * ert-Laffont, coll. « Vécu », 1977, pp.233-234. 702 Henri Bergeron, L'Etat et la toxicomanie. Histoi * re d'une singularité française, op.cit, p.39. 703 Circulaire DGS/591/MS1 du 29 mars 1972 citée par Henri Bergeron, L'Etat et la toxicomanie. Histo * ire d'une singularité française, op.cit, p * . 39. * 704 Circulaire DGS/591/MS1 du 29 mars 1972. 705 Michel Damade, « Sur quoi fonder l'élaboration d'une pratique », in La demande sociale de drogues, * Albert Ogien, Patrick Mignon, op.cit., p.138. 706 Henri Bergeron, L'Etat et la toxicomanie. Histoi * re d'une singularité française, op.cit, p.50. 707 * H * enri Bergeron, ibid., p.57. 708 Henri Bergeron, ibid., p.62. 709 François-Xavier Colle, Historique des institutions spécialis * ées en toxicomanies en France , op.cit., p.49. 710 Claude Olievenstein, I * l n'y a pas de drogués heureux, op.cit., p.72. * 711 Henri Bergeron, L'Etat et la toxicomanie. Histo * ire d'une singularité française, op.cit, p.70. 712 Michel Damade, « Quelques point d'histoire concernant les postes-cures », in Interventions, n°27, décembre 1990, cité par Anne Coppel, « Les intervenants en toxicomanie, le sida et la rédu * ction des risques en France », art.cit., p.89. 713 Henri Bergeron, L'Etat et la toxicomanie. Hist * oire d'une singularité française, op.cit, p.87 714 Monique Pelletier, Rapport de la mission d'étude sur l'ensemble * des problèmes liés à la drogue, op.cit., p.75. * 715 Ibid., p.25. * i 716 Henri Bergeron, L'Etat et la toxicomanie. Histoi |
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