Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
2.3.1.1 Une légalisation... à usage thérapeutiqueL'expérience suisse, qui reste encore actuellement inédite, a été particulièrement débattue en Europe. Deux expériences similaires ont été réalisées à une échelle plus réduite aux Pays-Bas en 1998 impliquant prés de 700 personnes et une seconde en juillet 2000. Plusieurs arguments semblent en faveur d'un usage thérapeutique de l'héroïne. Les résultats de l'expérimentation ont souligné le fait que l'héroïne n'est pas une substance comme l'alcool qui nuit physiquement et chimiquement à l'organisme du fait de sa composition. L'héroïne nuit soit parce qu'elle est coupée à d'autres substances nocives, soit parce qu'elle produit une très forte dépendance611(*)611(*). Son utilisation présente surtout de nombreuses conséquences positives en terme de qualité de vie, aussi bien pour le toxicomane (reprise d'un emploi, meilleure insertion sociale), que pour le reste de la société (diminution des nuisances et de la délinquance). Les opposants à l'usage thérapeutique de l'héroïne soutiennent, outre l'aspect moral (« donner de la drogue aux drogués »), que le but d'un tel dispositif ne serait pas tant le bien être mais le contrôle des toxicomanes. Grazia Zuffa répond à cette accusation en rappelant que les politiques prohibitionnistes de contrôle pénal sont le plus souvent défendues par les adversaires de l'usage médical de l'héroïne. Un autre argument apporté par Lucca Fazzi à l'encontre de l'expérience suisse est le risque de normalisation de la toxicomanie et de la perte du rapport thérapeutique. Ce rapport repose, selon Piazzi, sur la relation entre le soignant et le toxicomane. C'est uniquement cette relation qui permet au toxicomane de s'attribuer une valeur en tant que tel612(*). C'est par exemple le fait que l'opérateur attende un changement de la part du toxicomane qu'un rapport de responsabilisation se construira. En revanche, si l'opérateur se contente de fournir la substance au toxicomane, celui ci ne percevra aucune autre attente de changement. Les bases d'un changement se situent donc avant tout dans l'auto-représenation du toxicomane. La prescription contrôlée d'héroïne occupe dés lors un rôle dans le renforcement de la dépendance des sujets. Lucca Fazzi ajoute que le changement du mode de vie dépend du réseau relationnel dans lequel évolue le toxicomane, il est par conséquent peu probable qu'il puisse s'émanciper du milieu de la drogue en fréquentant quotidiennement des personnes semblables à lui. L'expérimentation suisse n'a de valeur selon Lucca Fazzi à la seule condition qu'elle soit orientée vers une sortie de la dépendance : « La stabilisation comportementale a une signification seulement si elle sert à former une base sur laquelle il est possible de travailler afin d'opérer un changement. On doit alors se demander quel changement est envisageable pour des toxicomanes qui reçoivent de l'héroïne trois fois par jour pour un prix dérisoire »613(*)613(*). Un groupe de chercheurs argumente, dans le même sens, que l'usage thérapeutique d'héroïne comme il a été réalisé dans l'expérimentation helvétique présente le risque de normaliser le comportement plutôt que d'inciter au changement : « La stabilisation comportementale liée à la consommation régulière d'héroïne risque d'être porteuse d'un énorme paradoxe qui fait de la normalisation du comportement un obstacle indépassable pour la réhabilitation sociale, aussi bien relative qu'absolue, plutôt qu'une base de changement. Le travail comme principale facteur d'intégration sociale »614(*) L'introduction d'un usage thérapeutique fut particulièrement débattue en Italie à la fin des années quatre-vingt-dix à partir de l'exemple suisse. Les déclarations de plusieurs parlementaires durant le débat de la loi 1999 L.45 sur la toxicomanie rendent compte du refus de la classe politique italienne : « La réduction des risques comme phase intermédiaire n'est pas et n'entend pas être l'antichambre de certains projets qui sont avancés comme par ceux qui pensent que l'administration d'héroïne peut être considérée comme faisant partie de la réduction des risques. Le maintien de l'état de toxicomanie n'entre pas pour nous [...] dans les services capables de réduire les risques »615(*). L'usage thérapeutique d'héroïne a fait l'objet de deux refus précédents, l'un en 1997 avec la motion parlementaire de Buttiglione et en 1999 avec la loi Lumia616(*). Les projets de traitement à partir de substances stupéfiantes (et par conséquent les expérimentations faites à partir de l'héroïne mais aussi le cannabis) sont formellement écartés par le Parlement lors du vote de la loi L.45/1999. L'expérimentation d'héroïne a également été proposée au cours de la Conférence de Gênes. Celle-ci a été rejetée de façon catégorique aussi bien par la majorité des communautés que par les pouvoirs publics italiens. L'administration thérapeutique d'héroïne était perçue au cours des débats comme une légalisation de la substance et une incitation à la consommation. Le but du gouvernement ne serait alors pas tant de définir un cadre légal pour expérimenter de nouvelles thérapies contre la toxicomanie mais de « donner un signal » de désapprobation aux thérapies reposant sur la consommation de substances617(*). On peut cependant noter la proposition de Ferdinando Galli Fonseca, procureur général de Cour de cassation, qui déclarait en ouverture de l'année judiciaire 1998 que la « délinquance des toxicomanes, qui préoccupe tant la population, est plus la conséquence du régime prohibitif que des effets psychiques produits par la consommation de stupéfiants », après quoi il a proposé de « considérer avec une grande attention les nouveaux systèmes criminels et thérapeutiques conduits dans certains pays, initiatives non pas de libéralisation du commerce, mais d'administration contrôlée des drogues sur la base de prescriptions médicales »618(*). Une nouvelle objection, plus spécifique à l'Italie, peut toutefois être formulée à l'encontre de l'introduction de l'utilisation thérapeutique de l'héroïne. Le dispositif de traitement de la toxicomanie, mais aussi le système de protection social, n'offrent pas suffisamment d'aides sociales conjointement aux programmes de méthadone. Un projet similaire à celui qui a été expérimenté en Suisse apparaît ainsi difficilement réalisable en Italie, comme le note Grazia Zuffa, en raison d'un manque d'investissement dans les structures sociales adressées aux toxicomanes. On voit apparaître ici la limite du modèle suisse que l'Organisation Mondiale de la Santé a relevé dans un rapport dont les conclusions semblent limiter la pertinence de l'expérimentation. « Les études suisses ont enquêté sur la prescription médicale de narcotiques dans des conditions très particulières. Celles ci incluent un haut niveau de contrôle et la mise à disposition de services sociaux globaux et psychologiques. De plus ces études ont été conduites dans un pays riche doté d'un système sanitaire bien développé, qui inclut une série de services pour les personnes dépendantes. Nous ignorons si les mêmes résultats auraient pu être atteints en l'absence de conditions similaires. Ainsi même si le projet PROVE témoigne de la faisabilité d'un usage thérapeutique des substances, les conditions dans lesquelles il a é réalisé limite la pertinence de ses conclusions qu'on peut en tirer »619(*)619(*) L'usage thérapeutique de l'héroïne n'a pas fait l'objet d'un tel débat en France, peut être en raison d'une large opposition des professionnels de la toxicomanie. On peut cependant remarquer avec intérêt la recommandation adoptée par le Conseil National du Sida, à l'occasion d'une évaluation publiée en juin 2001 sur les risques liés aux usages de drogues. Celui-ci se déclare favorable à une expérimentation de l'usage thérapeutique de l'héroïne similaire à celle qui a eu lieu en Suisse. « Le Conseil national du Sida recommande une mise en oeuvre rapide, à titre expérimental, d'un ou plusieurs programmes de remise d'héroïne dans un cadre médical, afin qu'il puisse être procédé aux évaluations nécessaires et à la diffusion éventuelle de cette expérience si elle s'avère positive. Conçue comme un outil favorisant les soins et comme moyen de réduire les risques de consommation de rue, la distribution contrôlée de ce stupéfiant doit permettre de favoriser l'entrée en contact avec les usagers de drogues opiacées les plus marginalisés »620(*) L'utilisation thérapeutique de l'héroïne effectuée par la Suisse dans le cadre de sa politique de réduction des risques a introduit un bouleversement dans la considération des drogues « dures ». Celles-ci sont passées, au moins partiellement, du statut de poison à celui de médicament. La substance qui était auparavant considérée comme l'origine du mal devient désormais un outil de la thérapie. Cette transformation renvoie à l'essence même des drogues qui est avant tout d'ordre culturel. Elle a permis de réenvisager au sein de nos sociétés modernes l'idée même d'usage de substances. Celui-ci n'est plus renvoyé à la perversité ou au vice de l'homme (l'image du drogué s'injectant un poison) mais devient un acte de consommation similaire à d'autres substances (alcool, tabac, etc.). C'est dans ce cadre que va être débattue l'idée d'une dépénalisation des drogues « douces ». * e Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, p.119 * 611 Simonetta Piccone Stella affirme que « tandis qu'on ne peut conseiller d'offrir un verre de vin à un alcoolique qui pourrait tomber dans une grave crise, il est en revanche possible d'administrer une dose d'héroïne, contrôlée, à un héroïnomane, sans pour autant produire quelque dégât à son corps, ni non plus, provoquer une overdose ». Picco * ne Stella S., Droghe e tossicodipendenza, p.119 612 Cf., Piazzi G., Tossicodipendenze e contraddizioni moral * i, in « Sociologia Urbana e Rurale », 30, 1989. * 613 Fazzi L.,« Les politiqu * es de réduction des risques » , art.cit, p.123 614 Quammou Lewis M., Tscan F., Tüller N., Seiler A., «Folgehandlung zum mit Methadon: läst sich der Eintritt in eine Folgebehandlung zum Zeitpunkinder der Erstbehand * lung voraussagen?«, in Abhängigkeiten, 2, 1996. 615 Camera dei Deputai , Servizio Studi, Dossier n.204/1, p 218, cité in Zuffa G., I drogati e gli alt * ri. Le politiche di riduzione del danno, p.123. 616 « Eroina di Stato è scontro aperto», La Repubblica, 25 décembre 2000. * 617 La solution de l'héroïne est clairement rejetée comme l'écrit Grazia Zuffa, «non pas parce qu'elle ne peut atteindre l'objectif rendre plus «normale» la vie du toxicomane mais justement parce que cette normalisation est considérée comme inacceptable ». Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit.,pp.122-123 * .S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit.,p.123. 618 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le * politiche di riduzione del danno, op.cit., p.83 * 619 Organisation Mondiale de la Santé, Report of the External Panel on the Evaluation of the Swiss Scientific Studies of Medi * cally Prescribed Narcotics to Drug Addicts, 1999, p.11. 620 Conseil national du sida, Les risques liés aux usages de drogues comme enjeu de santé publique. Propositions pour une ref |
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