Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
2.3 Les conséquences sociales et culturelles2.3.1 Vers une normalisation de l'usage de drogues ?2.3.1.1 Quand l'héroïne soigneLa Suisse est particulièrement intéressante pour son expérimentation réalisée au cours des années quatre-vingt-dix sur les traitements socio-sanitaires réalisés à partir de l'administration d'héroïne605(*)605(*). Cette expérimentation traduit, selon Grazia Zuffa, l'aboutissement de la stratégie de la réduction des risques. L'idée d'un usage thérapeutique des substances n'est pas nouvelle comme nous l'avons vu avec l'exemple du British System. Toutefois la prescription d'héroïne restait dans l'expérience anglaise limitée à un petit nombre de personnes bien intégrées et le système rentra en crise lorsque le phénomène de la toxicomanie s'élargit à des strates sociales plus marginalisées. L'expérimentation suisse prenait justement pour cible les populations les plus marginales. Le PROVE (Projekt ärztlichen Verschreibung von Betäubungmitteln) a été inauguré par un décret du gouvernement suisse le 21 octobre 1992. Il s'agit d'une recherche scientifique à partir de l'expérimentation, sous contrôle médical, de substances stupéfiantes : héroïne, morphine, méthadone par injection ou voie orale606(*). La recherche fut conduite pendant trois ans (du 1er janvier 1994 au 31 décembre 1996) sur un ensemble de 847 personnes (sur les 1 146 participants initiaux, 353 ont abandonné en cours de route607(*)) se déclarant volontaires pour l'expérimentation et pour une durée de traitement de 18 mois. Les critères de sélection imposaient un âge minimum de 20 ans, une dépendance de deux ans, l'absence de thérapie ayant été menée jusqu'à son terme, et la présence d'handicaps sociaux liés à la toxicomanie. L'âge moyen des personnes constituant l'échantillon était de 31 ans. Parmi eux, on retrouvait 62% d'hommes et 38% de femmes. Ces personnes avaient un rapport particulièrement difficile avec les substances mais, de surcroît, étaient très largement marginalisées au point de vue social puisque plus de la moitié était sans abris, 80% étaient au chômage. Au point de vue pénal, 80% avaient reçut au moins une condamnation pénale et la moitié avait connu une période en prison, en revanche l'échantillon comportait peu de personnes séropositives. Les sujets de cette expérience ont été affiliés à des centres et à des cliniques des divers cantons et ont ainsi pu bénéficier d'un suivi médical. La substance distribuée n'était pas gratuite mais venait administrée pour une somme journalière de 15 frs suisse (300 frs par mois) alors que la somme mensuelle dépensée par un consommateur moyen sur le marché illégal était calculée à 1.800 frs suisse. Enfin, de nombreuses propositions de réinsertion sociale (logement, travail) ont été inclues aux thérapies proposées. L'étude portait d'une part sur l'usage thérapeutique des substances et d'autre part sur les toxicomanes eux-mêmes à travers diverses enquêtes effectuées à partir de cette expérimentation (modification du comportement criminel, effets secondaires des substances prescrites). L'objectif principal n'était toutefois pas tant d'étudier les substances (que les participants utilisent depuis des années) mais le nouveau mode de consommation (setting) à travers l'expérimentation d'un modèle « médicalisé ». Il a été démontré, en ce qui concerne les substances, que l'héroïne se révèle être la plus adaptée à un usage thérapeutique en raison de ses moindres effets secondaires, en comparaison avec la méthadone et la morphine. Elle présente avant tout l'avantage de proposer le meilleur taux de « résistance » c'est à dire de respect du programme et des prescriptions effectuées. Mais les résultats essentiels portent sur les toxicomanes eux-mêmes. Les évaluations menées en Suisse, en particulier à la demande et sous le contrôle de l'OMS, ont fait état de résultats physiologiques spectaculaires par rapport à la situation antérieure. Il résulte, au terme de l'expérimentation, une amélioration générale de l'état de santé des participants notamment en matière d'alimentation et de maladies cutanées généralement liées aux modes d'injections peu hygiéniques (amélioration de l'état somatique pour 65% des patients). De nombreux progrès ont également été constatés au point de vue psychologique (amélioration dans 66% des cas). Enfin l'état de santé des personnes séropositives s'est sensiblement amélioré. Le taux de mortalité pendant les trois années fut de 1% (36 morts dont 50% causés par le Sida) soit largement inférieur au taux normalement observable chez des consommateurs d'héroïne et il ne comprend en outre aucun cas de mort par overdose. D'un point de vue social, le nombre de personnes disposant d'un emploi stable a plus que doublé (de 14% à 32%) tandis que le nombre de chômeurs s'est réduit de moitié (de 44% à 20%). 30% des personnes qui bénéficiaient d'aides sociales au début du programme s'en sont progressivement détachées. A l'inverse, d'autres personnes sorties de la marginalité sont venues s'ajouter aux demandeurs d'aides sociales. Une étude sociologique a été réalisée par trois chercheurs de l'Institut de criminologie de Lausanne (Martin Killias, Marcelo Aebi, Denis Ribeaud) sur l'impact du programme sur la vie des toxicomanes du point de vue des activités illégales608(*)608(*). Il s'agissait pour ces auteurs de démontrer si le rapport entre taux de criminalité et taux de dépendance est contingent, et la criminalité ne serait alors que l'expression du contexte social de la dépendance (rejetée dans le domaine de l'illégalité), ou si à l'inverse comme l'affirment certains auteurs les toxicomanes seraient généralement portés au crime de façon antérieur à leur dépendance. Les résultats confirment amplement l'hypothèse du rapport contingent entre crime et toxicomanie puisque la part du revenu provenant de vols est passé entre le début et la fin de l'expérience de 69% à 10%609(*). La consommation de cocaïne et d'héroïne en provenance du marché illégal a considérablement diminué. On note ainsi un arrêt ou diminution des consommations parallèles pour 74% des patients. On observe donc une stabilisation comportementale des personnes inclues dans le traitement. Suite aux résultats de cette expérimentation, le conseil fédéral a proposé au parlement en février 1998 un projet de décret fédéral sur la prescription médicale d'héroïne qui fut approuvé 9 octobre 1998610(*). L'utilisation de l'héroïne est ainsi devenue accessible dans un cadre médical à une partie de la population toxicomane estimée à 10%. L'expérience suisse fut considérée comme un succès et a permis d'ouvrir un débat sur l'éventuelle utilisation thérapeutique de l'héroïne. * 605 Cette analyse de l'expérimentation suisse de l'héroïne a été construite notamment à partir des ouvrages suivants auxquels on peut se reporter. Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit., pp.78-86 ; Piccon * e Stella S., Droghe e tossicodipendenza, p.115. 606 La Suisse a également mis en place la dernière expérience d' « administration contrôlée d'héroïne », commencée en 1994, afin de soigner certains patients atteints de dépendance chronique forte aux opiacées. Comme le remarque Piccone Stella, l'appartenance de la Suisse aux Conventions internationales sur la drogue a rendu la mise en place de cette expérimentation plus difficile. En effet, la Suisse étant signataire de la convention de Vienne de 1988, il a été nécessaire de se conformer à l'interdiction des substances psychoactives. Par conséquent, la Suisse a eu besoin de recourir à une autorisation spéciale de l'Onu afin d'importer les quantités nécessaires. Piccon * e Stella S., Droghe e tossicodipendenza, p.115. 607 Sur les 353 personnes qui au cours des trois années ont abandonné le programme, 57% ont recommencé une nouvelle thérapie et 83 personnes ont choisi l'abstinence. Parmi les cas d'abandon on peut toutefois noter l'importance du nombre de malades du Sida qui ont * arrêté le programme après leur hospitalisation. * 608 Killias M., Aebi M., Ribeaud D., Rabasa J., « Rapport final sur les effets de prescription de stupéfiants sur la délinquance des toxicomanes », Institut de police scientifique et de crimi * nologie, Université de Lausanne, décembre 1999. 609 Le nombre de personnes effectuant du commerce illégal (revente de drogues principalement) n'est en revanche passé que de 97 à 87%. Cf., UchlengenA., Gutzwiller F., Dobler-Mikola A., Programme for a Medical Prescription of Narcotics: Final Reports of the Research Representatives. Summary of the Synthesis Report, Zürich, University of Zürich, 1997. Cité in Fazzi L.,« Les p * olitiques de réduction des risques » , art.cit. 610 Cette décision a été entérinée après un second référendum , le 13 Juin 1999, qui portait sur la prescription médicale d'héroïne et qui a été marquée par une victoire du « Oui » avec 54,5%. Piccon |
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