Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
1.3.2.1 Un bilan en demi-teinteLe changement de politique publique adoptée par l'Italie en matière de toxicomanie va apparaître en réponse au projet commun de plusieurs communes (Turin, Venise, Bologne et Florence) qui aboutit à la proposition d'un plan de cinq mesures lors de la Conférence de Naples qui a lieu en 1997424(*)424(*). Ces propositions sont : la dépénalisation de la consommation personnelle déjà initiée par le référendum de 1993, la légalisation des drogues douces, le renforcement des actions socio-sanitaires de réduction des risques, l'expérimentation des thérapies fondées sur l'héroïne, une plus grande autonomie accordée aux politiques municipales de toxicomanie. La réduction des risques est développée au cours de la Seconde Conférence Nationale de Naples où le noyau de la réduction des risques est affirmé comme étant les « soins », c'est à dire la « prise en charge » des toxicomanes. Livia Turco, ministre pour la Solidarietà Nazionale déclare à l'occasion : « il y a une requête éthique à la base de la réduction des risques : celle de l'accueil de tous les toxicomanes, tout particulièrement les plus marginaux »425(*). Il ne faut toutefois pas penser pour autant que l'esprit prohibitionniste ait cessé d'être, ainsi la déclaration d'un groupe de travail reste ambiguë : « Elle [la réduction des risques] naît de l'amour de l'être humain au-delà du refus de sa conduite auto et hétéro destructive »426(*). Le paradigme de la réduction des risques se heurte au même obstacle que précédemment : le refus de rompre avec l'idéologie qui considère l'abstinence comme la finalité conditionnelle de la prise en charge du toxicomane. Cela illustre bien la condamnation morale qui pèse encore sur la consommation de drogues illégales. Ce jugement s'accompagne de la déclaration ferme de l'objectif de toute thérapie qui reste l'abstinence : « Soutenir la réduction des risques ne signifie pas diminuer l'importance des stratégies vouées au dépassement total de la toxicomanie, qui doit rester dans tous les cas l'objectif ultime de toutes les interventions ». Certains intervenants, tels que Leopoldo Grosso, vont tenter de souligner que loin d'être opposés les deux paradigmes se présentent comme un continuum d'offres thérapeutiques et sociales. Ainsi, en s'appuyant sur la distinction entre to cure (soigner, c'est à dire éliminer la maladie) et to care (prendre soin du malade), Grosso affirme : « La première stratégie (la réduction des risques) sert de substitut à la seconde (les interventions de « soins », finalisées à l'abstinence) : là où le projet drug free n'est pas praticable ou échoue, une attention à la réduction des risques est requise »427(*)427(*). Les défenseurs du concept de « réseau intégré de services », « rete integrata di servizi » et les partisans de la réduction des risques comme soin et accueil pour les plus marginaux trouvent un terrain d'entente. Il s'agit toutefois de deux stratégies distinctes comme le note Grazia Zuffa. Par la stratégie de réduction des risques, « il s'agit d'offrir une multiplicité d'opportunités sociales et de traitements différenciés et l'on présume que l'arbitre de ce choix reste le consommateur lui-même où au moins on présume qu'il détient un rôle actif et déterminant dans l'alliance thérapeutique avec l'opérateur » 428(*). A l'inverse, dans la conception du réseau intégré de services « le système de services délimite un parcours prédéfini : la réduction des risques est réduite à un instrument d' « accrochage » du consommateur « réticent à l'abstinence », un pas préliminaire afin de l'orienter successivement vers le recupero (la récupération) ». De plus cette conception de la réduction des risques ne traduit pas la volonté de modifier la culture collective, en renversant la construction sociale de la consommation de drogues comme déviance. Elle part au contraire du présupposé qu'il s'agit d'un comportement à corriger et dont la responsabilité individuelle est imputable au toxicomane lui-même. Le titre de la seconde conférence gouvernementale : « Contro le droghe, cura la vita ! », « Contre les drogues, soigner la vie !», résume la ligne de conciliation entre la « lutte contre la drogue » et la réduction des risques, ou encore entre la « réduction de la demande » (les stratégies qui tendent à éliminer la consommation) et la réduction des risques429(*). Les instruments de la réduction des risques sont jugés en fonction de l'objectif recherché qui n'est pas, contrairement aux pays nord européens, de permettre une réinsertion sociale du consommateur et à fortiori de rendre compatible son comportement avec le reste de la société mais qui reste la « réhabilitation » du drogué qui est identifiée comme l'abstinence. Les conséquences de cette conciliation sont le rejet de la légalisation, ou tout au moins de la tolérance de certaines drogues comme le cannabis, et par conséquent le refus de distinction entre les drogues douces et dures. La réduction des risques, à l'occasion de la Troisième conférence gouvernementale sur les drogues, est centrée essentiellement sur les consommateurs d'héroïne dont la consommation est en cours de stabilisation en Italie comme dans le reste de l'Europe. Les « nouvelles drogues » ne sont pas perçues comme une priorité de l'action publique alors même qu'elles occasionnent des dégâts de plus en plus importants. Un second programme de réduction des risques en matière de toxicomanie est voté à la suite de la Conférence de Naples pour la période de 1998-2000430(*)430(*) qui poursuit les mesures du premier plan sans introduire de véritables changements. Il maintient l'usage de la méthadone et encourage la distribution de préservatifs et de seringues parmi les toxicomanes qui se prostituent. La nouvelle politique italienne s'appuie également sur le renforcement du réseau thérapeutique public, les Serts. Le programme 1998-2000 en accroît l'efficacité et conforte leur rôle de prévention. Une nouvelle loi (L.45) en 1999 rectifie la précédente loi Jervolino-Vassali. La répartition du fonds national antidrogue est effectuée selon le principe de la décentralisation, comme cela avait été souhaité lors de la Conférence de Naples, puisque 75% des financements vont du gouvernement aux régions. Il s'agit de la première référence dans un texte de loi à la stratégie de la réduction des risques. Une dernière conférence s'est déroulée du 28 au 30 novembre 2000 à Gênes431(*). Le prohibitionnisme fut à cette occasion rejetée avec vigueur par le ministre de la santé Umberto Veronesi, qui a déclaré «le prohibitionnisme, comme il a été historiquement démontré, ne paie pas. Il n'évite pas les dangers pour lesquels il a été choisi et en créé d'autres bien pires»432(*). La réduction des risques semble reconnue et mise en place en Italie, à la fin des années quatre-vingt-dix. Les mesures adoptées par les pouvoirs publics permettent de contrôler l'épidémie de Sida chez les toxicomanes, évitant ainsi la catastrophe sanitaire. Les nouvelles infections à VIH concernent 7% des toxicomanes intraveineux par an à Milan durant la période 1987-1989, taux ramené à 3% par an après 1990. A Rome, le taux d'incidence passe de 9% en 1985-1987, à 5% en 1987-1989 puis à 4% en 1990-1996. Naples connaît des taux légèrement plus bas à ceux de Rome. La mise en place de la réduction des risques en Italie comporte toutefois de nombreuses limites et demande à être relativisée. La politique actuelle du gouvernement Berlusconi semble s'orienter en sens contraire à la réduction des risques. Berlusconi déclara à plusieurs reprises qu'il « est nécessaire d'opérer en matière de drogues une inversion de tendances »433(*). Il confirma son soutient aux communautés thérapeutiques d'origine catholique et notamment celle de San patrignano434(*). La politique de la réduction des risques fut qualifiée par Gianfranco Fini, vice-président du Conseil, de « donner de la drogue aux drogués avec l'aide de l'Etat »435(*). Les actions de prévention et d'information comme les opuscules fournis par la Lila (Lega italiana lotta all'aids) au sein des écoles furent fortement critiquées. Gianfranco Fini annonça d'ailleurs la constitution d'une structure nationale répressive anti-drogue mise sous la direction de la présidence du conseil. Le gouvernement italien semble donc aller à l'encontre du principe de réduction des risques en faisant le choix du modèle curatif fondé sur les communauté thérapeutiques. La réduction des risques connaît en outre de nombreuses limites d'application en Italie. Elle a été mise en avant au cours des Conférences nationales sur la toxicomanie en terme de «prise en charge», d'aide aux plus marginaux. Leopoldo Grosso436(*) remarque toutefois une importante différence avec les politiques appliquées dans les pays nord européens du fait que ceux ci bénéficient de politiques du Welfare globales, de type universalistes, qui incluent un système d'allocation chômage et d'offres de logement pour les personnes les plus marginales. En l'absence d'un semblable réseau social, les politiques de réduction des risques de type nord-européenne sont rendues pour cela difficilement applicables en Italie. La priorité des pouvoirs publics devrait dès lors consister en l'établissement d'interventions sociales qui ne soient pas spécifiques à un groupe défini de population (toxicomanes, immigrés, etc.). En outre, Leopoldo Grosso rappelle que la réduction des risques souffre en Italie d'une profonde discontinuité qui en pénalise l'application437(*). De nombreuses villes ont mis en place des services à bas seuil ou des unités de rue en ayant recours aux financements du fonds public pour les projets expérimentaux, il n'existe pas en revanche un cadre normatif pour les insérer dans le réseau sanitaire national. Les mesures les plus significatives de réduction des risques restent donc à l'état embryonnaire et expérimental faute d'une répercussion nationale suffisante. Le même problème de discontinuité se pose également pour la méthadone qui n'est pas acceptée pareillement par tous les opérateurs créant ainsi un ensemble de discontinuités territoriales. Ces inégalités donnent lieu à d'importants contrastes des taux de contamination à VIH. Ainsi, selon Galli et Rezza, en 1997 40% des toxicomanes des régions de Ligurie (Gênes) et Emilie-Romagne (Bologne) étaient Hiv-séropositifs, 30% dans le Latium (Rome) et 10% en Campanie (Naples)438(*)438(*). Au terme de cette réflexion, il apparaît que la réduction des risques n'est pas une stratégie univoque. Elle peut représenter une véritable politique de réforme visant à transformer les normes culturelles sur les drogues afin de permettre une meilleure intégration des consommateurs. Elle peut, en revanche, se limiter à un ensemble de mesures sanitaires d'urgence retenues valides pour contenir l`épidémie de Sida sans pour autant s'accompagner d'une remise en cause des modèles précédents, comme c'est le cas pour l'Italie. On peut déduire de cette diversité d'approche, une pluralité d'application de la réduction des risques. C'est à partir du même principe que les Etats vont adopter un ensemble de mesures très hétérogènes : celles ci vont de la distribution de seringues à la mise en place de programmes à base d'héroïne, avec une longue série de nuances. L'application de la réduction des risques s'est suivie par conséquent de résultats très hétérogènes en fonction de la définition adoptée au préalable. Ces limites sont cependant, comme en témoignent les exemples anglais, allemand, suisse et hollandais, davantage liées aux diverses conceptions en jeu qu'à une limitation intrinsèque du concept de réduction des risques. Il s'agit d'analyser comment les outils de la réduction des risques se sont implantés au sein de chaque configuration nationale et quels en ont été les effets. * 6. * 424 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit., p.110 * . 425 « Contro le droghe, cura la vita ! », Seconda conferenza nazionale sui problemi connessi con la diffusione delle sostanze stupefacenti e psicotrope e sull'alcooldipendenza », Documenti elaborati dai gruppi di lavoro ; Napoli, 13-14-15 marzo 1997, Presidenza del Consiglio dei Ministri,p.2 * 5 426 « Contro le droghe, cura la vita ! », ibid., p.18 * 3. * 427 Grosso Leopoldo, « Riduzione del danno e liberazione dalla droga : un'alleanza possibile », art.cit., p.26 * 8 428 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit.,p.11 * 7 429Idem.,pp.120-121 * . * 430 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit.,p.12 * 6. 431 « Droghe: parte la conferenza pronta la "controconferenza», La Repubblica, 27 novembre 2000. * 432 Carlo Chianura, «Veronesi: "Fallito il proibizionismo"», La Repubblica, 28 novembre 2000. * 433 « Droga, Berlusconi a Muccioli "Bisogna cambiare"», La Repubblica, 27 octobre 2001. * 434 San Patrignano et une communauté traditionnelle très emblématique des communautés italiennes. Elle sera analysée par la suite. * 435 Jenner Meletti, «Droga, la svolta di Fini, parola d'ordine: reprimere», La Repubblica, 27 ottobre 2001. * 436 Grosso Leopoldo, « Riduzione del danno e liberazione dalla droga : un'alleanza possibile », in La riduzione del danno, op.cit., p.272 * . 437 Carlaminhi R. (dir.), « Le nuove frontiere della riduzione del danno. Intervista a Leopoldo Grosso », in Animazione sociale, A.XXX, NR.140, février 2000, p.3 et suiv. * 438 Galli M et Rezza G, « L'Aids in Italia », Le scienze, n°231, septembre 199 |
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