Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
1.3 France-Italie : les résistances à la réduction des risquesFace à l'épidémie de Sida, tous les gouvernements semblent s'aligner au début des années quatre-vingt-dix sur le modèle de la réduction des risques. La France semble en revanche plus réfractaire puisque les pouvoirs publics n'intègrent le principe de la réduction des risques au sein des politiques en matière de toxicomanie qu'en 1995361(*)361(*). Le système français se caractérisait à cette période par un dispositif de traitement de la toxicomanie essentiellement fondé sur la répression. Les modifications des politiques de traitement de la toxicomanie s'implantent alors difficilement en France car elles vont à l'encontre de la représentation sociale des comportements toxicomaniaques. La distribution de seringues implique par exemple l'idée d'accepter, dans une certaine mesure, l'usage de drogues. La mise en place de politiques de prévention adéquates face au Sida va également être rendue difficile par le refus des professionnels de prendre en compte la gravité du problème. Il s'agit de rendre compte de ce retard dans l'application de la réduction des risques, responsable d'une catastrophe sanitaire sans précédent, que Henry Bergeron qualifie de « singularité française »362(*). 1.3. 1 La réduction des risques en France1.3.1.1 Le champ professionnel autonome de la toxicomaniePour comprendre l'inertie du système et des pouvoirs publics français face à la menace de l'épidémie de Sida, il est nécessaire de se reporter à la culture propre au champ institutionnel et professionnel de la toxicomanie tel qu'il s'est développé en France. Il se caractérise avant tout par une forte autonomie et un important pouvoir décisionnel. Henry Bergeron a mis en évidence dans l'ouvrage L'Etat et la toxicomanie. Histoire d'une singularité française comment un groupe professionnel spécialisé homogène s'est progressivement institué à partir des années soixante-dix puis s'est progressivement transformé en système autonome au cours des années quatre-vingt363(*)363(*). Le champ institutionnel de la toxicomanie est autonome en raison d'une pluralité de facteurs : centralisation de l'expertise et des décisions entre les mains d'acteurs autonomes et aux considérations homogènes, objectifs de la politique de soins uniquement définis en terme d'abstinence, refus stratégique des hommes politiques à s'investir sur ce dossier délicat, exclusion des élus locaux des capacités d'innovation, faiblesse de l'activité de coordination tant au niveau national qu'au niveau départemental. Les politiques publiques françaises en matière de toxicomanie sont caractérisées par un abandon de la classe politique qui s'en remet volontiers à l'avis des experts et des professionnels du secteur. Cette remarque s'applique d'ailleurs, comme le montre Jobert, à l'ensemble des politiques sanitaires françaises qui « reflète[ent] plus les valeurs et la structure de la profession que celles des gouvernements »364(*). Les tentatives des pouvoirs publics pour instaurer un contrôle du milieu professionnel de la toxicomanie se soldent par des échecs répétés. La loi de décentralisation et la rationalisation des services de toxicomanie impose par exemple une évaluation systématique des centres spécialisés. Anne Coppel écrit d'ailleurs à ce sujet : « Avec l'arrivée de la gauche au pouvoir, les services entrent dans l'ère de l'évaluation »365(*). La compétition incite toutefois les centres à maquiller leurs chiffres qui restent difficilement comparables en l'absence d'un organe central d'évaluation. Les tentatives de coordination interministérielle comme la création de la Mission interministérielle à la lutte contre la toxicomanie (MILT) en 1982 sont restées également sans réels résultats. La MILT se trouve ainsi réduit à un rôle de « distributeur de crédits non affectés »366(*). L'ordre établi par les intervenants de la toxicomanie ne sera remis en cause que par Albin Chalandon, Garde des Sceaux, qui tente de s'opposer au système en vigueur entre 1986 et 1988 en développant un dispositif de communautés spécifiques pour l'injonction thérapeutique. Celles-ci sont perçues par les professionnels comme des « prisons pour toxicomane »367(*). Le projet n'aboutira pas en raison d'un mouvement de protestation des spécialistes de la toxicomanie et du changement de majorité présidentielle en 1988 mais cet évènement a constitué l'unique tentative de déstabilisation du milieu thérapeutique. Les professionnels de la toxicomanie exerçaient un contrôle total sur leur discipline et étaient réfractaires à l'idée d'une évaluation provenant d'un organe extérieur à leur champ institutionnel. C'est pourquoi l'action publique française en matière de toxicomanie est restée pendant très longtemps étrangère à l'idée d'une évaluation. Il s'agit d'ailleurs d'un phénomène récent puisque ce n'est qu'en 1992 qu'une commission d'évaluation se met en place sous la direction de René Padieu. Les précédentes études (Pelletier en 1978368(*), Trautman en 1990369(*)) analysaient certains éléments des politiques publiques sans remettre en cause les finalités et les valeurs qui y sont rattachées. Henri Bergeron évoque à ce sujet une « évaluation neutralisée »370(*). Les spécialistes sont ainsi convaincus que le système de soin en matière de toxicomanie est absolument adapté au problème et aucune remise en cause n'est envisageable. Comme le rappelle Francis Curtet en 1992, alors même que les conditions de vie et de santé des toxicomanes français se dégradent de façon catastrophique, la France est le « pays [...] qui a le mieux limité la toxicomanie » grâce « à l'efficacité du réseau de soins français » et il conclue en affirmant : « la vraie intelligence est d'oser reconnaître notre efficacité pour en convaincre nos partenaires européens »371(*). Alors que l'épidémie de Sida s'étend parmi la population toxicomane et que de nouveaux moyens de prévention font leur apparition, la prise en charge de la toxicomanie reste fondée sur les principes du sevrage et de l'abstinence. Aucune évaluation des pratiques thérapeutiques ou d'approche comparative des différentes thérapies possibles ne sont réalisées. Le dispositif français rejette vivement les innovations thérapeutiques. La première évaluation scientifique de synthèse réalisée en 1989 aboutit à la conclusion qu'il n'existe pas de différences de résultats entre les différents techniques de prise en charge372(*). Cette absence d'évaluation a ainsi maintenu en l'état la légitimité des choix opérés par les professionnels de la toxicomanie et a entravé sa possible remise en cause : « Dans le cadre d'un débat non tranché « scientifiquement » concernant l'efficacité des solutions thérapeutiques disponibles, profitant d'un consensus général sur les objectifs de la politique, la modèle français est maintenu et se maintient solidement sur ses bases, sans être plus amplement questionné »373(*). Dans ce cadre, la méthadone n'est pas envisagée par les spécialistes français. Alain Morel, président de l'Association nationale des intervenants en toxicomanie (ANIT), ajoute dans ce sens : « Les médecins ne doivent pas être aux ordres des toxicomanes pour renoncer à leur mission première qui est de soigner. Envisagerait-on, dans cette même logique, de prescrire de l'alcool aux alcooliques ou d'inciter à la violence les psychopathes dangereux ? »374(*). Pascal Courty critique, en tant que directeur d'un centre de soins pour toxicomanes, au même moment et de façon sévère, le manque d'instruments à sa disposition : « Nous sommes en 1993. La prise en charge des usagers de drogue est à la croisée des chemins. En effet, depuis le décret de juillet 1992375(*), les centres de soins ont enfin un statut [...] Qu'avons nous à cette époque à proposer aux usagers de drogue ? Le sevrage, le sevrage et encore le sevrage. La prise en charge hospitalière se résume à une pratique dont on sait bien qu'elle est un échec la plupart du temps »376(*)376(*) Ce refus de mettre en oeuvre de nouveaux outils thérapeutiques, comprenant entre autres l'échange des seringues ou l'usage de la méthadone, est lié comme l'explique Monika Steffen à la préférence, que cultivent les professionnels, pour l'approche psychanalytique au détriment de l'approche médicale377(*). Elle rend compte de ce comportement par la défense d'intérêts catégoriels propres aux psychothérapeutes : « Ils craignent [les thérapeutes] que le Sida ne conduise à remédicaliser la prise en charge des toxicomanes et à remettre ainsi leur secteur d'activité sous l'autorité des institutions médicales, dont la loi de 1970 les avait affranchies »378(*). Il existe à l'époque un fort cloisonnement des milieux professionnels : d'une part les médecins hospitaliers prenant en charge les toxicomanes malades du Sida, généralement en état d'urgence, et d'autre part les intervenants en toxicomanie. Cette séparation empêche d'envisager un traitement commun du problème « Sida-toxicomanie ». Elle rend compte du manque d'intérêt des professionnels du secteur de la toxicomanie qui sont pourtant confrontés au problème dès 1985. En 1990, lors de la journée nationale de l'ANIT organisée sur le thème du Sida « Toxicomanie(s) au temps du Sida », figure la question suivante : « Sommes-nous concernés ? »379(*). Le refus de traiter conjointement toxicomanie et Sida est également présent dans l'administration et la classe politique française. Ainsi en 1986, le directeur général de la Santé rappelle que la prise en charge budgétaire des soins liés au Sida ne peut être faite sur les crédits de la toxicomanie. Il justifie cette prise de position ainsi : « La lutte contre le Sida et la lutte contre la toxicomanie sont deux objectifs de santé publique bien différenciés même si les populations qu'elles concernent se regroupent aujourd'hui fortement, et le Sida ne peut en aucun cas être considéré comme une maladie secondaire de la toxicomanie dont les traitements s'intégrerait dans le traitement de celle-ci »380(*)380(*) Le rapport Trautmann aboutit à des conclusions similaires en 1990381(*). Enfin en 1993, lorsqu'un journaliste demande à Edouard Balladur la place du Sida dans le plan de lutte contre la toxicomanie rendu public le 23 septembre 1993 il s'exclame d'un air étonné : « Toxicomanie/Sida : quel est le rapport ? »382(*). Le système français de prise en charge de la toxicomanie est fortement autonome à la fin des années quatre-vingt. Il refuse une médicalisation en faveur d'une psychologisation du problème. C'est dans ce contexte que l'épidémie de VIH/Sida va faire irruption, provoquant une catastrophe sanitaire mais aussi un bouleversement de la toxicomanie. * , analysée ultérieurement. * 361 Il est difficile de caractériser avec précision la date à laquelle la France applique le modèle de la réduction des risques. La date, arbitraire, de 1995 marque l'élargissement des programmes de substitution et la remise en cause du paradigme de l'abstinence. D'autres mesures fondées sur le principe de la réduction des risques avaient toutefois précédé cette mesure * . 362 Bergeron H, l'Etat et la toxicomanie. Histoire d'une singularité française, op.cit., p. * 9. * . 363 Bergeron (H.), L'Etat et la toxicomanie, histoire d'une singularité française, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, 370 p. * 364 B. Jobert, « Les politiques sociales et sanitaires », in Madeleine Grawitz et Jean Lecas (dir.), Traité de science politique, tome 4, Paris, PUF, 1985, p.324 * .365 Coppel A., « Les intervenants en toxicomanie, le sida et la réduction des risques en France », Communications, 1996, (62), p.8 * 7 366 Un rapport établi par la Cour des Comptes en 1998 établi qu'en raison « d'une instabilité chronique résultat de remaniements successifs, de rattachements fluctuants et de la succession rapide de ses responsables », l'instance ministérielle « n'est pas parvenue à dépasser un rôle de distributeur de crédits non affectés et à animer une véritable politique interministérielle sur des thèmes tels que la prévention, la communication, la formation ou la recherche ». Cour des Comptes, Le dispositif de lutte contre la toxicomanie. Rapport public particulier, Paris, Les éditions du Journal Officiel, 1998, p.43 * . 367 Henri Bergeron, L'Etat et la toxicomanie. Histoire d'une singularité française, op.cit., p.8 * 1 368 Pelletier Monique, Rapport de la mission d'étude sur l'ensemble des problèmes de la drogue, Paris, La Documentation française, 1978, 284p * . 369 Trautmann Catherine, Lutte contre la toxicomanie et le trafic de stupéfiants : rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, collection des rapports officiels, 1990, 266p * . 370 Henri Bergeron, L'Etat et la toxicomanie. Histoire d'une singularité française, op.cit., p.19 * 8 371 Francis Curtet, Libération, 30 novembre 1992 * . 372 « Aucune différence majeure n'a, par ailleurs, pu être décelée entre les trois grandes modalités thérapeutiques que sont les traitements ambulatoires, les programmes de maintenance à la méthadone et les communautés thérapeutiques. Il n'existe donc pas d'argument d'efficacité pour privilégier ou écarter l'un ou l'autre de ces types de traitement ». Lert et Fombonne, La toxicomanie, vers une évaluation de ses traitements, La Documentation française, Paris, coll. « Analyses et prospectives », 1989, 144p * . 373 Henri Bergeron, L'Etat et la toxicomanie. Histoire d'une singularité française, op.cit., p.23 * 2. 374 Alain Morel, Le Nouvel Observateur, dossier « Drogue et Sida », 26 novembre -2 décembre 199 * 2. 375 Décret n°92-590 du 29 juin 1992 relatif aux centres spécialisés de soins aux toxicomanes. Ministère de la Santé et de l'Action humanitaire, Ministère de la Justice, Ministère du Budget, Journal officiel du 2 juillet 199 * 2. * . 376 Courty P., Le travail avec les usagers des drogues, op.cit., p.9. * 377 Cette thèse peut être illustrée par l'extrait d'un entretien conduit en 1996 par Monika Steffen lors de sa recherche auprès d'un médecin hospitalier soignant des toxicomanes sidéens : « Les thérapeutes privilégient le travail sur la problématique personnelle du toxicomane, sur son passé affectif et psychologique. Leur objectif est le sevrage par une restructuration de la personnalité. La prévention d'une maladie physique leur est étrangère » Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op..cit., p.13 * 3 378 Idem, p.133 * . 379 Dussausaye E., Politiques publiques de soins en matière de toxicomanie, op.cit., p.89 * . * 380 Circulaire DGS/750/2D du 5 août 1986 relative aux dépenses de dépistage et du traitement du Sida chez les toxicomanes * . 381 « La lutte contre le Sida ne passe pas par une révision de la lutte contre la toxicomanie (...) La lutte contre le Sida chez les toxicomanes ne passe pas non plus par la mise en place de structures spécifiques pour toxicomanes sidéens (...) Le dispositif de soins pour toxicomanes doit pouvoir s'adapter dans sa logique propre que le Sida vient perturber mais non invalider ». Catherine Trautmann, Lutte contre la toxicomanie et le trafic de stupéfiants : rapport au Premier ministre, op.cit., pp.173-174 * . 382 Dussausaye E., Politiques publiques de soins en matière de toxicomanie, op.cit., p.9 |
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