Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
1.2.2.2 L'expérience helvétique des « 4 piliers »Zurich est la première ville suisse à développer une politique de réduction des risques à la fin des années quatre-vingt devant l'urgence du Sida. C'est ainsi qu'apparaissent les programmes d'échange de seringues mais aussi un ensemble de services sociaux tels que des programmes de logement et de réinsertion. Zurich a également mît en place une des expériences des plus osées qui soit353(*)353(*). Dans un espace délimité une zone était accessible aux toxicomanes où ils pouvaient en toute liberté, n'ayant pas à craindre d'arrestation, consommer de l'héroïne354(*). Le jardin public central de la ville, le Parkspitz, devient le lieu de rencontre des toxicomanes de Zurich. Malgré les tentatives de la municipalité de déplacer ce point de rencontre, celui-ci devient de plus en plus important et se trouve rapidement transformé en ghetto. Il contribua, en dépit de sa spontanéité, comme l'explique Grazia Zuffa, à la politique de réduction des risques du fait que les toxicomanes purent trouver un lieu de répit où la police ne pénétrait pas et où certains services sanitaires et sociaux étaient disponibles355(*)355(*). La réputation de ce parc incita à la création d'un tourisme la drogue puisque 70% des 2 000 usagers quotidien du parc n'étaient pas de Zurich. La présence de nombreux revendeurs et la violence qui s'en suivait entraîna la fermeture du lieu en 1992356(*). La politique suisse en matière de toxicomanie, appelée « politique des 4 piliers », n'est lancée qu'à la fin de 1990 et est devenue le modèle de la Suisse en 1994357(*). Le gouvernement suisse bénéficie par ailleurs d'un fort soutien de la part de l'opinion publique. Une spécificité de la politique suisse est également le fait d'avoir été élaborée à partir d'une véritable stratégie au plan fédéral. Tandis que la réduction des risques était apparue au plan local par le biais d'expérimentations isolées (comme le cas du Merseyside en Angleterre, de Francfort en Allemagne ou encore, dans une moindre mesure, d'expériences associatives hollandaises) la Suisse va tenter d'apporter une cohérence au plan national tout en conservant l'autonomie des cantons. La politique des « 4 piliers » part d'une constatation : « l'expérience avec les drogues légales comme l'alcool et la nicotine démontre qu'il est possible de gérer des substances qui engendrent une dépendance en les tenant sous contrôle et par conséquent en mode responsable. De récentes études scientifiques sur les drogues illégales montrent qu'il est également possible de gérer de façon contrôlée des drogues comme la cocaïne et l'héroïne en s'attenant pourtant, comme pour l'alcool à déterminer des règles de consommation». La stratégie helvétique intègre la réduction des risques comme l'une de ses composantes principales (Prévention, thérapie, réduction des risques, répression). L'ordre des priorités est inversé en comparaison de l'ordre international où la répression occupe la première place. La politique suisse prend de la sorte ses distances avec la politique répressive appliquée jusque là : « Les données statistiques montrent qu'en Suisse, malgré les importantes mesures de répression qui ont été adoptées, l'importation, le commerce et la consommation de drogues n'ont pas diminué [...] et la répression mise en acte par la police ne dissuade pratiquement personne au moment de commencer à consommer des drogues et n'a pas amené à en arrêter la consommation ». La politique suisse est ainsi à l'origine d'un « principe d'opportunité » qui incite ainsi à ne pas appliquer la loi lorsqu'elle peut être à la cause de troubles sociaux importants, comme la non-intégration sociale du consommateur de drogues. Le premier des principes défendus, la prévention, se justifie par la volonté d'éviter le passage à des modes de consommation incontrôlés, c'est à dire l'abus de substances. Le second et le troisième pilier (thérapie et réduction des risques) se réfèrent à la priorité de la « stabilisation » du sujet dépendant. Il s'agit, comme le note Grazia Zuffa, d'un concept complexe qui inclut aussi bien une dimension physique, que psychique et sociale et qui s'oppose à l'idée qui voudrait que le toxicomane doive toucher le fond (intolérance, exclusion sociale) afin d'être porté à l'abstinence358(*)358(*). C'est dans ce cadre que s'est développé l'usage thérapeutique de l'héroïne mais aussi de la méthadone. La considération de l'usage de drogues a été considérablement discutée. Elle a fait l'objet d'un référendum en septembre 1997 à l'occasion d'une loi d'initiative populaire (« promotion d'une « jeunesse sans drogues ») qui tentait d'éradiquer la stratégie de réduction des risques entreprise par la politique des quatre piliers en instaurant la pénalisation de la détention personnelle de substances359(*). Le référendum s'est conclu par un « non » massif avec 70,6% des voix. La politique des quatre piliers semble réaliser un large consensus au sein de la population. La Suisse a poursuivi sa politique en réalisant une expérimentation sur l'usage thérapeutique de l'héroïne, qui a été élargie en 1999 à 10% des toxicomanes360(*). Enfin, en août 1999, des travaux préparatifs ont été initiés afin de réformer la loi fédérale sur les stupéfiants de 1951. La réduction est risques est apparue en Suisse et aux Pays-Bas dans des contextes très distincts. Alors que les Pays-Bas étaient fortement imprégnés d'une culture du Public Health visant à protéger les conditions d'existence des toxicomanes, la politique helvétique était auparavant principalement prohibitionniste. Les deux pays ont toutefois adopté une politique de réduction des risques très similaire qui se fonde, d'une part, sur un traitement social (et non pas simplement sanitaire) de la toxicomanie et, d'autre part, sur une transformation de leur législation sur les drogues (dépénalisation de l'usage en Suisse et légalisation du cannabis aux Pays-Bas). Le passage à la réduction des risques fut en revanche très différent en France et en Italie. Ces deux pays ont tout d'abord pour point commun d'avoir privilégié une approche thérapeutique/répressive de la toxicomanie au détriment d'une approche sociale. Il s'agissait avant tout de soigner les toxicomanes, perçus comme des malades. Cette prise en charge s'effectuait en revanche selon des modalités distinctes. Tandis que la France privilégiait le traitement psychologique, les politiques italiennes reposaient sur l'approche « communautaire » qui vise à rééduquer les toxicomanes. * . * 353 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit.,p.73. * 354 Il est nécessaire de préciser que l'expérience du parc de Zurich ne fut pas à l'origine de la municipalité. Le regroupement de toxicomanes était à l'origine spontané. Ce n'est que dans un second temps que la ville de Zurich a organisé un ensemble de prestations sanitaires et sociales aux usagers de drogue qui fréquentaient le parc * . * 355 L'expérience suisse fut perçue en Italie, comme le rappelle Grazia Zuffa, comme une forme de contrôle social pouvant créer un ghetto de marginalité. Il s'agirait, selon elle, à l'inverse d'« une première reconnaissance des droits de citoyenneté pour les consommateurs : un lieu de la ville a au moins été rendu à ces personnes » Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit., p.75 * . 356 Grazia Zuffa remarque que l'exemple de Zurich témoigne des limites de la politique de la réduction des risques : elle ne peut être appliqué qu'à une plus grande échelle, qui soit au minimum nationale.Idem., p.74 * . 357 Les quatre piliers de la politique helvétique sont les suivants : prévention, thérapie, réduction des risques, répression. Idem., p.75 * . * 358 Ibid., p.78. * 359 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit., p.86 * . 360 Cette décision a été entérinée après un second référendum, le 13 juin 1999, qui portait sur la prescription médicale d'héroïne et qui a été marquée par une victoire du « Oui » avec 54,5%. Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, p.115. L'expérimentation suisse de l'héroïne sera, par ailleurs |
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