Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
1.1.2.2 Le British System ou la culture du Public HealthLa particularité britannique vient du fait que le corps médical a toujours établi, mis à part une brève période de prohibition (1920-1926)329(*), un contrôle sur l'usage des drogues, qui étaient accessibles sur prescription médicale330(*). Pour comprendre l'origine de cette mesure, il est nécessaire de remonter aux années 20 durant lesquelles divers pays, sous la houlette des Etats-Unis, considéraient les problèmes de toxicomanie comme des problèmes de criminalité. La prise de position de l'Angleterre fut alors sans équivoques : la toxicomanie était considérée comme une maladie et il était, par conséquent, nécessaire d'en attribuer le traitement aux services médicaux. Un accord fut signé entre la corporation médicale et l'Etat anglais en 1926. Il ne faut pas oublier en effet que ce fut la classe médicale qui fit pression dés le dix-neuvième siècle afin que soit reconnu leur rôle dans la prescription et la vente des substances. Aux intérêts économiques et professionnels (essentiellement des pharmaciens) se superposait une réelle préoccupation de l'environnement dans lequel a lieu la prise de drogues. Le nouveau système rendait possible le traitement du problème des substances lorsqu'il se limitait à un groupe restreint d'individu331(*). La consommation d'opium, de morphine, d'héroïne et de cocaïne était soumise à une prescription desservie par les médecins. Il suffisait alors qu'un médecin prescrive à un toxicomane les doses nécessaires sous sa responsabilité et sous son contrôle. L'élément clef de ce système était le concept de «cible», c'est l'idée que la prescription d'héroïne a pour conséquence de capturer le patient dans un filet thérapeutique et sanitaire. La relation entre le toxicomane et le médecin devait permettre à long terme, d'avoir une meilleure connaissance du phénomène, plus personnalisée et moins statistique, et d'amener ainsi le toxicomane à abandonner peu à peu sa dépendance332(*). L'ambition de ce système était de permettre une meilleure intégration des toxicomanes et de protéger ainsi l'ensemble du corps social. La philosophie de la politique du Public Health était alors d'éviter toue implication des toxicomanes dans les activités illégales ; même si l'abstinence restait un objectif, elle cédait le pas devant la stabilisation du toxicomane qui était privilégiée car jugée plus réalisable. Comme le résume Berridge, qui a étudié la politique de prévention anglaise, « le traitement (d'un point de vue strictement médical) était de moindre importance en rapport avec la « minimisation » du risque social »333(*). Il répondait plus à une priorité utilitariste qu'humaniste334(*). Toutefois ce système devient inefficace lorsque, à la fin des années soixante, le nombre de consommateurs s'élargit considérablement. Tandis qu'on recense 57 cas de consommation d'héroïne en 1954, on en compte 2 240 en 1968335(*). Le mécanisme de prescription du British System avait été conçu pour répondre à de faibles proportions d'usagers. La liberté de prescription a alors été limitée afin d'enrayer les prescriptions des médecins jugées excessives. Le problème est alors d'autant plus important que la toxicomanie concerne un public de plus en plus spécifique. A l'inverse du consommateur intégré, la figure du junkie, jeune marginal impliqué la plus souvent dans des affaires illégales, apparaît comme le stéréotype de l'héroïnomane. En 1968, on réserve le droit de prescription de l'héroïne et de la cocaïne aux seules drug clinics. Les services hospitaliers, qui auparavant proposaient des programmes de drogue « illimitée », privilégient progressivement des cures de sevrage à courte durée soutenues par la méthadone. Le nombre de toxicomane réclamant un traitement chuta alors de façon importante (de plus de 50% au début des années soixante-six à 25% à la moitié des années quatre-vingt) incitant ainsi de nombreux toxicomanes à rejoindre la rue et la marginalité. Les cliniques continuèrent à prescrire de l'héroïne jusqu'à la moitié des années soixante-dix, puis lui substituèrent la méthadone, d'abord par voie veineuse puis par voie orale, qui avait fait son apparition au début des années soixante-dix. L'objectif redevient alors progressivement celui de l'abstinence avec une réduction des doses de méthadone. Le paradigme du Public Health cède alors le pas, comme le note Grazia Zuffa, au paradigme médical336(*). La dépendance change de considération au cours des années soixante-dix. Elle « n'est plus perçue comme une pathologie spécifique susceptible d'une intervention médicale spécialisée mais comme un problème personnel lié aux conditions psychologiques et sociales de l'existence ». Le système de prise en charge des toxicomanes se caractérise par un retrait des structures publiques, en raison notamment de la politique tatchérienne de diminution des dépenses, au profit d'oeuvres sociales et des associations de bénévoles337(*). En témoigne, le déclin du domaine médical et l'essor de travailleurs sociaux, de volontaires et de psychologues. En Grande-Bretagne, John Strang dénonce dès 1981 le système de soin de la toxicomanie qu'il considère inadapté. Il défend une approche différenciée des toxicomanes, population particulièrement hétérogène. Un rapport édité en 1984 rappelle que la prévention ne doit pas être seulement à un niveau « primaire », c'est à dire empêcher l'apparition de comportements à risques, mais qu'elle doit également viser la prévention des risques liés à l'usage de drogues338(*). Mais, c'est en 1985 que le problème Sida-toxicomanie est apparu en Angleterre par la découverte d'une prévalence de séropositivité à VIH très élevée parmi les toxicomanes d'Edimbourg339(*). Dés 1986 ont lieu les premières expériences d'échange de seringues. Mais c'est avant tout au niveau local que vont se développer les programmes de réduction des risques, Liverpool et Manchester vont ainsi bénéficier d'une avance sur Edimbourg qui retarda pour des motifs politiques la mise en oeuvre de ces programmes. En 1996, la prévalence de la séropositivité à VIH chez les toxicomanes est estimée à 40% à Edimbourg, contre seulement 1% à Manchester et 0,2 à Liverpool. On a recensé en 1990 dans le district du Merseyside seulement 20 séropositivités parmi les 15 000 toxicomanes que comptait le district340(*). Aujourd'hui le Merseyside a, en outre, le pourcentage le plus élevé de consommateurs par voie intraveineuse d'Angleterre et constitue la seconde région pour le plus bas nombre de séropositifs parmi les toxicomanes. Les autorités nationales restent dans un premier temps en retrait face à l'épidémie de Sida et délèguent les mesures sanitaires de soin de la toxicomanie aux professionnels de la santé341(*). Le développement de la stratégie de réduction des risques a tout d'abord eu lieu au cours des années soixante-dix par le biais des associations privées de bénévoles342(*). Celles-ci se dotèrent en 1986 d'un organisme national de coordination qui a permis d'établir un dialogue avec les autorités nationales. L'Advisory Council on the Misure of Drugs (ACMD), lieu au sein duquel s'élaborent les politiques nationales visant les toxicomanes, entérina la stratégie de la réduction des risques sous la pression des associations dans un rapport publié en 1987, dans lequel est exigé la vente et l'échange de seringues et la prescription médicale des produits de substitution. Le premier plan gouvernemental d'envergure national n'interviendra qu'en 1988. En 1991, on recense en Grande Bretagne plus de cent centres d'échange de seringues. En 1987-1988, la pratique d'échange de seringues concernait 62% des toxicomanes intraveineux, autant qu'en Allemagne ou en Italie. Le paradigme de la réduction des risques est désormais appliqué. Pouvons-nous affirmer, comme le fait Monika Steffen, que « le cas britannique constitue un exemple d'une réussite en matière de réduction des risques, un modèle de référence dans la littérature spécialisée internationale »343(*) ? Il est vrai que le British System a permis une moindre marginalisation des toxicomanes et que le principe du safer use (dont l'objectif peut se résumer en quelques mots : « agir contre le risque lié à l'injection », c'est à dire l'usage à moindre risque) a permis de limiter considérablement la catastrophe sanitaire. Il est toutefois possible d'apporter deux limites. Tout d'abord, ces résultats ne sont imputables qu'en partie aux pouvoirs publics qui sont restés largement en retrait vis-à-vis des acteurs associatifs ou sanitaires locaux. La réduction des risques est née comme un ensemble de pratiques venant « du bas » et s'est progressivement transformé en politique nationale sous la pression d'un ensemble d'acteurs, fondamentalement non-institutionnels344(*). Cette absence de coordination au niveau national a limité l'application de la réduction des risques, d'une part, en provoquant de fortes disparités et, d'autre part, en prévenant la formation d'une culture de services de la réduction des risques à l'échelle nationale. En outre, et ceci constitue une seconde limite au modèle anglais, le paradigme médical semble avoir pris le pas sur l'idée du Public Health comme le note Grazia Zuffa, il s'agit désormais de conduire les toxicomanes vers l'abstinence qui est redevenu une priorité des politiques publiques345(*). La réduction des risques a toutefois limité ce changement de paradigme en s'interposant entre les deux modèles. L'Allemagne et la Grande-Bretagne constituent deux exemples réussis de la mise en place de la réduction des risques bien que celle ci s'accomplisse dans deux contextes fortement distincts. Les résultats les plus évidents sont, comme nous l'avons vu, les retombées sanitaires positives des programmes qui ont été mis en place. Toutefois, la réduction des risques prend en Allemagne et au Royaume-Uni une signification essentiellement sanitaire. Il ne s'agit pas tant de modifier la perception de la toxicomanie ou de l'usage de drogue que d'en limiter les effets pervers sur la santé publique. La réduction des risques ne s'accompagne pas d'un renouveau conceptuel des façons de penser la place du toxicomane dans la société qui reste un personnage déviant. L'application de la réduction des risques prend en revanche un sens très différent aux Pays-Bas et en Suisse. Elle ne se résume pas seulement à un choix pragmatique face à la situation d'urgence sanitaire mais elle adopte une dimension culturelle. La réduction des risques participe à une « normalisation » de la place du toxicomane et de l'usager de drogue au sein du corps social. * 329 Après la conférence de l'Aja de 1912, la communauté internationale établit que la production et le commerce d'opium et de coca doivent être mis sous le contrôle des gouvernements. Le prohibitionnisme commence alors à se développer et c'est dans cet esprit que le Royaume Uni adopte en 1920 le Dangerous Drug Act qui interdit la prescription de drogues. Cette orientation politique est alors plus guidée par la situation des équilibres internationaux d'après-guerre (les Etats Unis sont en pleine expansion) que par la gravité de la situation épidémiologique. Cette interdiction prendra fin en 1926. * n 330 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, p.114 * . 331 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit. * 332 On peut noter que le paradigme de la réduction des risques repose en partie sur un raisonnement similaire. Le rapport sanitaire est conçu comme une occasion afin d'entamer un rapport social pouvant déboucher à terme sur un programme thérapeutique. * 333 Berridge V., «Harm Minimisation and Public Health: an Historical Perspective», in Heather N., Wodack A., Nadelmann E., O'Hare P., Psychoactive Drugs and Harm Reduction: From Faith to Science, Whurr Publishers, Londres, 1993 * . 334 Le rapport Rolleston, du nom du président dirigeant la commission constituée en 1926 et à l'origine d'un rapport gouvernemental sur les dépendances, établit que « lorsque ont été réalisé tous les efforts possibles [...] pour conduire le patient en une condition d'affranchissement de la dépendance de la drogue, et quand ces tentatives se sont révélées infructueuses, la prescription d'une dose minimale nécessaire de substance peut être justifiée dans certains cas afin que le patient soit maintenu dans une condition lui permettant de conduire une vie utile ». La politique du Public Health anglaise correspondait à une idéologie utilitariste et avait donc une justification avant tout économique, c'est l'utilité sociale de chaque individu qui justifiait son traitement. Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit., p. 5 * 2 335 Ibid., p.53. * 336 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit.,p.55 * . 337 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit.,p.112. * 338 Anni Mino, « Evolution de la politique de soins en matière de toxicomanies : la réduction des risques », op.c * it, p.133. 339Une étude menée par Robertson en 1986 établit que dans la ville d'Edimbourg, alors que les seringues ne sont pas en vente libre, le taux de séroprévalence du Sida est de l'ordre de 45 à 55%. Dans la ville de Glasgow où, à l'inverse, les seringues sont vendues en pharmacie, ce taux de prévalence descend à moins de 10%. J. R. Roberston, A. B. V. Bucknall, « Epidemic of AIDS Related Virus (HTV/LIII/LAV) Infection among Intravenous Drug Abusers », British Journal of Addiction, n°192, 1986, p.527, in Anne Copel, « Les intervenants en toxicomanie, le Sida et la réduction des risques en France », art.cit., p.7 * 6. 340 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit.,p.43. * 341 Le Controlled Drug Penality Act britannique de 1985 se concentre sur la lutte contre la criminalité liée à la drogue tout en laissant les modalités de prise en charge et les traitements médicaux à l'appréciation des professionnels de la santé * . 342 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, p 11 * 0 343 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.10 * 6 344 Monika Steffen décrit le processus qui a conduit à l'adoption gouvernementale de la réduction des risques: «L'adoption de la politique de réduction des risques sanitaires résulte d'un processus de mobilisation ascendante, allant de la base vers le sommet. L'adoption au sommet se fait sous la pression conjointe des responsables de la santé publique, des commissions parlementaires et des associations de bénévoles ». Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.11 * 1 345 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit.,p.55 |
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