Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
1.2 L'Europe face au SidaL'analyse de l'application du principe de la réduction des risques requiert de confronter différents systèmes nationaux. L'approche comparative présente l'avantage de souligner aussi bien les tendances structurelles communes à une majorité de cas, que les spécificités nationales. L'étude a été partagée selon une triple division. D'une part entre l'exemple anglais et l'exemple allemand. D'autre part entre la Suisse et les Pays-Bas. Enfin, entre la France et l'Italie. Ces couples présentent suffisamment de similitudes afin d'être associés. Les cas anglais et allemand méritent d'être confrontés à plusieurs titres. Tout d'abord, ils ont été tous les deux relativement épargnés de l'épidémie de Sida au sein de la population toxicomane. La prévalence de l'infection à VIH parmi les toxicomanes par voie intraveineuse (TVI) était en 1995 de 1,4% au Royaume-Uni et de 4,5% en Allemagne contre 19% en Italie et 18% en France325(*). La Grande-Bretagne et l'Allemagne représentent par conséquent des modèles dans l'application de la réduction des risques. Celle ci ne fut toutefois pas tant la conséquence d'un effort des autorités publiques au niveau national pour prendre en compte la nécessité d'endiguer le Sida, du mois dans un premier temps, que la préoccupation d'un ensemble d'associations et de professionnels de la toxicomanie qui opéraient au niveau local. Cette politique « par le bas » constitue le second point commun des modèles allemand et anglais. Ils se caractérisent tous les deux par un système sanitaire suffisamment décentralisé pour permettre l'expression et la prise en compte d'intérêts divergents, contrairement au système français fortement hiérarchisé et contraignant. Le couple Anglo-allemand présente, cependant, la particularité d'avoir comme point de départ deux cultures et deux conceptions de la toxicomanie radicalement différentes326(*)326(*). En effet, la culture médicale dominante en Allemagne, la Leidenstheorie (théorie de la souffrance), affirmait que la souffrance physique devait inciter les toxicomanes à abandonner les drogues. Elle légitimait traditionnellement l'usage du sevrage et rendait impossible la prescription de produits de substitution. La politique sanitaire allemande s'est donc toujours caractérisée par une forte opposition du corps médical aux produits de substitution et une préférence pour les cures de désintoxication. Il existait, en revanche, en Grande-Bretagne une tradition plus pragmatique se fondant sur le constat selon lequel il n'était pas réaliste de vouloir éradiquer la toxicomanie et qu'il valait mieux en limiter les conséquences négatives. Le système de soin de la toxicomanie était ainsi largement fondé sur la préservation des conditions de santé du patient. La nouvelle donne des années quatre-vingt-dix a toutefois opéré un rapprochement des politiques anglaises et allemandes à travers le développement de la réduction des risques qui est apparue à partir d'expériences locales. 1.2.1 Le couple anglo-allemand : le succès de la réduction des risques1.1.2.1 L'Allemagne : les Länder face à la résistance des pouvoirs publicsLes politiques sanitaires allemandes sont fortement marquées par l'idéologie médicale et prohibitionniste, similaire aux Etats-Unis327(*). La loi allemande de 1972 visait ainsi l'abstinence et rendait illégal et sujet à des poursuites pénales tout usage de substances, y compris la consommation privée et la détention d'une seringue. L'Allemagne modifie sa législation par le biais du Betäubungsmittel-Gesetz de 1982 qui renforce la lutte contre le trafic mais élargit le champ d'action des opérateurs sociaux en relation avec les toxicomanes. La loi de 1982 alourdit également les peines visant les consommateurs et la possession de petites quantités de drogue. En revanche, contrairement à la loi de 1972, elle donne le libre choix au toxicomane de transformer une peine en traitement. L'application de cette disposition restera toutefois limitée puisque 20% seulement des toxicomanes choisiront cette solution. L'épidémie de Sida va considérablement modifier les priorités des programmes publics allemand. La diffusion du Sida parmi les toxicomanes intraveineux est officiellement reconnue en Allemagne en 1984328(*). Les différentes enquêtes ont permis de relever une prévalence de séropositivité à VIH de 10% en 1983, 17% en 1984, puis de 24% en 1985. Le débat né du Sida vient s'ajouter au problème de l'hépatite et conduit le gouvernement à faire de la fourniture de seringues aux toxicomanes une priorité de santé publique en 1983. De nouveaux services proches des milieux de vie des toxicomanes sont alors progressivement installés. C'est seulement en 1987 que les distributions de seringues vont bénéficier d'un soutien national. La décision adoptée lors de la Conférence des ministres de la Santé en mars 1987 se traduit dans le Modellprogramm « Betreuung und Beratung Hiev-infizierter Drogenhängiger », programme destiné aux toxicomanes sidéens. En revanche, contrairement à l'échange de seringue, le gouvernement et les institutions fédérales allemandes restent très prudentes sur la question de la méthadone, en raison de l'opposition du corps médical. Rappelons que la Leidenstheorie rendait impossible la prescription de produits de substitution. La commission nationale compétente, le Ständiger Arbeitskreis der Drogenbeauftragten des Bundes und der Länder, composée de représentants des médecins et des administrations des Länder et du niveau fédéral, avait toujours refusé l'expérimentation d'un véritable programme de traitement substitutif pour toxicomanes. Les mêmes indications thérapeutiques restent inchangées après les colloques de Berlin de 1984 et la commission nationale de 1986. Le conseil des ministres de la Santé de 1987 admet l'usage de la méthadone « dans des cas individuels », lorsque les tentatives de désintoxication et les efforts d'éducation préventive échouent ou lorsque leur état physique l'exige. C'est ainsi comme le note Monika Steffen « par la notion de « souffrance physique » que la méthadone devient acceptable, réservée dans un premier temps aux toxicomanes malades du Sida ». Les premiers programmes massifs de substitution, à « bas seuil », sont réalisés par les Länder dés la fin des années quatre-vingt. Toutefois la répartition géographique est très inégale en fonction des Länder. En 1993 tous les Länder gouvernés par les sociaux démocrates expérimentaient au moins un programme, à l'exception de la Bavière, du Bade-Wurtemberg et de la Rhénanie-Palatinat. Les attitudes professionnelles des opérateurs de terrain vis-à-vis de la méthadone évoluent d'ailleurs, comme le note Monika Steffen, en fonction des choix politiques mis en oeuvre au niveau de chaque Länder. Le plan gouvernemental suscite de nombreuses critiques puisque la méthadone reste réservée aux « cas individuels couplés avec une prise en charge thérapeutique ». L'année suivante, sous l'égide du nouveau ministre de la santé, l'état de dépendance des toxicomanes est officiellement requalifié comme étant une « maladie » pouvant ainsi d'être traité par tous les médicaments nécessaires. La Leidenstheorie (théorie de la souffrance) a par conséquent été progressivement délaissée au cours des années quatre-vingt-dix tandis que les prescriptions de programme de substitution se sont amplifiés. La politique gouvernementale reste en revanche très empreinte de prohibitionnisme puisque le plan de lutte nationale de 1990 prévoit de renforcer les structures d'accueil tout en aggravant les sanctions pour les petits dealers et créant un délit spécifique « d'incitation à la toxicomanie ». L'Allemagne a réussi à mettre en place avec succès le modèle de la réduction des risques au cours des années quatre-vingt. Celle-ci a rencontré deux obstacles. D'une part, elle a été le fait d'acteurs politiques et sanitaires locaux qui ont affronté plusieurs résistances au niveau fédéral. La culture thérapeutique, d'autre part, a constitué un frein important à l'introduction des programmes de substitution. La réussite de la réduction des risques est ainsi d'autant plus remarquable que l'Allemagne ne bénéficiait pas d'un contexte culturel propice. Le système sanitaire britannique va en revanche être mieux préparé face à l'épidémie de VIH/Sida chez les toxicomanes. Le British System est, contrairement au modèle allemand, basé sur le principe du Public Health. Cela signifie que la principale priorité du système sanitaire a été depuis longtemps le soin des toxicomanes, entendu non pas comme la mise en place de sevrages forcés visant à l'abstinence mais comme la prescription d'opiacés dans le cadre de programmes de substitution ou de maintenance. * 325 OFDT, Drogues et toxicomanies. Indicateurs et tendances, Paris, OFDT, 1997 * . * 326 Steffen M., Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.101. * 327 Cette analyse repose sur l'ouvrage de Monika Steffen, Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., pp.111-119 * . 328 Steffen M., ibid., p.113. |
|