1.2. Le concept de la guerre dans l'historiographie
européenne.
Pour comprendre le concept de la guerre, il faut pouvoir en
établir une histoire. En effet, l'écriture de la guerre est
marquée par de nombreux renouvellement selon les époques. Le
sujet de la guerre a toujours interrogé les historiens tels que
Thucydide ou Hérodote. Ce fut un sujet considéré comme une
expérience de vie dont il faut tirer des leçons et qui a permis
d'enseigner la tactique et la stratégie aux hommes.
11 TERTRAIS Bruno, La guerre, Paris,
Presses Universitaires de France, « Collection Que sais-je ? », 2014,
128 pages.
12 Ibidem.
13 DE GAULLE Charles, Le Fil de
l'épée, Paris, Plon, « Collection les acteurs de
l'Histoire », red. 1996, 142 pages.
14 DE GAULLE Charles, Vers l'armée de
métier, Paris, Plon, « Collection les acteurs de l'Histoire
», red. 1971, 256 pages.
15 OFFENSTADT Nicolas, L'Historiographie,
Paris, Presse universitaire de France, « Collection Que sais-je ? »,
2017, 127 pages.
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Selon Nicolas Offenstadt16, les récits de
guerre ont longtemps été écrits par les militaires
eux-mêmes. On qualifie cela d'histoire militaire car l'écriture
est très stratégique, sans réelles réflexions.
C'était donc une histoire-bataille, c'est-à-dire centrée
sur l'événement. En cela, elle suscitait de la méfiance et
subit des critiques de la part de certains historiens tels que Hans
Delbrück (1848-1929) qui reproche à cette histoire écrite
par les états-majors d'être trop détachée du
politique, de l'économique et du culturel17.
Cette période (XIXe siècle) marquée par
les écrits des généraux est donc longtemps marquée
et influencée par l'approche clausewitzienne au détriment d'une
prise en compte des acteurs et de leurs témoignages, éloignant
ainsi les écrits de la réalité des combats. Cette tendance
se perpétue tout au long du XIXe siècle jusque-là
première moitié du XXe siècle. Les premiers traitements de
la Grande Guerre s'opèrent selon cette approche clausewitzienne comme en
témoigne l'ouvrage Penser la Grande Guerre : un essai
d'historiographie d'Antoine Prost et Jay Winter18 dans lequel
ils montrent qu'il y a eu trois configurations
historiographiques19.
Dans un premier temps, l'histoire de la Première Guerre
mondiale débute dès 1915, soit avant même que celle-ci se
termine. C'est une écriture qui mêle principalement des
récits militaires à des récits diplomatiques, et cette
tendance se poursuit après la fin de la guerre. En témoigne ainsi
la Revue d'histoire de la guerre mondiale, née en 1923, qui
réunit des articles d'historiens avec des articles de
généraux. Ce premier temps historiographique est marqué
par l'occultation des aspects économiques. Les revues telles que
Clio ou La crise européenne et la Grande Guerre ne
consacrent que très peu d'articles aux dettes et aux dépenses de
guerre. Pour autant, quelques historiens sont précurseurs de la
deuxième configuration historiographique notamment Ernest Lavisse et
Charles Seignobos. En effet, le premier, avec le dernier volume de son
Histoire de la France contemporaine20, opère une
approche moins centrée sur les aspects militaires et diplomatiques que
sur les aspects économiques. Il en est de même pour Charles
Seignobos qui suit cette tendance en montrant de l'intérêt pour
les conséquences économiques de guerre en analysant la dette
publique21. Aussi, cette deuxième configuration
16 Ibidem.
17 Ibidem.
18 PROST A., WINTER J., Penser la Grande Guerre. Un essai
d'historiographies, Paris, Editions du Seuil, 2004, 344 pages.
19 Ibidem.
20 LAVISSE Ernest, Histoire de la France
contemporaine, depuis la Révolution jusqu'à la paix de 1919,
Paris, Hachette, 1922, 10 tomes.
21OFFENSTADT Nicolas, L'Historiographie, op.
cit, page 23.
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historiographique se caractérise par un
élargissement de l'approche à travers une reconfiguration
sociale. Celle-ci s'illustre notamment avec une prise en compte des acteurs et
de leurs témoignages, tels que les poilus et les civils. En
collaboration, les historiens et soldats André Ducasse, Jacques Meyer,
et Gabriel Perreux écrivirent l'ouvrage Vie et morts de
Français, 1914-1918 en 195822 dans lequel la parole est
donnée aux poilus à travers le récit de leur vie
quotidienne au front, mais aussi aux civils.
Une troisième configuration historiographique de la
Grande Guerre s'opère au tournant des années 1990 avec le passage
d'une histoire sociale à une histoire culturelle. En effet, l'approche
permet l'étude de la mémoire, mais aussi du comportement au
combat. L'ouvrage de John Keegan The Face of Battle (1976) traduit cet
intérêt pour le soldat en tant qu'acteur culturel notamment
à travers l'étude du comportement de l'homme face au combat, avec
une influence anthropologique. D'ailleurs, l'auteur déclare « La
guerre est un acte culturel »23. D'autre part, des
thèses d'approches culturelles sont élaborées dans cette
troisième configuration. George Mosse étudie et analyse
l'expérience combattante et théorise ainsi la banalisation de la
violence et la brutalisation de la société à l'issue de la
Première Guerre mondiale24. Ainsi, ces études moins
centrées sur l'histoire militaire et davantage influencées par
une approche culturelle, rendent compte des réalités sociales et
sociologiques de la guerre à travers l'analyse de nouveaux types de
sources (des carnets, des journaux privés, des lettres de soldats etc.),
permettant de détailler le vécu des combattants.
Par la suite, le regain d'intérêt pour le soldat
dans une dimension culturelle se poursuit et se distingue notamment durant la
période de la microhistoria (années 1970 - 1990)25,
qui caractérisait des historiens (historiens italiens au départ)
ayant un fort intérêt pour les sciences sociales, tels que
Giovanni Levi. Au-delà du seul traitement de la Grande Guerre,
l'écriture de la guerre a pu se faire au prisme de l'histoire-bataille.
C'est le courant des méthodiques (deuxième moitié du XIXe
siècle) qui caractérise la période de l'histoire-bataille,
à savoir une histoire centrée sur l'événement,
écrite par des militaires, comme évoqué
précédemment. Cette approche, bien que contribuant à
l'élaboration d'un récit national, est vivement critiquée,
on reproche aux méthodiques de privilégier une histoire du
récit, trop technique et factuelle.
22 DUCASSE A., MEYER J., PERREUX G., Vie et mort
des Français 1914-1918, Paris, Hachette, 1959, 611 pages.
23 KEEGAN John, Histoire de la guerre, Du
néolithique à la guerre du Golfe, Paris, « Collection
Tempus », Perrin, 2019, 620 pages.
24 MOSSE George, De la Grande Guerre au
totalitarisme - La brutalisation des sociétés
européennes, Paris, Hachette, 2003, 293 pages.
25 PROST A., WINTER J., Penser la Grande Guerre.
Un essai d'historiographies, op. cit.
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La bataille en tant qu'objet de recherche ne cesse de susciter
de l'intérêt et bénéficie d'un renouvellement de son
traitement après les conflits mondiaux. En effet, les historiens
s'interrogent sur la nature même d'une guerre. S'effectue alors un
élargissement de l'approche autour de la guerre elle-même. En
témoigne l'ouvrage de Georges Duby Le dimanche de Bouvines en
197326, dans lequel il accorde une plus grande importance au
contexte et à la portée de la guerre. Aussi, bien que le titre
laisse paraître le contraire, cet ouvrage ne s'inscrit donc pas dans le
mouvement de l'histoire-bataille. Ce renouvellement survient durant le temps
des Annales (années 1920 - 1970), un courant de fortes critiques
à l'encontre du courant des méthodiques et de l'histoire
événementielle. En effet, ce courant intellectuel né d'une
revue du même nom, se caractérise par une mise en avant de
l'interdisciplinarité mais aussi par une promotion de l'histoire
économique et sociale, à l'inverse des méthodiques
(années 1870 -1920) qui sont centrés sur le fait historique. Du
fait de cette interdisciplinarité, l'écriture de l'histoire de la
guerre est davantage marquée par l'influence de la sociologie.
L'approche sociologique (années 1980) permet un élargissement des
recherches aboutissant sur de nouvelles observations. La Nouvelle
histoire-bataille témoigne de cette approche sociologique, comme
l'évoque Nicolas Offenstadt dans L'Historiographie, puisqu'elle
s'intéresse principalement aux acteurs « d'en bas ».
Jusque-là l'histoire bataille est centrée sur « l'histoire
des combats vue d'en haut ». Cette Nouvelle histoire-bataille vise au
contraire à analyser l'expérience du combat mais également
les relations ainsi que les pratiques durant la guerre (telles que le
ravitaillement). En témoigne par exemple l'ouvrage de Victor Hanson,
The Western Way of War Infantry Battle in Classical Greece écrit en
198927, dans lequel celui-ci étudie l'expérience de
l'hoplite au combat ainsi que ses pratiques militaires durant
l'Antiquité. En outre, le renforcement de l'approche sociologique dans
l'histoire de la guerre a conduit à exploiter des documents produits par
les soldats (lettre, journal de bord etc.), contribuant ainsi à la prise
en compte de nouvelles sources historiques. Aussi, l'approche sociologique a
permis d'interroger les violences de guerre jusque-là occultées.
Avec son ouvrage Charonne 8 février 1962. Anthropologie historique
d'un massacre d'Etat, Alain Dewerpe tente d'analyser la violence en temps
de guerre (ici, guerre d'Algérie)28.
De plus, l'évolution des recherches liées
à la guerre se lit au regard du contexte
26 DUBY George, Le dimanche de Bouvines, Paris,
Gallimard, 1973, 312 pages.
27 HANSON Victor, The Western Way of War :
Infantry Battle in Classical Greece, California, University of California
Press, 2009, 271 pages.
28 DEWERPE Alain, Charonne 8 février
1962 : Anthropologie historique d'un massacre d'Etat, Paris, Gallimard,
2006, 897 pages.
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international. En effet, un certain intérêt pour
l'histoire de la guerre s'opère en réaction aux conflits
internationaux comme c'est notamment le cas dans les années 1980 - 1990
au moment de la chute de l'URSS. Dans un contexte mondialement marqué
par les conflits, l'histoire des relations internationales se renforce.
Initialement, ce sont les historiens de l'école des Annales qui
développèrent l'histoire diplomatique avant qu'elle ne devienne
une histoire des relations internationales. En France, Pierre Renouvin et
Jean-Baptiste Duroselle soutiennent ce développement et cet
élargissement des études diplomatiques qui se traduisent par
exemple avec l'ouvrage de Raymond Aron intitulé Paix et guerre entre
les nations29.
Par conséquent, au cours du XIXe et XXe siècle,
l'histoire de la guerre témoigne de diverses approches qui ont permis
à la fois d'approfondir la définition même de ce concept,
mais également d'interroger de nouveaux aspects inhérents
à celui-ci.
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