VI- Conclusions des analyses longitudinales des cinq
versions
Les analyses longitudinales des cinq versions font
apparaître un certain nombre de points communs :
- Les divergences d'interprétation sont
fréquentes chez les spectateurs, et cela dans de nombreux
domaines : les objets de décoration, les costumes, les personnages
(leur physique et leur personnalité), le montage, etc. Un même
élément peut non seulement être interprété
différemment selon les spectateurs mais, en plus, dans un sens
opposé à celui souhaité par le réalisateur.
- L'influence des éléments
filmiques sur la construction du sens du film est, selon le
spectateur, à la fois variable dans son contenu et dans sa force. Un
élément jugé primordial par un spectateur peut passer
totalement inaperçu pour d'autres.
- Même lorsqu'ils sont ni vagues, ni ambigus, les signes
sont souvent interprétés de multiples façons par le
spectateur. Leur combinaison au sein d'un plan, d'une
séquence, d'un film en entier est donc polysémique. En revanche,
lorsqu'un signe est très précis, simple, explicite, socialement
reconnu, donc proche d'un signal, il peut bouleverser la cohérence de la
série des significations générées par les autres
éléments filmiques et donc orienter la plupart des spectateurs
vers le sens global du film souhaité par le réalisateur. Une
interprétation commune, ou presque, à tous les spectateurs est
généralement provoquée par un élément
filmique à fort impact, mis en valeur ostensiblement par le
réalisateur et répondant à des normes partagées par
tous. Autrement dit, pour qu'un élément filmique ait l'effet
escompté par le réalisateur, il faut qu'il soit à la fois
mis en valeur, par exemple par un gros plan, et partagé par le
spectateur. Dans le cas contraire, soit il passe inaperçu, soit il est
remarqué mais interprété dans un sens différent.
- Dans un plan, et donc plus encore dans un film, les signes
porteurs de sens sont innombrables. Ils sont généralement
placés avec beaucoup de soin par le réalisateur avec une
intention de communiquer. Or, plus qu'un signe isolé, c'est la
combinaison de ces signes qui est porteuse de sens. Il n'est donc pas anormal
que les plans, et les éléments filmiques, qui ont le plus
d'effets soient généralement ceux qui viennent en
conflit avec ceux qui précèdent.
- Parmi les éléments filmiques qui influent sur la
perception et la compréhension du film par le spectateur, la
structure narrative est l'un plus des importants. Toute
ambiguïté narrative bouleverse le sens global et conduit à
de multiples interprétations.
- En revanche, les plans qui n'ont pas d'effet particulier sur
les spectateurs sont principalement ceux qui préservent la
continuité narrative. Toutefois, il ne faut pas conclure que les plans
«apparemment sans effet particulier» soient inutiles. L'accumulation
par le réalisateur d'éléments filmiques
complémentaires facilite chez le spectateur la construction
progressive du sens, sans préjuger du fait que ce sens soit
celui souhaité par le réalisateur.
- Le faible niveau de connaissances techniques des
spectateurs en matière de codes cinématographiques, de
montage notamment, est surprenant dans une population jeune et d'un niveau
supérieur d'éducation. Les codes filmiques de la bande image,
même les plus classiques et courants, sont peu connus des
spectateurs : par exemple, le fondu au noir. Ce faible niveau est en
complet décalage avec la haute idée que certains spectateurs se
font de leur culture cinématographique.
- Bien que très peu de participants aux groupes de
discussion aient une réelle culture cinématographique, ces rares
spectateurs ont utilisé leurs connaissances pour anticiper la suite du
film, pour construire leur récit, pour classer le film dans un genre et
juger de sa qualité. Il est à noter que leurs avis s'opposaient
fréquemment à ceux des autres spectateurs.
La culture cinématographique des
spectateurs modifie la perception et la compréhension des signes
utilisés par le réalisateur. En conséquence, la perception
filmique est bien une construction complexe de l'esprit dans
laquelle interviennent non seulement les données sensorielles, les
éléments fournis par les sens, mais aussi les connaissances
cinématographiques du spectateur et, plus largement, son
expérience passée, ses attentes, ses motivations, son
affectivité, sa personnalité, son appartenance sociale, etc.
- Chaque spectateur a tendance à créer un
récit qui lui est propre à partir de la même
combinaison d'éléments sensoriels. Pour paraphraser Christian
Metz, on peut dire que « ce n'est pas le film qui est
polysémique, mais le spectateur ».
- L'influence de la culture télévisuelle et les
fréquentes références aux téléfilms et
séries ont tendance à brouiller les interprétations des
éléments codiques du montage cinématographique. La
culture audiovisuelle des spectateurs est très
influencée par la diffusion de fictions en dehors des salles de
cinéma (téléfilms, séries, films en DVD ou en
cassettes, films diffusés à la télévision, etc.) ce
qui explique que les codes de la bande image soient de moins en moins connus ou
apparaissent parfois comme démodés.
- Le fait de ne pas connaître le genre
cinématographique auquel appartient le film avant son
visionnage multiplie les possibilités d'interprétation du sens du
film. Le film a un commencement et une fin contrairement à
l'expérience cinématographique du spectateur. En effet, le
spectateur vient voir un film de métrage déterminé (court,
moyen, long) avec sa personnalité et son expérience de la vie,
visionne le film proposé par le réalisateur du début
jusqu'à la fin. A partir de cette fin, il construit sa propre fin de
l'histoire, histoire qui peut évoluer au cours du temps quitte à
être en décalage complet avec le début du récit
alors oublié.
- Les débats, les échanges lors des discussions de
la fin de la première partie et de la fin du film, ne changent pas
réellement l'interprétation des spectateurs pris individuellement
comme si ces derniers suivaient le fil de leur pensée, le fil du
récit personnel qu'ils avaient construit tout au long du visionnage.
Plus le spectateur avance dans le film, plus il lui est difficile d'accepter un
changement brutal de sens, plus il est nécessaire que le
conflit soit fort avec ce qui précède pour qu'il
détruise son récit pour le reconstruire sur d'autres bases.
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