Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
C- L'approche constructiviste du filmCette complexité fut appréhendée par le constructivisme qui reconnaît que le monde est un construit social, que les acteurs en situation construisent le sens des choses et des événements par leurs propres représentations mentales et leurs interactions. Autrement dit, un spectateur va construire le sens d'un film, ou d'un extrait de film, en fonction de ses expériences. Le sens du film ne s'impose pas à lui. Il le construit. Certains y verront, comme Bordwell et Thompson (2000, p.116) les apports de la psychologie gestaltiste : « Cette théorie a fait des tenants de la Gestalt (R.Arnheim, H. Münsterberg) les défenseurs de l'idée selon laquelle la forme filmique fait travailler le spectateur». Ainsi, le spectateur ne se contente pas, pour donner du sens à un récit, d'interpréter les éléments que le réalisateur lui montre. Il recrée, par inférences, des faits, des événements qui ne lui sont pas présentés dans le film. Cette double activité spectatorielle repose sur la différence que font certains auteurs entre une histoire et un récit. L'histoire est la somme de tous les faits présentés explicitement dans le film ou déduits par le spectateur. Le récit désigne les éléments présentés de l'histoire et les éléments extradiégétiques (sons et images) qui vont influer sur la compréhension de l'histoire. Le récit peut, en effet, contrairement à l'histoire, contenir des éléments qui ne participent pas à la diégèse, ce pseudo monde raconté dans le film, par exemple une musique ou un commentaire venant d'une source extérieure à ce pseudo espace. Différence entre Histoire et Récit45(*) (D'après Bordwell et Thompson, 2000)
« Du point de vue du sujet percevant (...) tout ce qui se présente à lui, c'est le récit, le film tel qu'il est lui donné à voir. Il crée l'histoire à partir des informations fournies par le récit. (...) » (Bordwell et Thompson, 2000, p.122). Il est intéressant de noter que cette idée d'une « double création » fut décrite dans les années 20 par le formaliste russe Boris Eikhenbaum sous le nom de : processus de discours intérieur. Bien que parfois identifié à la pensée (Albéra, 1996, p.236), le discours intérieur renvoie à la notion d'effort spécifique (au cinéma) réalisé par le spectateur : « Le spectateur doit effectuer un effort cérébral complexe quasiment absent de la pratique courante. (...) Il doit continuellement composer la chaîne de ciné-phrases, faute de quoi il ne comprendrait strictement rien. Pour certains, cet effort cérébral est d'ailleurs difficile, fatiguant, inhabituel et déplaisant » (Eikhenbaum, Problèmes de ciné-stylistique, in Albéra, p.44-45). Dans un précédent article intitulé « Littérature et cinéma », publié en 1926, Eikhenbaum46(*) insistait davantage encore sur le fait que la perception et la compréhension d'un film sont liées à la formation de ce discours intérieur qui relie entre eux les cadres isolés, autrement dit à un montage mental effectué par le spectateur à la vue des plans montés par le cinéaste : « Le spectateur ne se contente pas de regarder attentivement chaque nouveau cadre pris séparément, il le confronte avec le précédent et le suivant. Le sens de chaque cadre dépend en grande partie de son lien avec ses voisins. Un même cadre peut avoir différentes nuances de sens selon ses rapports avec les autres. A charge pour le spectateur de deviner ce sens selon ses rapports avec les autres»47(*). Plusieurs décennies avant les modèles de Sol Worth, de Palo Alto et le constructivisme, Eikhenbaum concluait donc en l'importance d'une compréhension mutuelle passant par la connaissance réciproque des processus de construction de sens par le spectateur et le réalisateur : « Une des préoccupations essentielles du réalisateur est de faire en sorte que le cadre (au sens de plan et cadrage) « parvienne » au spectateur, c'est-à-dire qu'il devine le sens de l'épisode ou, en d'autres termes, qu'il le traduise dans le langage de son discours intérieur. Ce discours entre ainsi en ligne de compte dans la construction même du film ». Il insistait sur ce double travail de montage et de construction : « A charge pour le spectateur de deviner le sens, de mettre en rapport les cadres, et pour le réalisateur de concevoir le montage de façon que ces rapports et les sens qu'ils engendrent (tantôt littéraux, tantôt métaphoriques) « passent ». (in Albéra, 1996, p.206) Toutefois, il est possible d'aller plus loin encore grâce à l'approche semio-contextuelle en dépassant les aspects purement narratifs et montagistes, en s'intéressant non pas à un seul acteur, ni même à deux (le réalisateur et le spectateur) mais à tous les acteurs d'une situation de communication dont on peut faire varier le cadrage. Ainsi, le réalisateur mais aussi le propriétaire de la salle de cinéma, le diffuseur, etc. peuvent vouloir agir sur la situation de communication afin d'influencer le sens. * 45 Pour plus de détails : voir le chapitre consacré à l'approche narratologique * 46 in Albéra (1996, p.206) * 47 Eikhenbaum prévoyait que ce travail allait s'accroître avant l'évolution du cinéma : « Le cinéma exige du spectateur une technique particulière dans l'art de deviner ; et, bien sûr, avec l'évolution du cinéma, cette technique se compliquera. Dès à présent (en 1927), les réalisateurs se servent souvent de symboles et de métaphores dont le sens est directement emprunté aux métaphores verbales courantes ». |
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