Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
C- Le modèle sémantico-syntaxiqueLes travaux de Rick Altman sur la comédie musicale hollywoodienne368(*) sont à l'origine d'un modèle théorique des genres, modèle que d'aucuns considèrent comme dominant à l'heure actuelle. Plutôt que d'opposer les éléments sémantiques du genre (traits, attitudes, personnages, décors, éléments techniques cinématographiques, etc.) et ses éléments syntaxiques (qui organisent de façon spécifique les relations entre les éléments du film), Altman propose de les combiner pour donner une définition sémantico-syntaxique du genre. Le but est de définir le genre à la fois par des personnages, des lieux, des modes de filmage de ces personnages et de ces lieux, et par une organisation de ces éléments. Autrement dit, les éléments sémantiques sont le contenu du film et les éléments syntaxiques constituent la structure narrative dans laquelle il s'insère369(*). L'intérêt de l'approche d'Altman est qu'elle combine deux ensembles d'éléments qui, généralement, sont pris en compté séparément. Or, comme l'écrit Altman370(*) lui-même : «Un groupe de films ayant une syntaxe commune mais ne partageant pas d'éléments sémantiques (et réciproquement) ne sera pas reconnu comme constituant un genre. Un genre, donc, au sens fort auquel je me tiendrai, n'est ni une construction théorique non attestée historiquement, ni un type historique inacceptable d'un point de vue théorique. Un genre n'existe pleinement qu'à partir de l'instant où l'on met en place une méthode pour organiser sa sémantique en une syntaxe stable. » Moine (2002, p.59) y voit un autre avantage non négligeable pour notre réflexion : « cette théorie - révisée par son auteur en 1999371(*) - est susceptible d'intégrer des analyses de réception des genres, de se compléter d'une dimension pragmatique, et elle devient alors une approche « sémantico-syntaxico-pragmatique » du genre. Elle ne s'intéresse plus seulement aux jeux des traits sémantiques et syntaxiques dans les films, mais elle rend compte de la variété des usages et des lectures du genre (par les spectateurs, les producteurs, les critiques, etc..)». Cette évolution conduit à la distinction entre la reconnaissance théorique d'un genre, à partir de caractéristiques sémantiques et syntaxiques, et la reconnaissance sociale du genre par une communauté d'individus, professionnels du cinéma ou simples spectateurs. II- L'utilité des genres et de leur analyse L'intérêt d'une classification des films par genre dépasse largement l'aspect purement descriptif. Elle est utile aussi bien aux cinéastes qu'aux spectateurs. Aux premiers qui, dès lors qu'ils ont choisi le genre du film qu'ils voulaient faire, ont des règles, des formules à employer. Il existe, en effet, « des conventions (règles, formules) répétées dans les films d'un même genre ; ces conventions s'insèrent dans un processus de communication qui excède les films, leurs éléments thématiques ou leurs procédés formels » (Moine, 2002, p.32). Aux spectateurs qui, lors de leur sélection d'un film parmi d'autres dans un programme, s'aideront du critère de genre et se prépareront à visionner un film ayant certaines caractéristiques. Comme l'écrit Casetti (1999, p. 298) : « le genre est cet ensemble de règles partagées qui permettent à l'un - celui qui fait le film - d'utiliser des formules de communication établies et à l'autre - celui qui le regarde - d'organiser son propre système d'attentes ». Il existe en fait deux positions divergentes face à ces règles, comme il en existe face à tous les autres codes filmiques, le respect strict et la liberté créatrice. La première attitude fut celle des formalistes soviétiques, de 1915 à 1930, qui conduisit à enfermer un genre, un ciné-genre372(*), dans un carcan formel. Un phénomène qui peut, paradoxalement, pousser à la révolte les cinéastes qui ne l'acceptent pas, qui créent alors un nouveau genre, avec de nouvelles règles formelles, jusqu'à ce qu'une nouvelle révolution fasse tourner la roue de la créativité. La deuxième attitude consiste à admettre l'existence de règles dans chaque genre sans qu'il y ait l'obligation de les respecter. Bien que cette attitude plus libérale soit actuellement dominante, il n'en demeure pas moins vrai que des caractéristiques communes se retrouvent dans les films d'un même genre, faute de quoi l'existence du genre serait contestable. En conséquence, plutôt que de partir des règles formelles pré-définies du genre et de vérifier a posteriori si le film considéré respecte ou ne respecte pas ces règles pour pouvoir en conclure en son appartenance ou à sa non-appartenance au genre, il a semblé plus judicieux à certains auteurs de chercher dans les films d'un même groupe, d'un genre pré-supposé, les caractéristiques, les structures communes. Ils procèdent « - du moins officiellement - non plus par déduction théorique, mais par analyse systématique. Un grand nombre d'analyses de genre, pour échapper aux longues listes éclatées et hétérogènes d'éléments thématiques ou formels, choisissent de repérer dans les films des types d'intrigues, des situations narratives qui organiseraient le genre » (Moine, 2002, p.46 ». Moine cite notamment Noël Carroll qui distingue dans le film d'horreur et d'épouvante deux principaux types d'intrigues qui narrativisent de façon différente une méfiance par rapport à la science : - l'intrigue de « découverte » (Discovery plot) qui développe sa trame sur l'incompétence et l'inefficacité de la science, de ses représentants institutionnels, de la pensée rationnelle ; - et l'intrigue de « démesure » (Overreacher plot) sur les dangers d'une activité scientifique exercée sans limite. Après recherche et lecture de différentes études de genre, l'analyse qui nous a semblé être la plus intéressante, parce qu'elle ne se borne pas à analyser les scénarios - comme le font la plupart des autres373(*) -, qu'elle s'intéresse aux images, qu'elle chronomètre rigoureusement les scènes des films, et qu'elle utilise une analyse factorielle pour traiter tout le matériau filmique est l'étude réalisée par Olivier Philippe sur les films policiers français de 1965 à 1992 (voir annexe IV). Philippe met en évidence, en plus de la structuration en plusieurs étapes, des éléments caractéristiques du genre policier, en France, au cours de la seconde partie du XXème siècle : les personnages principaux et secondaires, les lieux de l'action, l'éclairage (intérieur vs extérieur, jour vs nuit), la musique (absence ou présence), etc. Cette étude montre bien que ces caractéristiques ne sont pas des règles formelles fixées définitivement. Un film peut appartenir au genre policer sans les respecter. De plus, ces règles peuvent être utilisées dans d'autres genres cinématographiques que le genre policier. En conséquence, le genre cinématographique évolue - naît, se développe puis décline voire disparaît au profit de nouveaux genres. Ses caractéristiques évoluent également et ne sont pas son exclusivité. Les spectateurs contribuent par le nombre d'entrées dans les salles, à sa révélation, à son développement artistique et économique mais aussi à l'évolution de ses caractéristiques. Par exemple, par rapport à la liste des traits pertinents et des particularités iconographiques dans le film noir qui désignent les homosexuels, liste dressée par Richard Dyer (1993, p.200-219), nous ne pouvons que nous féliciter que les codes notamment vestimentaire et gestuelle aient évolué (voir annexe IV). Depuis quelques années, y compris dans les films noirs, la caractérisation homosexuelle est moins grossière et caricaturale, notamment en raison de l'évolution des moeurs, des lois et des normes sociales. Ce qui tend à montrer, une fois encore, qu'un code est sujet à évolution et que les spectateurs eux-mêmes, individuellement ou collectivement par le biais des groupes de pression, sont fréquemment à l'origine de changements. III- La reconnaissance sociale d'un genre La reconnaissance sociale est pour beaucoup dans l'utilité des genres, utilité culturelle et/ou économique. Moine (2002, p.60) considère même que le genre n'existe que s'il est « reconnu par une communauté. (...), c'est-à-dire lorsque se met en place une formule filmique, à laquelle les films se rattachent par des niveaux de généricité différents, et identifiable par un public. ». Un point de vue également partagé par de nombreux auteurs dont Liandrat-Guigues et Leutrat (2001, p117-118) qui cependant semblent s'attacher davantage aux spectateurs qu'aux cinéastes : « Un genre est ce que, collectivement, on croit qu'il est à un moment donné. (...) Le genre suppose l'existence de conventions acceptées comme telles par le spectateur, c'est-à-dire qu'il fonctionne comme horizon d'attente. » Cette notion d'horizon d'attente est reprise par Journot (2004, p.61) : « le genre se définit par ses invariants, qui constituent un horizon d'attente pour le spectateur, et par sa propension à la citation, à l'allusion, à tous les effets intertextuels par lesquels le film met son spectateur en position de reconnaître les films antérieurs ». Toutefois, la logique du marché semble contestée, voire inversée, par Jean-Loup Bourget (2002, p.9) lorsqu'il se demande « si le genre est une catégorie formelle, c'est-à-dire regroupant les films qui obéissent (sans qu'on sache nécessairement si la chose est délibérée ou inconsciente) à un ensemble de règles narratives, dramatiques, stylistiques ... mettant en images un certain type de récit, mettant en scène certains types de personnages - ou s'il s'agit d'une catégorie commerciale, délibérément façonnée par les producteurs pour répondre aux goûts (du moins aux goûts supposés) du public. » Il n'en reste pas moins vrai que les cinéastes et les spectateurs sont les premiers intéressés par la stabilité du genre374(*). Les objectifs de minimisation des risques, de maximisation de la probabilité de succès sont, en effet, souvent cités puisque pour certains auteurs la codification du genre est « une codification a posteriori (...) façonnée de manière pour ainsi dire pragmatique, par une série de tentatives et par leur succès ou non auprès du public » (Bourget, 2002, p.10). Le succès conduit, en effet, les producteurs à standardiser, à respecter des codes et, notamment la formule sémantico-syntaxique qui a « marché ». Comme dans toutes les industries, y compris le cinéma : « la standardisation est un processus dual motivé à la fois par les nécessités de la production de masse et par la recherche d'une norme d'excellence. La standardisation des pratiques stylistiques du modèle classique hollywoodien rendait la production plus rapide, plus productive et donc plus profitable » (Creton, 2001, p.42) Le processus de fabrication et de consommation d'un produit-film étant très semblable à celui d'un bien non culturel : « L'établissement et la reconduction de cette formule sémantico-syntaxique suppose donc que ceux qui font un « film de genre » (producteurs, cinéastes, scénaristes, etc.) puissent le concevoir comme relevant de ce genre et que les spectateurs puissent le recevoir comme tel. Il faut donc qu'un public reconnaisse le genre dans le film, l'identifie, et se retrouve dans la formule sémantico-syntaxique proposée pour assurer son succès et sa pérennité. » (Moine, 2002, p.60). Ainsi, dans le cinéma gore, l'innovation majeure en matière de cadrage est le recours systématique au gros plan sur des plaies béantes et les mutilations. * 368 Rick Altman, La Comédie musicale hollywoodienne, Paris, A. Colin, 1992 * 369 Altman définit la comédie musicale à partir de cinq paramètres sémantiques et de cinq paramètres syntaxiques, chacun des deux niveaux renvoyant évidemment à l'autre. (Altman, 1992, p.117-126). Les cinq critères sémantiques sont : - le format : la comédie musicale est un récit (une histoire) ; - la longueur : la comédie musicale doit intégrer plusieurs chansons au récit et seule la forme du long métrage le permet en général ; - les personnages : l'intrigue est construite autour d'un couple d'amoureux dans une société humaine ; - le jeu de comédiens : il combine le réalisme (comportement non dicté par la musique) et les mouvements rythmiques (comportement dicté par la musique) ; - la bande sonore : la comédie musicale mêle les sons qui composent la musique et ceux qui sont extérieurs à l'expression musicale. Les cinq paramètres syntaxiques sont : - la stratégie narrative : le film procède par alternance, confrontation et parallélisme entre personnages de sexe opposé, chacun d'eux étant porteur d'une valeur culturelle distinctive. - Le couple/récit : la comédie musicale établit une relation de cause à effet entre la formation réussie du couple et le succès de péripéties. - La musique/récit : la musique et la danse sont des agents actifs de la production du sens. Elles expriment la joie individuelle ou collective. - L'image/son : la comédie musicale inverse la hiérarchie du récit classique entre image et son aux dépens de l'image. * 370 Altman (1992, p.132-133) * 371 Rick Altman, Film/Genre, Londres, BFI, 1999 * 372 Adrian Piotrovski, « Vers une théorie des ciné-genres », in François Albéra(dir.), Les formalistes russes et le cinéma. Poétique du film, Paris, Nathan, 1996, p.144 : « On appellera ciné-genre un ensemble de procédés touchant à la composition, au style et au sujet, liés à un matériau sémantique et à une visée émotionnelle spécifiques, mais entrant entièrement dans un système générique précis de l'art, celui du cinéma. Pour établir les ciné-genres (...), nous examinerons donc l'utilisation de l'espace, du temps, des hommes et des objets, en fonction des différents genres, du point de vue du montage et de la photogénie ; la disposition des parties du sujet ; les rapports qui s'instaurent entre les différents éléments à l'intérieur du genre » * 373 Moine (2002, p.48) : « Une telle approche privilégie les scénarios des films au détriment de leurs images. Le reproche inverse pourrait d'ailleurs être formulé à l'encontre des analyses iconographiques qui définissent les genres par la récurrence d'images symboliques dotées d'une même signification d'un film à l'autre : le cheval au galop dans le désert ou la figure de John Wayne pour le western, le sabre et le kimono pour les films d'arts martiaux, la gabardine du privé ou du commissaire pour le film policier, le vaisseau spatial dans l'espace intersidéral pour le film de science-fiction, etc. » * 374 Moine (2002, p.61) : « On affirme souvent que les genres sont au cinéma un modèle efficace de production industrielle parce qu'ils offrent aux producteurs une formule qui précède et programme la production industrielle : en appliquant à un sujet nouveau une recette éprouvée qui garantirait le succès d'un film, les producteurs minimiseraient les risques et rationaliseraient la production. » |
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