Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
II- Les relations images-sons
Une autre classification que celle fondée sur la nature des éléments de la bande son (voix, bruits, musique) est tout aussi importante. Elle distingue les sons selon la localisation de leur source émettrice : les sons in, les sons hors-champ, les sons off. Ces deux classifications peuvent, bien entendu, être croisées :
Tout ce qui est in a une source visible à l'écran. Les sons in font partie de la partie de la fiction et appartiennent à son espace/temps. Une voix in est une voix d'un personnage présent à l'écran, qu'il parle à un autre personnage ou qu'il soliloque, qu'il se parle à lui-même. Que la voix soit en version originale (V.O.) ou qu'elle soit doublée, par exemple en version française (V.F.) n'a aucune importance, dans cette classification. Un bruit in est un bruit synchrone avec la source du bruit (objet, machine, véhicule, arme, etc.) en fonctionnement, que le bruit soit le résultat d'un bruitage ou non. Une musique in est une musique jouée par un musicien ou un groupe ou un orchestre que l'on voit en train de jouer à l'écran, d'où le nom qu'on lui donne de musique d'écran. Une musique de film peut être une musique d'écran dans certains plans et une musique off (dite également de fosse) dans d'autres plans comme, par exemple, la musique de Georges Delerue dans le film Diên Biên Phû de Pierre Schoendoerffer (1992), « jouée » par la violoniste Béatrice Vergnes (interprétée par Ludmila Mikaël) à l'Opéra de Hanoï, dans de nombreux plans, tout au long du film. Les sons hors-champ sont des sons qui proviennent du hors-champ spatial, c'est-à-dire de l'espace qui n'est pas filmé par la caméra et qui n'est donc pas visible à l'écran par le spectateur. Une voix hors-champ sera, par exemple, celle d'un personnage, hors-champ, qui interpelle un autre personnage dans le champ. Une musique hors-champ sera, par exemple, une musique que le spectateur entend, dont il ne voit pas la source mais qu'il peut situer comme étant dans la diégèse320(*), parce qu'il a pu voir la source musicale ou la verra dans un autre plan (par exemple, un orchestre dans la rue). Ces sons hors-champ peuvent avoir, en effet, un effet retard (par exemple, un bruit d'une voiture qui n'est plus visible), ou un effet d'anticipation (par exemple, le bruit du tonnerre qui approche). Dans ce cas, ce sont des sons dits non-simultanés. Les sons hors-champ sont, comme les sons in, des sons diégétiques, c'est-à-dire des sons qui ont leur source dans le monde produit par le film (Odin, 1990, p.244-245). Les sons off sont des sons extérieurs à la fiction. Ils sont donc non diégétiques ou extra-diégétiques autrement dit non situés dans l'espace/temps de la fiction. Ils viennent d'un « ailleurs », identifiable ou non. Il peut s'agir d'une voix off d'un narrateur, anonyme ou de celle du personnage qui conte son histoire. Ce peut être une musique de fosse dont on ne sait d'où elle vient mais qui accompagne l'action pour augmenter l'émotion chez le spectateur. Par exemple, une musique langoureuse pour accompagner une scène amoureuse. Il existe des films dans lesquels tous les sons sont off, c'est-à-dire extradiégétiques : Bordwell et Thompson (2000, p.404) citent notamment War requiem de Derek Jarman (1989) qui ne contient que des musiques extradiégétiques. La plupart des films documentaires sont également composés, en grande partie voire en totalité, de sons off, extradiégétiques tels que les commentaires en voix off et une musique orchestrale d'accompagnement. Les bruits off sont beaucoup plus rares. Bessière (2000, p.55) en cite un exemple : «Dans La gloire de mon père, le crissement sur le papier de la plume « tenue » par Marcel Pagnol qui se remémore. Dans ce cas, les bruits off émanent de l'espace de la voix off ». Cette présentation des sons in, hors-champ et off en a fait apparaître une troisième qui distingue les sons diégétiques des sons extradiégétiques, et une quatrième qui distingue les sons simultanés (images/sons) des sons non simultanés que certains auteurs ne confondent pas avec les sons synchrones et les sons non-synchrones. Quelques classifications des sons
Les sons ont donc une dimension spatiale et temporelle, en plus des dimensions rythmique, esthétique et narrative qui ont, comme nous le verrons plus loin, un fort impact émotionnel sur le spectateur. Ils offrent donc aux réalisateurs un grand nombre de possibilités créatives : changement de rythme, contraste sonore, changement d'intensité, effet de surprise d'un son que le spectateur croit extradiégétique et qui est - il le verra dans la suite du film - diégétique, flashback sonore, etc. Les combinaisons de techniques sont si nombreuses qu'aucun réalisateur ne pourrait toutes les utiliser dans un film. Bordwell et Thompson (2000, p.411-414) ont tenté de résumer les relations spatiales et temporelles possibles entre image et son dans le tableau suivant : Les différents sons au cinéma selon les choix en matière de temps et d'espace (Bordwell et Thompson, 2000, p. 412)
Bien que critiquées par certains auteurs, ces différentes typologies ont, entre autres choses, l'intérêt de mettre en exergue l'importance des éléments non diégétiques dans la bande son, ce qui la différencie de la bande image. « Par rapport à la bande-image, elle comporte beaucoup plus de matériel non diégétique. La musique de film, notamment, est principalement extra-diégétique (la musique de fosse), mais c'est aussi le cas d'une proportion non négligeable de la bande-paroles : dans certains films, par exemple, la plupart des documentaires, mais aussi de nombreux films de fiction, un commentaire trouve sa source hors de la diégèse ». (Aumont et Marie, 2000, p.149) Une autre différence majeure avec la bande image est que la bande son ne peut pas être découpée facilement. « La bande-son apparaît souvent comme un continuum, un magma qui s'étire à la fois verticalement, car les sons se superposent, et horizontalement, tant il est vrai que les silences sont rares au long des quatre-vingt minutes d'un film (...) Tandis que le spectateur se trouve visuellement promené d'un point à l'autre de l'espace de la scène, d'une taille de plan à une autre, avec une soudaineté qui n'existe pas dans la vie quotidienne, la bande-son se déroule linéairement, exempte, dans la plupart des oeuvres, de cette coupure violente qui est monnaie courante dans la bande-image» (Jullier, 1995, p.7-8)327(*) Toutefois, en dépit de sa rareté, il faut garder à l'esprit que le silence est une composante dramatique que ne pas peut ignorer un réalisateur. « Dans l'espace cinématographique, un espace de silence au milieu d'un contexte sonore est aussi intense que l'intervention du son ou de la musique après un long silence. Le silence brise le son avec la même intensité que le son brise le silence » (Litwin, 1992, p.107) Une troisième différence entre la bande image et la bande son vient du fait que l'image sur l'écran ne subit que peu de perturbations contrairement au son émis par les hauts-parleurs ce que Roger Odin appelle le problème de l'écoute filmique. « Le spectateur de cinéma est dans une salle de spectacle, entouré d'autres spectateurs ; bien que l'obscurité règne, le contact entre les spectateurs n'est pas totalement aboli (...) ; parfois des courants auditifs s'établissent, des signes d'émotions s'échangent ; parfois, aussi, ces sons deviennent des « bruits » au sens que la théorie de l'information donne à ce terme : ils perturbent l'audition filmique tout comme le perturbe le grincement de sièges, le ronflement du projecteur, etc. » (Odin, 1990, p.139) Une quatrième différence entre la bande image et la bande son est consécutive à celles qui existent entre les perceptions visuelles et les perceptions auditives. Comme l'écrit Michel Chion, « l'oreille analyse, travaille et synthétise plus vite que l'oeil. Si l'oeil est plus lent, c'est parce qu'il a plus à faire : il travaille à la fois l'espace, qu'il explore, et dans le temps, qu'il suit. Il est donc vite dépassé lorsqu'il doit assumer les deux. L'oreille, elle isole, une ligne, un point de son champ d'écoute, et elle suit ce point, cette ligne dans le temps ». Et Chion (2000, p.14) de conclure : «en gros, l'oeil est donc plus habile spatialement, et l'oreille temporellement ». Certains auteurs vont jusqu'à considérer que la bande son et, en particulier, les voix et paroles, peuvent détourner l'attention du spectateur de la bande image. Ainsi, selon Opritescu (1997, p.127-128) « Le mot et l'image sont deux véhicules de la communication qui demandent deux modes de réception totalement différents. Le message véhiculé par la langue parlée demande une communauté de code, ethnologique et/ou culturelle entre le locuteur et le récepteur (...) Cette double perception fait la richesse du langage filmique mais aussi la difficulté de l'analyse et de l'appréhension de sa spécificité car à l'école nous sommes tous fortement conditionnés par des siècles d'éducation au moyen du verbe ». Toutefois, a contrario, certains réalisateurs, dont Peter Greenaway328(*), considèrent qu'une bande image trop découpée, animée par une sorte de « danse de Saint Guy (...) avec leur diarrhée de travellings » peut atténuer l'impact du dialogue. En revanche, « si la caméra est statique le public écoute mieux le dialogue. Et (dans Meutre dans un jardin anglais) il était nécessaire que chaque mot soit vraiment entendu. Il est temps de donner au langage la place qui lui est due dans les films ». L'idée d'une hiérarchie entre les éléments sonores est développée également par Chion qui considère les voix comme l'élément premier, allant jusqu'à distinguer les voix humaines et tous les autres éléments sonores : « il y a les voix, et tout le reste. Autrement dit, dans n'importe quel magma sonore la présence d'une voix humaine hiérarchise la perception autour d'elle (Aumont et Marie, 2000, p.150). Toutefois, cette hiérarchisation ne doit pas occulter le fait que chacun des éléments sonores peut être supérieurs à l'autre, dans certaines circonstances, pour atteindre certains objectifs (esthétiques, narratifs ou autres), ou nécessaires à une meilleure compréhension, par exemple pour lever une ambiguïté, limiter la polysémie de l'image, etc. Par voie de conséquence, il nous semble, comme le suggère Laurent Jullier (1995), utile de distinguer la nature du son et ses fonctions au sein d'un récit : « Pour un objet sonore, constituer un bruit de cloches et annoncer la libération de Paris n'est certes pas la même chose (Paris brûle-t-il ?). La sonnerie des cloches fait partie des matières de l'expression et l'annonce de l'événement fait partie des fonctions assignées aux éléments de la matière d'expression. Cette distinction se retrouve chez D. Château avec le niveau matériel (« propriétés physiques des sons, indépendamment de tout système d'expression ») et le niveau formel (« valeur fonctionnelle dans le processus de communication » (Jullier, 1995, p.124-125). Pour répondre à cette séparation souhaitable des éléments sonores, à leur hiérarchisation, à leur code (filmique mais non cinématographique) et à leur fonctionnalisation, nous les développerons par la suite, chacun séparément, en tentant de mettre en évidence le sens qu'ils véhiculent prioritairement. * 320 Dans un film narratif, la diègèse est, rappelons-le, le pseudo monde de l'histoire racontée dans le film. Elle comprend tous les événements qui sont présentés aux spectateurs mais aussi ceux qui sont supposés avoir été présentés ainsi que ceux ne sont pas montrés à l'écran mais qui appartiennent à l'espace-temps du récit. * 321 Le flashback sonore consiste à associer une image du présent avec un son du passé * 322 Le flashforward visuel consiste à associer une image du futur avec un son du présent * 323 Le pont sonore se situe soit au début d'une scène, soit à la fin d'une scène. Au début, il s'agit d'un débordement du son (musique, bruits, voix, etc.) de la scène précédente. A la fin d'une scène, le son de la scène suivante débute avant qu'elle ne soit terminée. Le pont sonore est généralement utilisé pour créer des transitions plus fluides ou pour surprendre et désorienter le spectateur. * 324 Le chevauchement sonore est un raccord de montage qui consiste à conserver les sons d'un plan A sur les images d'un plan B qui, bien sûr, n'en montre plus la source. * 325 Le flash-forward sonore consiste à prendre un son futur (par exemple du plan 13) pour accompagner les images d'un plan antérieur (par exemple du plan 2). Jean-Luc Godard l'utilise dans Bande à part (1964) : le rugissement d'un tigre est entendu, en hors champ, plusieurs plans avant que le spectateur ne voit l'animal. * 326 Le flashback visuel consiste à montrer des images du passé avec un son du présent, généralement le son de l'action en cours qui se prolonge nonobstant le flashback visuel. * 327 Laurent Jullier (1995, p.7-8) : « Depuis le début des années quatre-vingt, la théorie du cinéma s'intéresse de près à la composante sonore des films. (...) La vague structuraliste elle-même, et pour être plus précis le courant sémiologique qui se proposait, dans les années soixante, d'adapter les méthodes de la linguistique structurale à d'autres objets que le langage verbal, avait à peine effleuré le sujet. C'est que la bande-son ne se présente pas comme un objet découpé, ainsi que peuvent l'être une phrase avec des blancs entre ses mots, ou même une image dont les quatre bords tranchent les objets pris dans le cadre et induit une dialectique champ/hors champ. (...) Jusqu'à une date récente, la parade favorite des chercheurs consistait à choisir comme objet d'étude des sons filmiques un peu particuliers (...) En premier lieu, la voix qui sert de support aux mots et permet à l'analyste de convoquer toute une batterie d'outils théoriques élaborés par la linguistique et la narratologie, sans oublier la psychanalyse ; en second lieu la musique, de manière plus marginale car ces chercheurs étaient plus fréquemment linguistes que musicologues. » * 328 interrogé par Ciment (2003, p.325) |
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