Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
V- Les apports de la pragmatique du filmLa pragmatique du film étudie les relations, non pas entre le spectateur et le cinéma, mais entre le film et le spectateur et, notamment, ce qui se passe pendant la projection d'un film particulier et la façon dont ce dernier dirige la compréhension de son spectateur. Esquenazi (1994) se place dans cette perspective lorsqu'il défend les quatre thèses suivantes : - Les liens entre spectateur et film se nouent autour du mouvement. Le mouvement offre au spectateur une localisation dans le film, à lui de l'accepter ou non. - Si le mouvement prend sens, c'est qu'il constitue des lieux de perception, appelés espaces-temps, qui sont construits par le film. - Le spectateur participe au film de deux façons : il entre dans le film, le voit, et il se voit dans le film, le comprend à l'intérieur de son esprit. - Le sens du film doit être envisagé comme la série des structures de sens qui apparaissent successivement au spectateur. Le film fonctionne comme une mémoire en formation, ce que Esquenazi appelle un individu mémoriel qui organise la série des interprétations et des attentes du spectateur vis-à-vis du film. Dans son ouvrage, Film, Perception et Mémoire, Esquenazi étudie l'action effective du film sur le spectateur mais aussi, ce qui le rapproche de l'école de Palo Alto, de l'action effective du spectateur sur le film : « il nous semble que le film produit comme sens naît des associations effectuées par le spectateur pendant la projection, et que le film, comme discours cohérent, isolé de sa réception, n'existe pas » (Esquenazi, 1996, p. 12) Nous retiendrons également que, selon lui, le problème de la perception-mémorisation-compréhension est essentiel lors du visionnage d'un film parce que le spectateur est sans cesse confronté à des images neuves et qu'il doit situer ces images vis-à-vis des anciennes. Ce processus qui conduit le spectateur à la compréhension exige de lui qu'il mémorise les événements du film ainsi qu'une aisance et des efforts pour circuler entre les événements mémorisés. Les deux pragmatiques, celle du cinéma d'Odin et celle du film d'Esquenazi, rejoignent l'approche communicationnelle typique en sciences de l'information et de la communication (Mucchielli, 2001). VI- Les apports des recherches sur la communicationNous ne reviendrons pas sur la théorie de l'information de Shannon et Weaver35(*), ni sur le schéma classique de Laswell36(*) dont les modèles sont qualifiés de mécanistes et ont suscité des réactions, donc des évolutions, comme celles de l'Ecole de Palo Alto aux Etats-Unis. Nous ne présenterons que le modèle de Sol Worth qui a largement contribué à la naissance du modèle de la sémio-pragmatique de Roger Odin. Selon ce dernier : « le modèle de Sol Worth37(*) 38(*) 39(*) a pour point de départ une constatation : le film n'a pas de sens en lui-même. Un film n'acquiert de sens que dans sa relation à un Sujet percevant. » (Odin, 1982, p.137). A- Le modèle de Sol Worth Sol Worth distingue deux types de relation Sujet percevant-film : la relation attributive et la relation communicative. La relation attributive s'instaure lorsque le sujet percevant attribue un sens au film en construisant ce sens à partir d'informations extérieures au film lui-même. Pour illustrer cette relation et la procédure d'interprétation, Sol Worth cite l'exemple d'un test de lecture de film effectué auprès de jeunes enfants. La séquence projetée montrait un médecin passant à côté d'un blessé sans lui porter secours. Certains enfants déclarèrent qu'ils aimaient ce médecin parce que c'était quelqu'un de bon qui soignait le blessé. Mais, à la relance de l'enquêteur leur demandant de justifier leurs propos, ces enfants répondirent soit que le personnage présenté sur l'écran était quelqu'un de bon parce que c'était un médecin, soit qu'ils pensaient que le médecin soignait le blessé parce que c'est ce que font habituellement les médecins. Cet exemple montre que la relation attributive se fonde sur des stéréotypes culturels, sur la connaissance du monde des spectateurs et qu'elle peut aboutir à des significations en contradiction totale avec les actions montrées à l'écran. L'attribution peut également se fonder sur les obsessions et les fantasmes personnels du Sujet percevant. Odin en conclut que « le sujet qui aborde un film suivant cette stratégie peut « joyeusement extraire » de ce film n'importe quelle signification. » (Odin, 1982, p.138) Schéma du fonctionnement de la stratégie attributive (D'après Worth et Odin) Film Sens Sujet percevant Obsessions Fantasmes personnels Stéréotypes culturels Connaissance du monde La relation communicative s'instaure, quant à elle, lorsque le Sujet-percevant construit le sens du film à partir des informations qui lui sont fournies par les images projetées. Dans ce cas, la séquence de film projetée à un public de jeunes enfants pourrait être interprétée comme la représentation de ce qu'est un médecin inhumain. Et de fait, les remarques des enfants qui abordaient cette séquence, dans une perspective communicative, furent significatives à cet égard : « s'ils avaient voulu que je pense que le docteur lui venait en aide, ils auraient montré un plan du docteur avec un stéthoscope ou en train de l'aider. » La stratégie communicative implique que le spectateur construise à partir des éléments qu'il repère dans le film une structure susceptible de conduire à une signification. (Odin, 1982, p.140) Schéma du fonctionnement de la stratégie communicative (D'après Worth et Odin) Modèle de réalité Recherche et construction d'une structure
FILM Assumption of Intention ou Conviction du spectateur et croyance en l'existence d'une signification dans le film Structure Signification Sujet percevant Contexte socio-culturel Dans le schéma idéal, donc en réalité exceptionnel : « processus d'encodage et processus de décodage sont symétriques : le spectateur perçoit les éléments du film, les transforme en signes, les articule en une structure homologue construit par le réalisateur et en infère une signification qui n'est autre que ce que l'auteur voulait communiquer. » (Odin, 1982, p.143). Lorsque l'adéquation entre le réalisateur et le spectateur s'établit, la communication est dite réussie. Le schéma rappelle donc le modèle du code, que nous avons précédemment décrit, qui fonde la compréhension mutuelle sur le partage du code, les interlocuteurs associant à des signifiants donnés les mêmes signifiés. La compréhension est mutuelle, en effet, lorsque le film traduit bien l'intention du réalisateur et que l'interprétation du spectateur lui correspond, c'est-à-dire quand le réalisateur et le spectateur coconstruisent une même réalité à partir de signes. (Le Boeuf, 2000, p.44). Toutefois, pour Sol Worth40(*), cette parfaite adéquation ne saurait être qu'exceptionnelle, voire à exclure totalement. Par ailleurs, comme le fait remarquer Roger Odin, il est plus que probable que plusieurs sujets percevants ont toutes les chances d'aboutir à la construction de sens différents. « L'un va voir dans Le Désert Rouge41(*) d'Antonioni l'histoire d'un cas de folie , l'autre l'exposé d'un problème social, un autre s'intéressera au travail de la couleur, ou au jeu de tel ou tel acteur. » (Odin, 1982, p.145) Certains reprocheront au modèle de Worth d'être encore trop linéaire, de s'appuyer implicitement sur les couples Destinateur-Destinaire ou Emetteur-Récepteur et Production-Réception. Pour éviter cette critique, Odin suggérera, dans sa thèse, une nouvelle terminologie en proposant de parler d'espace de la réalisation et d'actant42(*) réalisateur, ainsi que d'espace de la lecture et d'actant lecteur, espérant ainsi faire comprendre que la production de sens est pas uniquement du côté du Destinateur et que le Destinataire ne se contente pas de recevoir un message déjà construit. Il veut imposer ainsi la thèse selon laquelle la production de sens est « un calcul opérant par un va et vient incessant entre les déterminations externes (rôle des stéréotypes culturels, des modèles de réalité...) et les déterminations internes (ce qui apparaît sur l'écran, des contraintes issues du film lui-même) » (Odin, 1982, p.155). Toutefois, cette idée forte selon laquelle des va et vient, des échanges s'établissent entre les actants peut paraître abandonnée lorsqu'Odin décrit ce calcul comme une série élémentaire d'opérations dont la linéarité nous a surpris. 43(*) L'école de Palo Alto lève sur ce point toute ambiguïté. * 35 Claude Shannon, un linguiste, et Warren Weaver, un informaticien, ont écrit en 1949, The Mathematical Theory of Communication (University of Illinois-Press, 1949). Leur modèle de l'émetteur-récepteur très critiqué depuis, souvent appelé avec un peu de mépris le modèle télégraphique, présente un processus linéaire de communication avec une codification du message par l'émetteur, en fonction du canal de transmission choisi, et une décodification par le récepteur. * 36 Laswell Harold D. (The Structure and Function of Communication of Society, in Bryson, Lyman, The Communication of Ideas, New York, Harper and Row, 1948, pp.37-51) dont les 5 questions, les 5 W, pour analyser toute communication sont : Who says What through What channel to Whom with What effect, schéma traduit par Qui dit Quoi par Quel canal à Qui avec Quel effet ? * 37 Roger Odin (1982, p.136) : « Les travaux de Sol Worth semblent assez peu connus en France et en Europe. Il faut dire que ces travaux dispersés à travers toute une série d'articles sont assez difficiles à réunir. » * 38 Sol Worth, « The Developpement of a Semiotic of Film », in Semiotica, 1969, I-3, p.289 * 39 Sol Worth, « Pictures Can't Say Ain't », in Versus, 12/5, p.88 * 40 Roger Odin (1982, pp.144-145) : « Sol Worth donne quelques exemples de relations au film que la sémiologie du cinéma devrait être capable d'expliquer. Si le Sujet ignore tout de ce qu'est un film, il percevra des images mais sans songer à le structurer (...) , il peut même être incapable de reconnaître les représentations qui lui sont données de voir. (...). Si le Sujet percevant sait ce qu'est un film, c'est-à-dire s'il présuppose que les images qu'il voit se conforment à une intention de communication, alors un très large éventail de possibilités s'ouvre à lui : - le sujet percevant peut, par exemple, trouver le film stupide et décider de rentrer chez lui. Dans ce cas, il y a bel et bien eu stratégie de communication de la part du Destinataire, mais le jugement négatif porté a conduit à une rupture de cette stratégie ; - le sujet percevant peut également se montrer perplexe face à la signification à attribuer au film ... » * 41 Le Désert rouge (Deserto rosso », drame psychologique de Michelangelo Antonioni (1964) * 42 Roger Odin (1982, p.148) : « Nous utilisons le terme d'actant pour bien marquer qu'il ne s'agit pas là d'un individu (l'auteur du film, le spectateur « en chair et en os »), mais d'une structure qui peut être plus ou moins complexe suivant le sous-ensemble institutionnel dans lequel s'effectue la communication cinématographique (l'actant-réalisateur d'un film de fiction commercial est extrêmement complexe - cf . l'énumération des participants au générique - alors que l'actant réalisateur d'un film de famille se réduit le plus souvent à un seul individu : le père de famille. » En outre, il appelle: « - film-réalisation, le film doté de sens tel qu'il est produit dans l'espace de la réalisation par l'actant réalisateur ; - film-projection, le film comme ensemble de vibrations (lumineuses ou sonores) tel qu'il apparaît sur l'écran dans l'attente d'un investissement signifiant de la part de l'actant lecteur ; le film-projection est donc, en lui-même, non doté de sens ; - film-lecture, le film doté de sens tel qu'il est produit dans l'espace de la lecture par l'actant lecteur. » * 43 « 1- Une consigne de lecture est émise à travers l'institution dans laquelle se déroule la projection. 2- Conformément à cette consigne, différentes opérations inférentielles sont tentées par le spectateur ; ces inférences s'appuient à la fois sur les contenus de la compétence encyclopédique (qui jouent en quelque sorte le rôle de présupposés) et sur la structure interne du film-projection : les diverses opérations inférentielles tentées sont soumises à un examen de compatibilité avec cette structure interne. 3- L'inférence jugée compatible (s'il y en a une) est alors effectuée et du sens se trouve alors produit. » (Odin, 1982, p.155). |
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