Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
C- Le code gestuelCertains auteurs, parmi lesquels les formalistes russes, ont défini le cinéma comme l'art de la « photogénie » utilisant le langage des mouvements (expressions du visage, gestes, poses, etc.). En 1927, l'année de la sortie du premier film parlant, Boris Eikhenbaum288(*) clamait la supériorité du cinéma sur le théâtre d'une part parce que « le spectateur de cinéma a la possibilité de voir les détails (expression du visage, objets, etc.) », d'autre part parce que « les effets visuels de la représentation théâtrale (mimiques, gestes, etc.) se heurtent inévitablement au problème de la distance entre la scène immobile et le spectateur ». Et de conclure : « au cinéma, il n'y a pas de mimique mais seulement des expressions, des gestes, des poses qui servent de signaux pour tel ou tel sens » . Avec le cinéma parlant, l'importance des gestes n'a pas diminué. Au cours d'une scène avec dialogue, la communication qui s'établit entre les protagonistes, les acteurs, n'est pas seulement orale. Alexandre Astruc soulignait ainsi, en 1945, qu' « un regard, une bouche qui se crispe, un battement de paupière, un front tendu. C'est un langage, une grammaire, une mathématique merveilleusement suggestive » (in Aumont, 1992, p.55). Avis que Jacques Aumont reprend : « Grammaire, mathématique : la mise en scène du visage ordinaire est affaire de règles et de calculs » (Aumont, 1992, p.55). Mais, si le visage est « un moyen de faire passer le sens, d'un plan au suivant, de l'ensemble des plans à la séquence, de la séquence au spectateur » (Aumont, 1992, p.48), il n'est pas le seul élément du langage corporel. Un véritable langage corporel composé de gestes, de mimiques, de postures289(*), exprime des sensations, des idées que le spectateur décryptera selon son expérience en la matière. Tous les comportements, les attitudes, les gestes, les mimiques, etc. qu'un acteur montre à l'écran, prennent sens pour le spectateur parce qu'il est capable de saisir intérieurement les intentions qui les animent290(*). Comme l'écrit Merleau-Ponty (1945, p.216) : « Le geste dont je suis le témoin dessine en pointillé un objet intentionnel. Cet objet devient actuel et il est pleinement compris lorsque les pouvoirs de mon corps s'ajustent à lui et le recouvrent. Le geste est devant moi comme une question, il m'indique certains points sensibles du monde, il m'invite à l'y rejoindre. La communication s'accomplit lorsque ma conduite trouve dans ce chemin son propre chemin »291(*). Autrement dit, en décryptant la signification d'un geste, d'une mimique, d'une posture, le spectateur se glisse dans une vie, « ce geste devient immédiatement significatif d'une foule d'autres gestes possibles » que l'acteur a fait ou fera. « Tel geste vif ou brusque nous apparaît comme la manifestation instantanée d'un caractère déterminé ou même agressif, caractère que l'on s'attend alors à retrouver dans d'autres gestes, plus ou moins éloignés dans le temps » (Meunier et Peraya, 1983, p.131). Un simple geste peut jouer un rôle dans la construction du récit par le spectateur. Ce dernier peut même lui donner plus d'importance, plus de valeur prédictive. Certains auteurs considèrent, en effet, qu'il est plus facile de mentir avec les mots qu'avec le langage corporel. Par voie de conséquence, s'il existe une dissonance entre ce qu'un acteur dit avec des mots et ce qu'exprime le non-verbal, le spectateur fait plutôt confiance au non verbal. Les signaux du corps sont nombreux et variés, ils concernent le regard, les mains, la position, la démarche et la distance qui sépare les acteurs. Les signaux du corps (D'après Machuret, Deloche, Charlot d'Amart, 1994, p.226-227)
En ce qui concerne les distances entre les deux acteurs et cela bien que les distances varient selon les cultures et qu'à l'écran il soit parfois difficile de l'estimer, on peut citer les quatre zones de distance traditionnellement admises en France : Distances et types de relation évoqués
Le choix d'une distance entre deux acteurs, par le réalisateur, sera interprété par le spectateur. Sa perception de la distance sera bien sûr influencée par des éléments techniques tels que l'angle de prise de vues, la profondeur de champ, etc., elle le sera également par la culture à laquelle appartient le spectateur. Des travaux de proxémie ont montré, en effet, des différences conséquentes entre l'interprétation d'un français et celle d'un américain. Comparaison des distances significatives (D'après E.T. Hall, 1969292(*) ; Machuret, Deloche, Charlot d'Amart, 1994)
Les comédiens-acteurs ont pour mission d'exprimer des émotions ; pour cela, ils utiliseront les mouvements de leur corps intuitivement ou sur instruction du metteur en scène. Ils pourront jouer en modifiant certains de leurs rythmes physiologiques. Exemples de rythmes physiologiques
Les postures sont également des signes que le spectateur interprétera comme il les interprète dans la vie réelle. Comme l'écrit Serge Frechet (1997, p.30) : « il serait malhonnête de prétendre assigner un sens précis à des postures particulières. Toutefois, elles ne sont pas innocentes. » Une position très raide, le menton relevé exprime de la rigidité, de la fermeté. Le fait de faire face à son interlocuteur, de le regarder dans les yeux donne plutôt une impression d'intérêt, de franchise à moins, et c'est toute la difficulté de l'interprétation d'une posture prise isolément, qu'il s'agisse d'une manifestation de l'agressivité. Aussi, la kinésique qui s'intéresse à la gestualité humaine et qui tente de la codifier en un système de signes est loin d'être parfaitement fiable. Quelques attitudes corporelles et leur signification implicite (D'après Frechet, 1997, pp. 30-33)
Or, comme le fait remarquer Odin (1982, p.102), « l'établissement d'une kinésique filmique supposerait que la kinésique « naturelle » soit déjà sérieusement élaborée (ce qui n'est pas la cas) : il est bien certain, en effet, que la kinésique filmique est largement tributaire de l'usage kinésique dominant l'espace culturel de production et de circulation des films considérés. Odin suggère donc d'aborder le travail des gestes par les types de gestes privilégiés dans le film. Le fait que les gestes fonctionnels (marcher, ouvrir une porte, etc.) soient plus (vs moins) nombreux que les gestes indiciels (révélateurs d'une atmosphère, d'un état d'esprit, d'un sentiment) n'est pas, en effet, sans conséquence293(*). De plus, les gestes et les mimiques dans un film sont souvent utilisés pour appuyer le jeu de l'acteur. On a tous en mémoire la gestuelle de tel ou tel acteur, et pas uniquement dans les films comiques ou burlesques, ou celle nécessaire pour affirmer la personnalité d'un personnage du film. (Aumont et Marie, p.155-156). C'est pourquoi, ils sont parfois employés comme tag ou détail de caractérisation. Un tag est, en effet, un trait caractéristique qui distingue un personnage des autres. Il peut s'agir d'un geste, d'un tic mais il peut également s'agir d'une expression typique, d'un tic verbal, d'un détail vestimentaire, ou de l'utilisation d'un accessoire particulier. (Chion, 1985, p.176.) Toutefois, les attentes du spectateur ont évolué avec le temps. Comme les acteurs de cinéma, ils ont de moins en moins une expérience théâtrale. Les gestes appuyés sont de moins en moins acceptés, car jugés souvent exagérés. Un geste trop théâtral pourra être perçu comme excessif, d'où la distinction faite par certains entre un acteur (de cinéma) et un comédien (de théâtre). Ropars-Wuilleumier (1970, p.45) fait remarquer que le hiatus entre la gestuelle cinématographique et celle du théâtre n'est pas récente : « L'apparition des sous-titres, devenus habituels vers 1910, permet aux acteurs de réduire leurs gesticulations ». Aussi, le réalisateur, le metteur en scène, attache-t-il de plus de en plus de soin à la gestuelle de ses acteurs. Dans le cas contraire, un élément kinésique pourrait n'être ni perçu, ni correctement interprété (dans le sens du réalisateur) par le spectateur. Un geste d'un acteur peut ne pas être vu faute d'un éclairage adapté. Une mimique du visage prise en plan lointain ou panorama passera sans doute inaperçu. Le choix de l'échelle de plan par le réalisateur sera, notamment, déterminant dans l'interprétation par le spectateur d'un geste ou d'une mimique. Un plan de demi-ensemble et le plan moyen mettront en valeur la démarche, un geste du pied et la posture d'un personnage. Les plans américain, rapprochés taille et poitrine (premier plan) seront adoptés pour les gestes des bras. Les gros et très gros plans valoriseront les mimiques du visage mais éventuellement pourront être employés pour mettre l'accent sur un geste particulier d'une main, voire d'un pied. C'est donc la combinaison de plusieurs codes, notamment ceux spécifiques du montage et de la variation d'échelle de plans mais aussi celui non spécifique du visage et de la gestuelle, plus globalement, qui crée le sens global de la scène. En outre, un geste d'un personnage dans un film peut devenir un geste-référence, un geste-culte avec le succès du film. Il peut alors être repris à titre d'évocation par un autre réalisateur. Il est bien connu que les gestes ont un capital burlesque important. Mais contrairement à ce que l'on croit, il ne s'agit pas forcément de les amplifier, de les exagérer pour être drôle. Comme l'écrit Gilles Deleuze (1983, p.233) : « Si l'on cherche à définir l'originalité de Chaplin, ce qui lui a donné une place incomparable dans le burlesque (...) c'est que Chaplin a su choisir les gestes proches et les situations correspondantes éloignées, de manière à faire naître sous leur rapport une émotion particulièrement intense en même temps qu'un rire, et à redoubler le rire avec cette émotion. » Selon lui, le processus burlesque suppose que l'action soit filmée sous l'angle de sa petite différence avec une autre action, mais dévoile ainsi l'immensité de la distance entre deux situations. Pour illustrer cette loi dite de l'indice qui est, selon Deleuze, partout présente dans le burlesque en général, il cite un épisode de la série des courts métrages burlesques entre 1914 et 1923 avec Charlot : « Dans la série des Charlot : vu de dos, Charlot abandonné par sa femme semble secoué de sanglots, tandis qu'on voit, dès qu'il se retourne qu'il secoue un shaker et se prépare un cocktail » (Deleuze, 2983, p.231-232). Autre exemple, de comique engendré par un décalage entre les mots prononcés, l'intonation et l'expression du visage, le chien Droopy de Tex Avery qui, en toutes circonstances, termine chaque histoire des dessins animés, en disant d'une voix atone « I'm happy », alors que tout son visage exprime le contraire. La kinésique filmique est, nous l'avons dit, largement tributaire de l'usage kinésique dominant l'espace culturel de production et de circulation des films considérés (Odin, 1988). Comme la kinésique dont elle dépend, qui s'intéresse à la gestualité humaine et qui tente de la codifier en un système de signes, elle est loin d'être parfaitement fiable. La spécificité de la kinésique filmique vient du fait qu'elle s'est développée également grâce aux tâtonnements des réalisateurs, à leurs essais, à leurs échecs et à leurs réussites ainsi qu'à leurs efforts de classification et de codification. Codification que Sacha Guitry critique pour son pouvoir de standardisation : « Oh ! Je sais bien ce que prétendent les techniciens du cinéma. Ils prétendent que l'acteur doit vivre son personnage sans s'occuper du reste. Et, quant aux réactions du public, disent-ils, c'est au metteur en scène de les prévoir, de les provoquer et d'en assurer le rendement en imposant aux comédiens tel mouvement, telle intonation, tel geste - en un mot telles règles de jeu qui leur paraissent d'une infaillibilité absolue. Or, pourquoi leur paraissent-elles infaillibles ? Parce qu'elles sont éprouvées. Parce qu'ils les ont expérimentées mille fois, dix mille fois déjà. Intonations et mimiques sont étiquetées et classées par eux - et ils s'enorgueillissent de les avoir « standardisées » ! » (Sacha Guitry, 1936, in Aumont, 1992, p 43). Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que les gestes ne produisent pas du sens indépendamment des autres éléments filmiques et, notamment des dialogues, surtout lorsqu'ils sont enregistrés en plusieurs langues lors du tournage ou en post-scynchronisation. Le film Le Mandat294(*) (Ousmane Sembène, 1968) est une parfaite illustration de l'importance de la combinaison gestes-langue des acteurs. Le Mandat a, en effet, été tourné en deux versions : l'une en français, l'autre en ouolof - une langue peu écrite même si l'alphabet est codifié et si 85% des Sénégalais la parlent. Pour le tournage, les acteurs ont appris les dialogues écrits en français et devaient les restituer dans les deux langues en collant au mieux à la gestuelle de chacune d'elles, prise successivement. Selon Anne Kieffer295(*), « Si les acteurs se sont prêtés au jeu, de l'avis même du réalisateur et des spectateurs, leur ton sonne faux dans la version française alors que l'enflure colorée du ouolof communique l'émotion et semble naturelle ». Par ailleurs, comme pour les autres codes filmiques, spécifiques ou non, la lecture qu'un spectateur fait du travail gestuel des acteurs dépend de sa connaissance des modèles kinésiques du pays où est réalisé le film, voire dans lequel se déroule la fiction. Le spectateur doit connaître les différentes façons de jouer et faire la part de ce qui revient aux acteurs, qui sont eux-mêmes plus ou moins influencés par leur formation - ce qui fait dire à Alain Delon, autodidacte, qu'il est un acteur tandis que Jean-Paul Belmondo est un comédien parce qu'il a suivi des cours de théâtre et de comédie -, par le personnage à interpréter, le genre cinématographique auquel appartient le film, le réalisateur du film, etc. (Odin, 1982, p.102-105). La gestuelle d'un acteur connu est parfois si profondément inscrite dans la mémoire des spectateurs qu'ils leur aient difficile d'accepter un changement dans sa façon de jouer, de se mouvoir, etc. Ainsi Roberto Chiesi (2003) explique-t-il l'échec cuisant du film Doucement les basses (Jacques Deray, 1971) par le fait qu'Alain Delon qui voulait, à l'époque, briser sa propre image adopta avec audace une nouvelle gestuelle : « Delon aborde un rôle diamétralement opposé à ceux de son registre habituel : les gestes essentiels qui constituaient son jeu font place à une gesticulation névrotique, une logorrhée intarissable, une agitation et des attitudes grotesques qui l'apparentent à Louis de Funès » (Chiesi, 2003, p.50). * 288 Boris Eikenbaum, Problèmes de ciné-stylistique, in Albéra (1996, p.48) * 289 Les gestes sont des mouvements du corps, principalement des bras, des mains, de la tête. Les mimiques sont des gestes expressifs, des jeux de physionomie et concernent plutôt les traits et l'aspect du visage. Les postures sont des attitudes du corps, des positions particulières du corps. * 290 Meunier et Peraya (1993, p.121) « Dans ses Vingt leçons sur l'image et le sens, Gauthier (Gauthier G., 20 leçons sur l'image et le sens, Paris, Edilig, 1982) montre comment les petites variations graphiques de l'oeil de Linus, petit personnage de bande dessinée, induisent des significations différentes. » * 291 Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p.216 * 292 E.T. Hall, La Dimension cachée, Paris, Seuil, 1969 * 293 Odin (1982, p.106) : « Un second dénombrement suggère que les gestes indiciels sont avant tout : - des affects displays (exprimant la réaction passive à une stimulation très forte : peur, joie, tristesse..), - des alter-directed adaptors (mouvements actifs de réponse à une attaque), - des self adaptors : gestes moteurs, mettant l'individu en relation avec lui-même et traduisant un effort d'adaptation ou une volonté de défense face à une quelconque perturbation.(...) Self-adaptors et affects displays ont essentiellement pour siège, le visage car le visage est dans notre imaginaire culturel le lieu privilégié de l'expression de la personnalité, de l'intelligence et de la conscience. » * 294 Prix de la critique internationale, Venise, 1968 * 295 Anne Kieffer, « Une histoire venue d'Afrique », in Rapp et Lamy, 1999, p.754 |
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