Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
G- La théorie du montage intellectuel d'EisensteinAux règles artisanales que nous venons de présenter, certains auteurs opposent la théorie du montage dont le précurseur fut le réalisateur russe S.M. Eisenstein. Les réflexions de ce dernier ne se concentrent que sur le montage, l'organisation des images et, surtout, sur le montage d'images chargées d'un sens intentionnel. Comme l'écrit Jacques Aumont (2002), dans son ouvrage sur les théories des cinéastes, « dans l'activité de montage qu'il décrit, c'est moins la vérité que le sens qui est visé ». Eisenstein cherche avant tout à produire des films dont l'effet sur le spectateur est déterminable à l'avance. Sa théorie du montage intellectuel repose sur l'idée qu' «on peut influencer le spectateur dans la direction qu'on désire, lui communiquer un sens, et même grâce à une forme suffisamment élaborée, des affects qui accompagnent ce sens et le consolident. » (Aumont, 2002, p.87) Il faut y voir l'influence très grande du pavlovisme et du behaviourisme, qui faisaient l'objet de débats passionnés à son époque. « Il adopte plus ou moins explicitement un modèle dans lequel, classiquement, l'intellect est supérieur à l'émotion mais dans lequel tous les deux fonctionnent sur une même base réflexologique : action engendre réaction » (Aumont, 2002, p.18) Le montage a, certes, une fonction narrative au travers l'organisation des images et une fonction esthétique, mais il a surtout, selon Vanoye et Goliot-Lété (2001, p.21-22) deux autres fonctions chez Eisenstein et les cinéastes soviétiques des années vingt tels que Poudovkine, Kozintsev et Trauberg : · une fonction de « pathétisation » dans le but d'émouvoir par l'amplification des événements, des conflits, des luttes de classes, des combats révolutionnaires, etc. et par l'utilisation de procédés tels que le surdécoupage, le montage accéléré, le ralenti267(*), l'utilisation du gros plan et du très gros plan, des angles de prise de vues accentués, comme la contre-plongée, des éclairages fortement contrastés, etc. ; · une fonction d'argumentation dans le but d'exprimer des idées, des valeurs idéologiques, des sentiments, etc. grâce à des procédés tels que le montage parallèle, les intertitres268(*), la lumière, les angles de prise de vues ou les gros plans. Les textes théoriques de S.M. Eisenstein sont nombreux et disséminés ; ils furent réunis, par la suite, en deux volumes. Paradoxalement, sa production filmique est bien moins abondante : il ne produisit que sept films, entre 1924 et 1946, à cheval sur les deux périodes historiques du cinéma : le muet et le parlant. Eisenstein était le fils d'un architecte de renom. Il fit des études d'architecture et suivit à l'Université des cours de linguistiques dispensés par Baudouin de Courtenay : ce cursus influença, sans conteste, sa façon d'appréhender le cinéma. Avec, semble-t-il, l'espoir de créer une théorie du langage filmique qui puisse toucher universellement l'être humain quel que soit son origine, sa culture, etc., Eisenstein chercha les grands principes de création communs à tous les genres artistiques et à toutes les époques. Certains auteurs voient ainsi des analogies entre le langage musical et le langage filmique tel que le conceptualisait Eisenstein. « Le premier indice qui nous a conduit à chercher des principes musicaux purs dans l'oeuvre d'Eisenstein : l'extrême fugacité des plans est identique à l'extrême fugacité sonore des notes musicales qui, elle, reproduit la fugacité des phonèmes et des morphèmes harmonisés par le langage poétique et, parfois, exceptionnellement, par la langue parlée » (Opritescu, 1997, tome 2, p.5). Il faut admettre que le surdécoupage est un procédé fréquent dans le cinéma soviétique. Dans la scène de la bâche du Cuirassé Potemkine, qui dure environ 8 minutes et 45 secondes, Opritescu a dénombré « à peu près 196 plans », soit une moyenne de moins de 2 à 3 secondes par plan. Marie-Claire Ropars (1976)269(*) qui a analysé les 69 premiers plans du film d'Einsenstein, Octobre, les a chronométrés. Ces 69 plans durent 2 minutes 69 secondes ; le plus long ne fait que 7 secondes et 83 centièmes. Certains plans n'ont que quelques images - 0,16 seconde pour le plan 66 - et sont quasi-imperceptibles. Ce surdécoupage favorise la fonction de pathétisation (Vanoye et Goliot-Lété, 2001, p.21-22). Le pathos - mot d'origine grecque signifiant souffrance, passion - fait référence à une partie de la rhétorique qui traite des moyens propres à émouvoir l'auditeur. Il fut largement mis en avant, dans les années trente, dans le cadre du réalisme socialiste, par les cinéastes soviétiques pour désigner le fait que les films devaient toucher les spectateurs. Toutefois, cette notion resta assez vague jusque dans les années quarante270(*). Eisenstein eut le mérite de la préciser, en quelque sorte, en la définissant par rapport à une limite, un idéal indépassable de l'action du film qu'il appela l'extase. Autrement dit, le pathos, un des principes de l'harmonisation selon Eisenstein, est la recherche du principe constitutif de l'émotion humaine et se caractérise, concrètement, par des pulsations rythmiques spécifiques, par une cadence biologique particulière (les battements accélérés d'un coeur ému, par exemple) et par une transformation incessante de qualité (ou de registre) par des sauts. L'étape ultime du pathétique est l'extase. L'extase est le plus haut degré d'activité intellectuelle et émotionnelle du spectateur. Du grec ecclésiastique271(*) extasis, « action d'être hors de soi », l'extase est également « une sortie de soi-même », une sorte de rapt de l'esprit du spectateur par l'univers de l'oeuvre. Le spectateur sort de lui-même pour se dépasser, se perdre dans une force qui l'excède. « Mais en quittant la notion banale, vague et commode de pathos, pour celle d'extase, Eisenstein ne se contente pas de donner une image plus forte de la réaction du spectateur. L'extase est une notion qui a une longue histoire (elle touche au dionysiaque272(*)) et elle a toujours désigné quelque chose comme un excès psychique ». La référence aux fêtes en l'honneur de Bacchus est nette. « Dans plusieurs essais, Eisenstein pointe explicitement le relation entre extase, ivresse, drogue, rêve, contemplation religieuse - c'est-à-dire en général, le fait que l'extase survient au fond d'une déconnexion de l'état de vigilance intellectuelle normale ». (Aumont, 2002, p.88-89) La pathétisation - donc, à l'extrême, l'extase - est favorisée par des changements brutaux et, notamment, des conflits entre les plans. Aussi, Eisenstein, sans doute influencé par l'architecture, la musique, la linguistique et le marxisme, a-t-il appelé sa conception du montage, la ciné-dialectique, parfois également le contrepoint visuel. Comme il l'écrit lui-même: « De mon point de vue, le montage n'est pas une idée de fragments mis à la suite, mais une idée qui naît du choc entre deux fragments indépendants. Comme exemples de conflits, on pourrait citer : 1- le conflit graphique, 2- le conflit des surfaces, 3- le conflit des volumes 4- le conflit spatial 5- le conflit des éclairages 6- le conflit des rythmes 7- le conflit entre le matériau et le cadrage (déformation spatiale par le point de vue de la caméra) 8- le conflit entre le matériau et sa spatialité (déformation optique par l'objectif) 9- le conflit entre le processus et sa temporalité (ralenti273(*), accéléré) 10- le conflit entre l'ensemble du complexe et un tout autre domaine » (Eisenstein, 1929)274(*) Dans ses films, ce jeu dialectique, ces conflits se traduisent de multiples façons : § dans le thème : La vie vs La mort § dans le système sociopolitique : L'aristocratie vs Le peuple, Les oppresseurs vs Les opprimés § dans le mouvement : Mouvement vs Statisme § dans les uniformes : Noir pour les officiers vs Blanc pour les matelots § dans le nombre de personnages : Un personnage vs Un groupe de personnages § dans les âges des personnages : Les vieux officiers vs Les jeunes soldats § dans les gestes : Les gestes ordonnés et rigides vs Les gestes désordonnés et vivants § dans la beauté des personnages : Les méchants laids vs les gentils beaux § dans l'éclairage : Eclairage nocturne artificiel vs Eclairage diurne ou Nuit vs Jour § dans les lieux : Lieu 1 vs Lieu 2 ou Intérieur vs Extérieur § dans les accessoires : Des fusils vs Des faux § dans les éléments : diégétiques vs non diégétiques275(*) § etc. Malgré ce jeu de conflits - cette règle d'opposition binaire - ce qui frappe les spectateurs et analystes, c'est que « rien ne demeure ambigu, le sens advient toujours au spectateur, selon des lignes émotionnelles et conceptuelles » (Vanoye et Goliot-Lété, 2001, p.22), c'est l'esthétisme des films d'Eisenstein : « J'ai regardé une nouvelle fois Le Cuirassé Potemkine (...) et j'ai été à nouveau frappé par l'extraordinaire beauté de ce film. Il y a pratiquement une idée par plan » (Claude Jean-Philippe276(*), 1992). Certains auteurs avancent donc que chez Eisenstein, le montage n'est pas qu'un jeu de conflits. « Le montage - la construction du discours - est bien un jeu de conflits, mais par rapport à un principe unificateur qui est le cadre (avec éventuellement sa portée secrète) sans lequel aucune harmonisation n'est possible. L'art est donc en même temps conflit et harmonie. Le discours filmique ne fait pas exception. Ce concept a un nom : organicité » (Opritescu, 1997, tome 2, P.17) La théorie du montage d'Eisenstein - que certains opposent aux règles pratiques destinées essentiellement à assurer (avec ses liaisons, ses raccords, etc.) la fluidité et la transparence filmique - est de moins en moins éloignée des pratiques de montage de films publicitaires qui, on le sait, influencent celles des films cinématographiques, et vice et versa, en raison notamment de l'apprentissage des réalisateurs et des spectateurs. On la retrouve également dans des films récents qui exploitent les conflits, les décalages à des fins d'humour et/ou de violence. C'est le cas dans Kill Bill de Quentin Tarantino (2003) qui exploite, pour créer une oeuvre personnelle, les décalages à différentes reprises277(*), à 5'25'' décalage entre le décor paisible et familial avec l'explosion de violence qui va suivre, à 5'46'' contraste entre la féminité des deux actrices et la violence des coups qu'elles se portent, à 7'25'' décalage entre la violence des combats et l'usage d'instruments de cuisine comme armes (poêle à frire contre couteau de cuisine), etc. En conclusion, il existe bien des règles pratiques ou théoriques du montage. Des règles qui nous l'avons vu, se contredisent parfois, évoluent souvent avec le temps. Aussi est-il difficile de suivre les conclusions de certains auteurs qui évoquent l'existence d'une grammaire du film. Nous ne pouvons que souscrire à l'avis de Jean Mitry qui écrit, à ce sujet : « les prétendues grammaires du film fondées sur des principes toujours fragiles et relatifs, et qui voudraient faire de ces principes des lois formelles en les généralisant, sont caduques deux ans à peine après leur parution, de nouvelles manières de dire, fondées sur de nouvelles choses à exprimer ou sur une façon différente d'appréhender le monde venant chaque fois contrer leurs règles et leurs propositions ». (Mitry, 2001, p.254) Y compris pour la nécessité d'une harmonie mise en avant par bon nombre d'auteurs, Mitry reste très critique : « La logique veut que le rythme soit harmonieux. Nos grammairiens posent les conditions a priori au rythme, en affirmant que le montage doit être comme ceci ou comme cela (...) Pour ma part, je ne sais pas ce que peut être un rythme harmonieux en soi d'autant plus qu'aucune nécessité physique comme celle des intervalles musicaux n'y préside. » Ce n'est pas pour autant qu'il juge les règles inutiles. Elles sont souvent le résultat d'expériences pratiques. « La logique veut que l'on interdise de passer d'un plan d'ensemble à un gros plan parce que la différence scalaire trop forte détermine un choc désagréable - augmenté d'une saute lorsque ce passage se fait dans l'axe. Il est donc normal qu'on en fasse une règle, car les règles sont faites pour être transgressées, mais absurde qu'on en fasse une loi. » (Mitry, 2001, p.255). * 267 Le ralenti (ou l'accéléré) n'est que le résultat d'une diminution (ou d'une accélération) du rythme de présentation des images. Le ralenti est souvent utilisé pour décomposer les étapes d'un événement, d'une action, d'un mouvement, d'un geste afin de les mettre en valeur, d'accentuer l'effet dramatique (par exemple, la mort d'un personnage, une chute, un combat violent, etc.). Le ralenti peut être également choisi par le réalisateur pour sa valeur psychologique, pour suggérer le rêve, une atmosphère onirique, etc. * 268 L'intertitre est un des deux types de cartons. Un carton est une incrustation textuelle à l'écran, soit sur un fond uni (noir, blanc ou de couleur), soit surimprimée à l'image. Le carton a une fonction informative (indication du lieu, du jour, de l'heure, par exemple). S'il fournit des informations pendant le film proprement dit (hors générique), le carton est appelé intertitre. Les cinéastes soviétiques des années 20 ont beaucoup utilisé les intertitres pour informer (exemple : « Le commandant Golikov »), certes pour compenser l'absence de dialogues, mais aussi pour faire prendre conscience, interpeller, notamment par des intertitres de questionnement, les spectateurs, à l'aide de métaphores visuelles. Les intertitres dans le cinéma soviétique de cette période ironisent, jugent, formulent des slogans, des maximes, etc. * 269 Marie-Claire Ropars, « L'ouverture d'Octobre ou les conditions théoriques de la révolution », in Octobre, écriture et idéologie, Paris, Albatros, 1976 cité par Aumont et Marie, 2000, p.131. * 270 Sergueï Eisenstein, La Non-indifférente Nature, UGE, collection 10/18, 2 volumes, 1976-1978 cité par Aumont (2002, p.88) * 271 Paul, Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert * 272 du grec antique, dionusiakos, qui est relatif à Bacchus : propre à l'enthousiasme et à l'inspiration * 273 Selon Jean-LucGodard, « le ralenti n'est pas seulement question de vitesse ou de musicalité, il est aussi une sorte de prothèse du voir. Ralenti, c'est voir les moments décisifs, c'est surtout, voir l'ensemble du processus mieux (et pas seulement les moments que l'on ralentit) ; c'est donc intervenir sur l'événement montré pour en délivrer le sens. Le ralenti est là pour guider la perception du spectateur mais sans la contraindre » (Aumont, 2002, p.45) * 274 S.M. Eisenstein, « une approche dialectique de la forme filmique », Film Form, London, Dennis Dobson, 1929, p.54 cité par Opritescu (1997, p.76-77) * 275 Vanoye et Goliot-Lété (2001, p.22) : « Par rapport au film classique, le film soviétique des années 20 n'offre pas de repères spatio-temporels stables permettant de construire un univers diégétique plein. Les données sont claires, mais lacunaire, abstraites. (...) Les plans montrent des éléments non diégétiques (la roulette, la pluie de lait) » * 276 cité par Opritescu, 1997, tome 2, p.9 * 277 Pour plus de détails, voir Ekchajzer (2004, p.50-52) |
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