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Approche communicationnelle des films de fiction


par Alexandre Chirouze
Université Montpellier 3 - Doctorat 2006
  

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VII- Le code du montage

Le montage est considéré par de nombreux auteurs comme la phase la plus importante de la création d'un film. Il met en valeur les points culminants du film, contribue à créer son rythme et son style (Albèra, 1996).

Comme l'écrivait, en 1927, Boris Kazanski229(*), un formaliste russe, « le cinéma est un art complexe, composite, auquel participe diverses formes de création », et « au stade ultime de la création, le cinéma est un art de la composition ». Or, ajoutait-il « c'est le montage - c'est-à-dire l'assemblage, selon un projet précis, dans des cadres indispensables dans l'ordre dicté par le sujet - qui réalise cette composition du film ».

Il en concluait comme la plupart des formalistes russes que « le véritable créateur du film est, sans contredit, le monteur, c'est-à-dire celui qui en réalise le dessein dramaturgique ».

Aussi, pour reprendre la terminologie d'un autre formaliste russe, Boris Eikhenbaum230(*), après s'être intéressé à la « sémantique du cadre », aux différents plans, à leur échelle, à leur durée, aux effets qu'ils peuvent provoquer chez le spectateur, allons-nous étudier « la sémantique du montage » et nous intéresser à des unités de plus grande dimension : la sous-séquence, la séquence, voire seulement deux plans juxtaposés.

A- L'effet Koulechov

L'effet Koulechov, parfois appelé effet-K, est à ce titre intéressant à connaître, même s'il a été depuis parfois contesté. Cette expérimentation de trois montages différents, nous la devons à Lev Koulechov, l'un des premiers cinéastes soviétiques, qui fut également l'un des premiers enseignants de cinéma, en 1919, à l'Ecole d'Etat de la Cinématographie de Moscou.231(*)

Koulechov a juxtaposé deux plans : l'un d'un visage totalement inexpressif d'un acteur, le fameux Mosjoukine, l'autre qu'il fit varier, proposant ainsi 3 versions différentes :

- la première montrait une assiette de soupe,

- la deuxième, un cadavre,

- la troisième, une femme demi-nue.

Il projeta ces trois versions à des spectateurs. La version N°1 (Plan du visage de Mosjoukine + assiette de soupe) signifie la faim. A la vue de la version N°2 (Même plan de visage + cadavre), les spectateurs lisèrent l'angoisse devant la mort. Enfin, à la version N°3 (Même visage + femme demi-nue), les spectateurs perçurent le désir sur le visage de Mosjoukine (pourtant toujours aussi inexpressif). Quelle que soit la version, les spectateurs interrogés trouvèrent que l'acteur avait parfaitement su exprimer le sentiment : de faim pour la version 1, d'angoisse pour la version 2, de désir pour la version 3.

Koulechov en conclura qu'une image plus une autre faisait bien, non pas deux images, mais une troisième, une signification, issue des deux « mères ». La confrontation de deux plans naît une signification, « une idée qui ne fait partie intégrante ni de l'un ni de l'autre de ces deux plans considérés séparément » (Jurgenson et Brunet, 2002, p.14).

Cette expérience, depuis considérée par certains comme une véritable doctrine, relativise l'influence des acteurs.

On peut la rapprocher de la théorie du ciné-oeil de Vertov : « Je suis le ciné-oeil, à l'un je prends les mains les plus fortes et les plus agiles, à un autre les jambes les plus sveltes et les plus rapides, à un troisième la tête la plus belle et la plus expressive, et avec le montage je crée un homme nouveau, parfait ».232(*) Toutefois, alors que Vertov montre ainsi les possibilités d'améliorer le physique d'un acteur grâce au montage233(*), Koulechov prouve qu'un acteur n'a pas à être expressif, puisque le montage communiquera le sens souhaité par le réalisateur.

Ce n'est donc pas un hasard si cet effet Koulechov fut repris, à différentes reprises, par Alfred Hitchcock : « nous prenons un gros plan de James Stewart. Il regarde par la fenêtre et il voit un petit chien que l'on descend dans la cour par un panier ; on revient à Stewart, il sourit. Maintenant, à la place du petit chien qui descend dans le panier, on montre une fille à poil qui se tortille devant sa fenêtre ouverte ; on replace le même gros plan de Stewart souriant et, maintenant, c'est un vieux salaud » (à propos de Fenêtre sur cour, 1954).

Paul Brion (2000, p.9) donne un autre exemple cité par Hitchcock selon lequel « Le montage est déterminant. Imaginez James Stewart regardant une mère en train de s'occuper de son enfant. Vous voyez l'enfant puis vous enchaînez sur Stewart. Stewart est alors un vieil homme doux. Enlevez le morceau du milieu et mettez à la place une fille en bikini. Stewart devient alors un vieil homme libidineux ».

Alfred Hitchcock adhérait, en effet, à une approche minimaliste appelée « jeu négatif », fortement inspirée des théories d'Eisenstein, mais en totale opposition à « La Méthode » (de l'Actor's Studio). Ce jeu négatif « lui permettait de créer l'émotion en alternant les gros plans d'un personnage et les contre-champs de ce qu'il voyait - illustration de la célèbre expérience de Koulechov, immortalisés par tant d'interviews d'Hitchcock » (Krohn, 2000, p.9).

L'effet Koulechov est, bien sûr, amplifié dès lors que le nombre de plans augmente, ce qui est généralement le cas dans une séquence.

C'est pourquoi, certains théoriciens du cinéma ont tendance à nommer « effet Koulechov » toute série de plans qui, en l'absence de plan d'ensemble, conduit le spectateur à inférer des relations spatiales et ainsi à construire une entité spatiale à partir de fragments filmés d'espaces (parfois sans rapport réel).

Bordwell et Thompson (2000, p.342) montrent que cet effet est à l'origine de fortes illusions cinématographiques. Il peut faire croire au spectateur en l'existence d'un lieu ou d'un décor unique. « Je suis le ciné-oeil. Je suis un bâtisseur. Je t'ai mis (...) dans la chambre la plus extraordinaire, qui n'existait pas avant cet instant, et qui a été aussi créée par moi. Cette chambre a douze murs, filmés par moi dans divers endroits du monde. En rassemblant des plans de murs et de détails, j'ai réussi à les disposer dans un ordre que tu aimes » (Vertov, in Bordwell et Thompson, 2000, p.340-341).

Ce type de montage peut permettre de compenser des difficultés de tournage, en collant des séquences tournées à des moments et à des lieux différents. Ainsi, Jean-Luc Godard234(*) cite l'exemple de Wells : « Pour Mr Arkadin (Confidential Report), qui lui a pris trois ou quatre ans, il a eu recours par nécessité au montage lorsqu'il avait un plan tourné à Berlin au printemps et le contrechamp en Espagne en automne ».

L'effet Koulechov peut faire croire, en outre, en une action impossible, un combat ou une course poursuite, par exemple. Dans La Légence de Fong Sai-Yuk (1993), Corey Yuen utilise l'effet Koulechov dans un montage rapide : un plan montre le haut du corps d'une spécialiste des arts martiaux qui combat le personnage principal, Fong Sai-Yuk; il est suivi par un autre plan montrant ses jambes et ses pieds appuyés sur les épaules de personnes dans le public qui semblent mécontentes. En fait, la femme était suspendue en l'air par un dispositif hors-champ. Corey Yuen ne fournit que très peu de plans montrant l'ensemble de la scène. (Bordwell et Thompson, 2000, p.342).

Nous retrouvons cette technique de tournage et de montage dans la plupart des films d'arts martiaux de ces dernières années notamment dans Tai Chi Master (Yuen Woo-Ping235(*), 1993) et Tigres et Dragons (Ang Lee, 2000, Oscar du meilleur film étranger).

Le montage, avec ou sans effet Koulechov, va donc organiser les plans, en unités de signification plus importantes : les séquences, qui elles-mêmes seront associées dans un tout fini appelé film.

Du point de vue du réalisateur, et selon sa conception du montage, le montage peut avoir une fonction narrative plus ou moins importante : « le changement de plan guide la compréhension de la scène quitte à nous imposer le sens (...) A l'inverse, le montage peut nous induire en erreur. Le récit dysnarratif se charge précisément de démonter cette fonction narrative (...) et de susciter notre incertitude par un montage incompréhensible » (Journot, 2004, p.78-79).

Mais le montage n'est pas uniquement le fait du réalisateur et du monteur. Comme l'écrivait Boris Eikhenbaum236(*), en 1926, « Le spectateur ne se contente pas de regarder attentivement chaque nouveau cadre pris séparément, il le confronte avec le précédent et le suivant. Le sens de chaque cadre dépend en grande partie de son lien avec ses voisins. (...) A charge pour le spectateur de deviner ces sens (...) et pour le réalisateur de concevoir le montage de façon à ce que ces rapports et les sens qu'ils engendrent « passent ».

Le travail que réalise le spectateur pour relier les plans et créer le sens, Eikhenbaum (1996, p.206), lui donne un nom : « Le spectateur doit fournir au cinéma un travail intellectuel complexe pour relier les différents cadres et deviner les nuances de sens. C'est ce travail que j'appelle le discours intérieur du spectateur ».237(*)

Cette idée a été reprise, bien plus tard, dans la stratégie communicative selon laquelle il est nécessaire que le spectateur construise à partir des éléments qu'il repère dans le film une structure susceptible de conduire à une signification (Odin, 1982, p.140) et, plus précisément en matière de montage, par Odin (1990, p.191) qui écrit : « Au point de départ de la réflexion, la reconnaissance d'une intuition forte des usagers du cinéma (réalisateurs, spectateurs, mais aussi critiques, esthéticiens, théoriciens) : celle de l'existence dans les films d'un grand niveau de structuration, celui de montage. Ce niveau correspond à l'organisation des plans en unités de plus grandes dimensions, unités, en général, globalement dénommées,  séquences : un film est un ensemble de séquences ».

* 229 Boris Kazanski, « La nature du cinéma », in Albéra (1996, p. 121-122)

* 230 Boris Eikhenbaum, « Problèmes de ciné-stylistique », in Albéra (1996, p. 61)

* 231 Lev Koulechov écrivit un ouvrage, en 1929, intitulé L'Art du cinéma dans lequel il présente à la fois toute son expérience, ses pratiques et procédés (en matière de montage, d'éclairage, de prise de vues, de mise en cadres, de scénario, de mise en scène et direction d'acteurs) et les résultats de ses réflexions théoriques ainsi que ses travaux en laboratoire dont l'un d'eux conduisit à l'énoncé de l'effet qui porte son nom : l'effet Koulechov. L'ouvrage de Koulechov est, avec ceux de Bél Balàzs et Vsevolod Poudovkine, parus en même temps, à l'origine de ce que l'on appelle les « grammaires du cinéma » dont celle de Raymond J. Spottiswoode publiée en 1935.

* 232 Cité par Liandrat-Guigues et Leutrat (2001, p.38)

* 233 Certaines rumeurs - mais est-ce de la jalousie ? - circulent comme quoi Brad Pitt n'ayant pas de très beaux mollets, on lui aurait « échangé » avec des mollets plus musclés dans le film Troie, grâce à un montage astucieux.

* 234 Interrogé par Ciment (2003, p.53)

* 235 Egalement chorégraphe dans Matrix

* 236 Boris Eikhenbaum, « Littérature et cinéma », 1926, in Albéra (1996, p. 203-208)

* 237 Boris Eikhenbaum, « Le mot et le cinéma », 1926, in Albéra (1996, p.209-211) : « Le spectateur qui regarde l'écran effectue un travail cérébral complexe en réunissant les cadres qui défilent devant lui en des sortes de ciné-phrases (...) Le spectateur doit assembler cette chaîne, sinon il ne comprendra rien. Ce n'est pas un hasard s'il y a des gens qui « ne comprennent pas » ; un tel travail cinématographique de l'intellect leur est inaccessible, inhabituel et désagréable. Le cinéma a sa propre syntaxe, sa propre grammaire ».

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"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire