Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
B- La vitesse de défilementPeu d'auteurs s'attardent sur les effets de la vitesse de défilement des images sur le spectateur. Pourtant, le ralenti219(*) et l'accéléré220(*) n'ont jamais cessé, depuis leur invention et leur maîtrise technique, de contribuer à la production du sens.
Dans Esprit de cinéma, Jean Epstein221(*) illustre au travers un exemple l'importance esthétique et évocatrice du ralenti : « Huis fois ralentie, étalée dans la durée, une vague développe aussi une atmosphère d'envoûtement. La mer change de forme et de substance. Entre l'eau et la glace, entre le liquide et le solide, il se crée une matière nouvelle, un océan de mouvements visqueux. » 222(*) Cette idée d'une transformation de la matière et du temps est reprise par Dominique Païni (2002, p.100-103), « le ralenti détrompe l'oeil, trouble la vraisemblance transparente entre les phases d'un mouvement. (...) Le ralenti est considéré précocement comme une loupe temporelle qui grossit, dilate les écarts temporels entre deux événements. » Toutefois, dans l'histoire du cinéma et des ralentis, Païni (2002) montre bien l'évolution de la place du ralenti de 1920 à nos jours. Dès la fin des années vingt, les cinéastes s'y intéressent. Certains comme Jean Vigo223(*) y trouvent l'expression de leur mélancolie. D'autres comme Eisenstein y cherchent l'expression d'un lyrisme grandiose. Dziga Vertov224(*) et Man Ray225(*) l'emploient pour dilater les mouvements fulgurants et intensifier les gestes solennels. Dans les années trente, le ralenti fut délaissé au profit du réalisme excepté en Union Soviétique où il est toujours considéré comme un instrument lyrique et à forte puissance érotique. Le ralenti fut également utilisé pour ses effets sur la starisation. « Mauriz Stiller226(*) déclara un jour que les gros plans de visage de Greta Garbo furent fréquemment filmés au ralenti alors que c'était des plans-portraits ne comportant pas de mouvements internes. Sans doute le ralenti produit-il ce miroitement singulier des visages des stars. » (Païni, 2000, p.101) Dans les années cinquante, le ralenti fut utilisé comme figure de modernité, notamment pas Jean Cocteau, dans Orphée (1950), un poème fantastique. Dans les années soixante, le ralenti fit l'objet soit d'un refus, soit d'usage excessif. « Pour les cinéastes de la Nouvelle Vague, contemporains (...) de la pensée du réalisme d'André Bazin forgée depuis le néoréalisme italien, il n'est pas concevable de toucher à l'image cinématographique, de la manipuler au sens propre et figuré ; celle-ci étant considérée comme la surface sur laquelle le réel s'est impressionné. ...En revanche, c'est l'arrêt sur image qui paraît avoir remplacé le ralenti. ...Truffaut et Godard terminent chacun leur premier film, Les quatre cents coups et A bout de souffle, par un arrêt sur image, gelant le regard de leur acteur qui affronte celui du spectateur. » (Païni, p.102) Dans les années soixante-dix, selon Laurent Jullier (2002, p.82), le ralenti a servi à dilater le temps des événements violents, tueries, bagarres, accidents et explosions diverses. « Censé transcrire cinématographiquement ce qui est réellement ressenti devant quelque chose de violent (il semblerait qu'on ait l'impression de percevoir davantage d'événements à la fois sur un champ de bataille..), le ralenti a rapidement servi surtout à « esthétiser » la violence, à chorégraphier la chute des corps. » Dans les années quatre-vingt, les films publicitaires et les clips musicaux utilisent beaucoup le ralenti d'où une certaine contamination de toutes les images animées produites au cours de cette décennie. Au milieu des années quatre-vingt-dix, le cinéma asiatique227(*) arrive en Europe principalement avec des films empreints d'action violente, de danse traditionnelle, et d'arts martiaux externes. Le ralenti est alors utilisé pour mettre en valeur les prouesses des danseurs, acrobates et autres karatékas. A la suite du succès international de son film The Killer (1989), John Woo imposa son style et ses méthodes dont celle qui consiste à tourner avec plusieurs caméras (jusqu'à 15 pour des scènes d'action difficiles) et « à faire tourner certaines caméras à des vitesses différentes », sa vitesse préférée étant de 512 images par seconde, soit un ralentissement de 20 fois par rapport à la normale. Il explique la raison de ces ralentis de la façon suivante : « lorsque je découvre au montage un moment particulièrement fort, du point de vue dramatique ou émotionnel, j'aime le faire durer le plus longtemps possible » (Woo, in Tirard, 2004, p.205). Selon Païni (2002, p.103) : « Aujourd'hui, dans le cinéma de grande consommation, le ralenti est un élément disruptif et fascine autant qu'il dérange. (..) Il offre la possibilité de monumentaliser temporellement des images cinématographiques... Le ralenti défigure, altère la ressemblance, principe majeur d'un cinéma industriel qui vise la limpidité narrative absolue. Ainsi le ralenti offre-t-il une curieuse inversion : alors que l'on est en droit d'attendre de lui un détail de l'action, au contraire, il détourne l'action, il la chancelle, en imposant une plasticité cinématographique des choses et des corps qui, dans la mise en scène, émousse la primauté de la dramaturgie et les anecdotes du récit. » Depuis l'époque de La Nouvelle Vague, Godard a lui-même un regard moins critique à l'égard du ralenti. Le ralenti n'est pas seulement une question de vitesse, c'est aussi une sorte de prothèse du voir. Ralentir, c'est montrer les moments décisifs, c'est surtout montrer mieux l'ensemble du processus, et pas seulement les moments que l'on ralentit, c'est donc intervenir sur l'événement montré pour en délivrer le sens. Selon Godard, le ralenti est là pour guider la perception du spectateur sans la contraindre (Aumont, 2002, p.45)
Sans doute en raison des films saccadés par la vitesse des premières années du cinéma, l'accéléré a dû attendre plusieurs décennies avant d'être repris au sérieux. « A cause de l'effet comique - les conventions changent au fil des époques, et le fiacre ultra-rapide de Nosferatu 228(*)faire rire aujourd'hui - l'accélération connote maintenant d'autres choses, l'empressement un peu ridicule (la goinfrerie du voleur de La Ricotta) ou l'étrangeté (le feu dans la cheminée de Lost Highway) » (Jullier, 2002, p.82). Depuis les années cinquante, dans les grands films d'aventure et les westerns, les légères accélérations sont fréquentes pour donner une impression de vitesse, d'énergie et de dynamisme. Elles permettent également d'accélérer au stade de la post-production des images prises à une vitesse raisonnable lors du tournage pour ne pas mettre les acteurs en danger. Il est également parfois utilisé pour signifier le temps qui passe. De nombreux réalisateurs ont utilisé un accéléré sur des piétons dans une rue très fréquentée, ou de voitures sur une voie à grand trafic, la nuit, ou encore des aiguilles d'une horloge, etc.
Les tout premiers théoriciens, ceux de l'époque du muet et du cinéma soviétique, ont cherché à inventer un discours cinématographique en exploitant toutes les possibilités créatrices du montage et ont ainsi contribué à l'élaboration de l'un des codes spécifiques de la bande image. Un peu moins d'un siècle plus tard, le code du montage est toujours jugé par la plupart des auteurs comme étant le plus important.
* 219 Le ralenti est un trucage du temps qui s'obtient en augmentant la cadence de prises de vues et en conservant la cadence normale de projection (24 images par seconde). * 220 L'accéléré est un trucage du temps qui s'obtient en projetant à vitesse normale des images filmées à une vitesse inférieure. * 221 Païni (2002, p.101-102) : « Jean Epstein est allé le plus loin, à ce jour, dans la description poétique et plastique du ralenti. (Selon lui, dans Intelligence d'une machine) la régression temporelle que le ralenti impose à la représentation du corps en mouvement, fait dépasser le stade animal. Le ralenti fait retrouver dans « les déploiements du torse, de la nuque, l'élasticité active de la tige ; dans les ondulations de la chevelure, de la crinière agitées par le vent, les balancements de la forêt ; dans les battements des nageoires et des ailes, les palpitations des feuilles ; dans les enroulement et les déroulements des reptiles, le sens spirale de toutes les croissances végétales » ( Ecrits sur le cinéma). * 222 Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, Tome 2, Seghers, 1974 * 223 Jean Vigo (1905-1934), cinéaste français, réalisateur notamment de A propos de Nice (1929) : une application de la théorie du ciné-oeil de Vertov * 224 Dziga Vertov (1896-1954), cinéaste soviétique. Il proclamait que le rôle essentiel du cinéma était de saisir la vie à l'improviste par l'oeil impartial de la caméra. A l'origine de la théorie du ciné-oeil, Kinoglaz * 225 Emmanuel Ray, dit Man Ray, (1890-1976), peintre et photographe américain, réalisateur de films courts qui révéla son anti-conformisme. * 226 Mauriz Stiller, cinéaste suédois (1883-1928), il révéla Greta Garbo dans son film intitulé La légende de Gösta Berling, 1924 * 227 Un cinéma venant de Corée du Sud, des trois Chines - Hong Kong, Taïwan, la Chine continentale - et du Japon. * 228 Nosferatu le vampire, film fantastique allemand réalisé par Friedrich Wilhelm Murnau en 1922. Une adaptation illégale du roman de Bram Stocker, Dracula, où le changement de titre. |
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