Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
A- Le choix de l'échelle de plan et les effets recherchésLe choix d'une valeur de cadre plutôt qu'une autre n'est pas indifférent. C'est principalement le cas pour le gros plan et très gros plan. Le gros plan a été encensé par le cinéma d'art des années vingt, qui en a fait un véritable culte, comme l'a expliqué Pascal Bonitzer198(*), cité par Jacques Aumont (1998, p.21) : « Le gros plan modifie le drame par l'impression de proximité. La douleur est à la portée de main. Si j'étends le bras, je te touche, intimité. Je compte les cils de cette souffrance. Je pourrais avoir le goût de ses larmes »199(*). Comparant la précision visuelle et l'émotion produite par un spectacle cinématographique à celles du théâtre, Louis Lumière déclarait, encore en 1935200(*), « au théâtre, à part les spectateurs des premiers rangs, personne ne peut saisir les jeux de physionomie des acteurs qui, autant que le dialogue peut émouvoir. Un gros plan bien cinématographié frappera l'imagination autant que le texte ». David Wark Griffith201(*) comme Louis Lumière considérait le gros plan comme un procédé spécifique au cinéma : « Il y a une quantité de choses qu'on ne peut pas faire sur scène (au théâtre) et qu'on peut faire à l'écran. Pourquoi ne pas approcher la caméra de l'action, pour montrer son visage de près ? Cela refléterait des émotions, cela lui donnerait une chance d'exprimer ce qu'il ressent. » Le gros plan, en plus de l'effet de loupe (dit parfois de « gullivérisation » ou de « lilliputisation ») qui transforme un objet insignifiant en un monstre ou en un monument, transforme le sens de la distance, amenant le spectateur à une proximité psychique, à une « intimité » (Aumont, 2003, p.203). Deleuze et Epstein partagent cette idée de proximité affective et d'acuité visuelle maxima générées par le gros plan. « L'image-affection, c'est le gros plan, et le gros plan, c'est le visage...Eisenstein suggérait que le gros plan n'est pas seulement un type d'image parmi les autres, mais donnait une lecture affective de tout le film » (Deleuze, 1983, p125). C'est ce que Epstein suggère également en écrivant : « ce visage d'un lâche en train de fuir, dès que nous le voyons en gros plan, nous voyons la lâcheté en personne, le « sentiment-chose », l'entité » (Epstein, Ecrits sur le cinéma, tome I, Seghers, 1974, pp.146-147). Le gros plan matérialise également la métaphore du toucher visuel. Il modifie donc, selon certains, plus que toute échelle de plan, le rapport que le spectateur va établir entre son propre espace et l'espace plastique de l'image, le rapport «de proximité, de possession, voire de fétichisation » (Aumont, 2003, p.105). Tout cela explique qu'il fut, dès l'époque du cinéma muet, l'objet des plus nombreuses réflexions théoriques (Epstein, Eisenstein, Balazs, etc.). Ainsi, Louis Lumière202(*) estimait que « le cinématographe n'a pris son essor qu'à partir du moment où l'on crée les gros plans, c'est-à-dire à partir du moment où l'on a permis au public de voir les acteurs, les vedettes, sous un angle beaucoup plus grand que d'habitude, et de saisir sur leur physionomie des finesses d'expression qu'on ne voit pas sous un angle trop petit. Je crois que c'est un des éléments importants du succès du cinématographe. » Les effets recherchés par le réalisateur
Cette classification psycho-linguistique des cadrages fut critiquée bien sûr, mais paradoxalement par peu d'auteurs ; parmi lesquels nous trouvons Ropars-Wuilleumier : « Dire a priori qu'un gros plan est pathétique (...) c'est rétablir dans l'expression cinématographique, un code, d'ordre sémiologique cette fois, où le cinéaste pourrait puiser infailliblement des signes objectifs pour ses messages. Mais, il serait aisé de trouver mille exemples d'un même procédé recevant, suivant le contexte de chaque oeuvre, des valeurs fort différentes » (Ropars-Wuilleumier, 1970, p.18). Plutôt que d'entrer dans ce débat, ce qui nous semble plus intéressant est de savoir si les échelles de plan influencent le spectateur comme l'imaginent ceux qui les utilisent dans un esprit codique. Autrement dit, la question est de savoir si les spectateurs associent également des significations à ces différents plans. * 198 Pascal Bonitzer, Le Champ aveugle, Cahiers du cinéma-Gallimard, 1982, p. 26 cité par Aumont (1998, p.21) * 199Aumont (1998, p.22 et p.46) : « La caméra du cinématographe qu'on vantait pour son pouvoir d'abstraction et de mécanisation de l'optique (la théorie du super-oeil) devient aussi, via le concept de vision haptique (d'un mot grec qui veut dire « toucher », un prolongement du sens du toucher. Le cinéma s'est souvent servi de la force haptique du gros ou du très gros plan, mais dans les dernières décennies, l'usage direct de ce pouvoir, est souvent le fait de films de genre, où les traits stylistiques sont accentués (chez Leone ou King Hu, par exemple). (...) Le super-oeil est l'apogée du savoir humain en matière de rendu des apparences (...) mieux que l'oeil humain ». * 200 Bernard Chardère (1995, p.370) * 201 Mark Sennet, King of comedy, 1954,, in Chardère (1995, p. 370) * 202 Louis Lumière, Où va le cinéma français ?, 1937, in Chardère (1995, p.370) |
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