Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
B- Les réalisateurs qui pensent qu'une grammaire existe mais peut, voire doit évoluerIls sont bien plus nombreux que les normatifs tels que Boorman. On trouve dans cette catégorie de grands noms comme Martin Scorsese, Takeshi Kitano, David Cronenberg, Jean-Pierre Jeunet, etc. Certains sont plus prudents que d'autres et craignent davantage les effets négatifs d'un non-respect de certaines règles. Ainsi, Jean-Pierre Jeunet (in Tirard, 2004, p. 49-50) considère qu' «il y a forcément une grammaire de base, en matière de mise en scène ; si on essaie de tricher avec certaines règles, ça ne fonctionne pas. En revanche, je pense que le but que tout réalisateur cherche à atteindre, c'est justement de dépasser ces règles, de les utiliser ou de les transgresser pour faire quelque chose de nouveau ». D'autres estiment que pour pouvoir transgresser les règles, il est indispensable de bien les connaître. C'est le cas de Sydney Pollack selon lequel : «Il y a évidemment une grammaire de base, en matière de mise en scène. Et il est important de l'apprendre, tout comme il est important ensuite, de savoir s'en éloigner. Si vous n'apprenez pas la grammaire de base, vous êtes un peu comme ces peintres qui s'auto-déclarent peintres abstraits pour camoufler le fait qu'ils ne savent pas peindre. Vous pouvez briser toutes les règles que vous voulez, à condition de les avoir apprises d'abord. Les règles de base vous offrent une sorte de standard de conformité, à partir duquel vous pouvez ensuite créer des choses originales ».130(*) (in Tirard, 2004, p.42). Cette conception que la grammaire puisse être une sorte de garde-fou mais aussi un appui sur lequel le réalisateur puisse se reposer lorsqu'il n'est pas sûr de lui est partagée par d'autres réalisateurs dont Tim Burton : « Il y a des règles de base, bien sûr, mais elles ne sont là que par sécurité. Il faut se réfugier derrière que lorsque l'on est vraiment perdu. (...) » (in Tirard, 2004, p.195). De nombreux réalisateurs vont plus loin encore, considérant que la grammaire cinématographique existe mais qu'elle est en continuelle évolution. Ainsi, selon Martin Scorsese (in Tirard, 2004, p.21-22) : « il y a une certaine grammaire de base, et de ce point de vue-là, Godard l'a dit lui-même, nous avons eu deux grands professeurs dans l'histoire du cinéma, deux cinéastes qui ont posé les règles de base de la grammaire filmique : Griffith pour le cinéma muet, et Wells pour le cinéma parlant. » Toutefois, Scorsese estime qu'actuellement les réalisateurs doivent la dépasser : « Aujourd'hui, les cinéastes sentent bien qu'il faut se renouveler et font ce qu'ils peuvent pour découvrir un nouveau langage à partir de cette grammaire. Ils utilisent toujours les gros plans, les plans moyens, les plans larges, etc. mais plus nécessairement de la même façon. ». Scorsese pense que c'est notamment grâce à un montage astucieux des différents plans que de nouvelles émotions peuvent être créées : « c'est la façon dont ils les associent les uns aux autres qui leur permet de créer de nouvelles émotions, ou du moins de nouvelles façons de communiquer ces émotions »131(*). Dans le même état d'esprit, Takeshi Kitano (in Tirard, 2004, p.186) déclare que : « Le cinéma a ses règles de base, qui ont été établies au travers de l'histoire par un grand nombre de cinéastes brillants. Mais je crois que plutôt que de les respecter, chaque cinéaste doit adapter ces règles à sa propre manière de filmer, ce qui implique généralement de les déformer ou de les briser ». Le principal, selon lui, étant que les spectateurs acceptent les innovations132(*). Or, il montre bien que, généralement, les spectateurs les intègrent volontiers contrairement aux professionnels qui travaillent avec le réalisateur : « Sur un film, j'ai tourné un plan en contre-plongée (du bas vers le haut) après une scène de fusillade, et le caméraman ne comprenait pas. Il me disait : « c'est impossible, ça veut dire que c'est le cadavre qui regarde, et pourtant, il est mort ». Ca le choquait beaucoup. Mais, moi, je le sentais comme ça et ça n'a jamais surpris personne dans le public ». Ce hiatus entre le comportement normatif des « techniciens » du cinéma et celui d'un réalisateur qui veut affirmer son point de vue personnel est également mis en avant par Pedro Almodovar (in Tirard, 2004, p. 29-30) : « Le cinéma est un art qui repose moins sur une technique que sur une façon de faire. C'est une forme d'expression qui est entièrement personnelle. Vous pouvez demander à n'importe quel technicien de vous montrer la manière « conventionnelle » de filmer une scène donnée. Mais si vous la tournez en suivant ses instructions, il manquera toujours quelque chose au résultat ce quelque chose, c'est vous ; c'est votre point de vue, votre façon de vous exprimer »133(*). On retrouve cette façon de voir dans la définition que tente de donner Jullier de ce qu'est un bon film : « un auteur qui suit les règles académiques n'a aucune chance de produire un chef-d'oeuvre qui se détachera du lot (il n'aura fait qu'un film d'artisan pas un film d'artiste ». Toutefois, comme Sydney Pollack et Tim Burton, notamment, Jullier insiste sur le fait que les spectateurs attachent de l'importance à la technique, « aujourd'hui plus que jamais, quiconque se hasarde à descendre au-dessous de l'académisme en matière technique se fera rappeler à l'ordre »134(*) (Jullier, 2002, p.82) Comme Scorsese et Kitano, David Cronenberg considère que: « Le cinéma est un langage, et un langage ne peut exister sans grammaire. » Mais il ajoute immédiatement une autre dimension, celle de la compréhension mutuelle entre le cinéaste et les spectateurs : « C'est la base de toute communication ; on se met d'accord sur le fait que certains signes signifient certaines choses. » (in Tirard, 2004, p.173-174). Cela ne signifie pas qu'il faille, à ses yeux, ne pas déroger les règles établies, innover. «A l'intérieur de ce langage, il existe une vraie flexibilité. Et votre rôle en tant que cinéaste, est de trouver, pour chaque plan, l'équilibre idéal entre ce qui est attendu, ce qui est nécessaire, et ce qui est excitant. Vous pouvez utiliser un gros plan de façon conventionnelle, c'est-à-dire pour attirer le regard sur quelque chose, où vous pouvez vous en servir pour obtenir tout le contraire, c'est-à-dire détourner l'attention. » On le voit, David Cronenberg attache beaucoup d'importance au public, à ses spectateurs : « Si vous vous amusez à jouer avec les règles du langage cinématographique, le résultat sera évidemment plus dense, plus complexe, et l'expérience qu'en retirera le spectateur sera plus enrichissante. En même temps, cela implique que le spectateur en question possède déjà une certaine connaissance du langage cinématographique, sinon il va se sentir perdu et finira par décrocher. En gros, pour communiquer de façon plus intense avec cent personnes, vous risquez d'en perdre un millier en chemin.». Aussi, conseille-t-il de bien définir sa cible avant toute utilisation du langage cinématographique : « je pense que c'est quelque chose qu'un cinéaste doit être capable de décider à l'avance - quel sera son public - car cela influence obligatoirement le langage cinématographique qu'il doit utiliser ». David Cronenberg va, semble-t-il, plus loin que les autres dans la nécessité d'une adaptation du produit cinématographique à la cible visée, d'un marketing, diront certains. * 130 Sydney Pollack (in Tirard, 2004, p.42) : « Par exemple, si je veux créer une certaine tension dans une scène, je vais cadrer le personnage sur le côté droit de l'image, et je vais justement le faire regarder à droite, ce qui va à l'inverse du principe de composition classique et crée un sentiment de déséquilibre et de malaise. Ou alors, je vais faire parler un personnage hors-champ, et ne le montrer qu'après qu'il ait fini de parler. A nouveau, les règles voudraient que l'on montre à l'écran celui qui parle, mais en filmant comme ça, on peut réussir à augmenter l'intensité dramatique de ce qui est dit » * 131 Scorsese (in Tirard, 2004, p.22) : « Je pense principalement à Oliver Stone et au montage fantasmagorique de films comme Tueurs nés ou Nixon. Il y a une image de Nixon qui me vient à l'esprit, c'est cette scène où le président hallucine, et l'on voit un plan de sa femme qui lui parle, puis un autre plan, puis une image en noir et blanc, et l'on revient sur sa femme et on continue de l'entendre parler...sauf qu'à l'image, elle est muette. Et ça, c'est très intéressant, parce que c'est une façon de créer une émotion forte à partir d'une image silencieuse, et ce uniquement grâce à la juxtaposition d'autres images autour de ce plan. » * 132 Takeshi Kitano (in Tirard, 2004, p.186) : « Je sais par exemple que dans les écoles de cinéma, au Japon en tout cas, on enseigne toujours que ce que la caméra filme doit représenter le point de vue de quelqu'un. Or, parfois, je filme certains personnages en plongée, c'est-à-dire vus d'en haut, et pourtant il n'y a personne en haut. Mais ça marche. Le public trouve ça normal. » * 133 Pedro Almodovar (in Tirard, 2004, p.174) : « La mise en scène est une expérience purement personnelle, on doit découvrir le langage du cinéma par soi-même, et on doit se découvrir soi-même à travers ce langage. Si vous voulez apprendre le cinéma, un psy vous sera donc peut-être plus utile qu'un professeur ! » * 134 Jullier (2002, p.82) : « même dans une revue comme les Cahiers du Cinéma : « Proche, tout proche de zéro, Belphégor l'est selon les critères de l'art (...) Le réalisateur rate tous ses raccords, même les plus élémentaires et se montre d'un niveau inférieur au technicien rapide et efficace » » (Cahiers du cinéma, N°557, mai 2001) |
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