Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
C- Les réalisateurs qui pensent qu'il n'existe pas de grammaire cinématographiqueIls sont aussi connus et appréciés que ceux qui ne pensent pas comme eux. Ainsi, quelques mois avant son décès, Claude Sautet répondit à Laurent Tirard qui l'interviewait : « Existe-t-il vraiment des règles en matière de mise en scène ? Je ne crois pas. Si on demandait à trente réalisateurs de filmer la même scène, on découvrirait probablement trente approches différentes. L'un d'entre eux ferait tout en plan unique, un autre découperait ça à l'extrême, un autre ne ferait que des gros plans sur les visages, etc. Tout est affaire de point de vue. Il n'y a pas de loi » (in Tirard, 2004, p.113) Cette réponse de bon sens et d'un homme d'expérience ne peut pas laisser indifférente, pousse en quelque sorte à douter des dires des tenants d'une grammaire. Sautet n'est pas le seul à ne pas croire en l'existence d'une grammaire. Bernardo Bertolucci déclara : « N'ayant pas appris la mise en scène de façon théorique, la notion de grammaire cinématographique ne signifie rien pour moi. Et étant donné ma façon de penser, j'aurai tendance à dire que si grammaire il y a, elle est faite pour être transgressée » (in Tirard, 2004, p.133). Bertolucci insiste sur le caractère provisoire d'une éventuelle grammaire : « Parce que c'est comme ça que le langage cinématographique évolue. Quand Godard a tourné A bout de souffle (1960), sa grammaire c'était « le jump cut 135(*) au pouvoir ». Et ce qui est extraordinaire, c'est que si vous regardez l'un des derniers films de John Ford, Seven Women, vous vous rendez compte que ce metteur en scène, qui est pourtant un des plus classiques du cinéma hollywoodien, a de toute évidence vu A bout de souffle, et qu'il se met à son tour à faire du jump cut, ce qui dix ans plus tôt aurait paru inconcevable. » Plus affirmatif encore, John Woo croit plutôt en la valeur du résultat en fin de montage qu'en celle des règles à respecter lors du tournage : « Je ne connais aucune règle, aucune véritable grammaire du cinéma. Quand je prépare une scène, je ne me dis pas « oh, il faut la tourner en gros plan » ou « oh ça c'est un plan large ». Je préfère tourner plusieurs grosseurs et prendre ma décision finale au montage, parce que c'est à la fois le moment où j'arrive le mieux à avoir un esprit de synthèse, et celui où le film se met réellement à prendre vie. Donc, je n'hésite pas à tourner chaque scène avec plusieurs caméras (j'ai déjà été jusqu'à 15 caméras pour des scènes d'action particulièrement complexes) et même à faire tourner certaines des caméras à des vitesses différentes. » (in Tirard, 2004, p.204). Cette attitude, on la retrouve aussi chez Emir Kusturica qui fait confiance en son instinct : « La pire erreur que puisse commettre un cinéaste débutant est de croire que le cinéma est un art objectif. (...) Moi, je me laisse toujours guider par mon instinct. Mais je comprends que d'autres trouvent la logique plus rassurante. En tout cas, il n'existe pas vraiment de grammaire cinématographique. Où, plutôt, il en existe des centaines, puisque chaque réalisateur en invente une pour lui-même. » (in Tirard, 2004, p 86-87) Interrogé par Ciment (2003, p.398), John Cassavetes fait partie de cette catégorie de réalisateurs qui ne croit pas au respect de règles. Comme Sautet, il part du constat que « chaque metteur en scène tournerait une même scène de façon différente ». Il va plus loin, toutefois, en minimisant l'influence du tournage et du montage, prenant ainsi le contre-pied des théoriciens classiques à l'origine d'une bonne partie de la grammaire cinématographique : « Si vous voyez quelque chose de convaincant, peu importe comment vous le voyez (...) Si c'est bon, alors la scène est bonne, même si le cadre n'est pas bon (...) Je n'ai jamais vu une bonne scène qui ne soit pas bonne, quel que soit l'angle de la caméra. J'ai vu des scènes prises sous sept, huit angles différents ; elles étaient toujours bonnes si la scène était bonne, toujours mauvaises si la scène était mauvaise ». * 135 Jump cut : méthode de montage fonctionnant à l'opposé des règles classiques, selon lesquelles une différence minimum d'angle ou de taille doit exister entre deux plans pour être raccordés de façon invisible. Le Jump Cut provoque au contraire des coupures frappantes, en supprimant quelques images au milieu d'un plan, et crée souvent de déroutantes ellipses à l'intérieur même d'une scène. La saute, ou jump cut, est devenue une pratique discursive, une signature stylistique dans A bout de souffle de Jean-Luc Godard : les mouvements des personnages y ont un aspect saccadé, la continuité visuelle n'est plus assurée, le passage de plan à plan perd de sa fluidité. |
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